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CHAPITRE II Le musée du quai Branly, une controverse 68

II. 1 L’arrivée du musée du quai Branly 72

II.1. c Musée controversé 79

Bien qu’assurée par Chirac lors de son discours d’inauguration : « […] cette galerie d’art primitif est bien un dispositif “permanent au cœur du plus grand musée du monde” »78

, la pérennité de la huitième section du Louvre est sujet à débat et pose la question de la définition

77 c.f : Paul Basu et Sharon Macdonald (2007). « Introduction : Experiments in Exhibition, Ethnography, Art, and

Science », Exhibition Experiments (New Interventions in Art History), Malden : Wiley-Blacwell Publishing, p. 9- 21.

des exigences esthétiques de l’institutionnalisation. Comme sous-entendu précédemment, l’exposition d’objets extra-européens hors des murs du musée d’Ethnographie suscite une confusion entre présentation esthétique et présentation ethnographique, remettant en question la contextualisation scientifique de l’objet79

. Prôné par Jacques Kerchache, le parti pris de l’exposition au Pavillon des Sessions du Louvre est clairement esthétique bien que, dans son discours utopiste, Jacques Chirac annonce que « l’idée, c’est de dépasser définitivement l’absurde querelle entre l’approche esthétique et l’approche ethnographique ou scientifique »80

. Lors de cette querelle, certains déplorent l’approche esthétisante des objets ethnographiques. Par exemple, dans son article « Croire aux arts premiers » Gaetano Ciarcia81

(2001 : 341) critique la survalorisation de l’esthétique par rapport au contenu anthropologique et historique. Selon lui, la contextualisation de la conception de l’œuvre est inférieure au résultat plastique et à son interprétation, créant ainsi une relation de dominant/dominé qui laisse place à « la compréhension intuitive de l’œuvre comme révélation et initiation. » Il ajoute que l’unique approche esthétique entraine des idiosyncrasies dans les textes mis en place et implique une réification de l’apparence des objets aux yeux des spectateurs. Ainsi, la « parfaite lisibilité » promise par Kerchache, dont l’attitude est « exhaustive et œcuménique » selon Ciarcia (2001 : 342-344), est erronée. Partisan ou non de l’esthétique, l’idée d’œuvre d’art est un concept occidental moderne selon lequel les objets nonoccidentaux sont relus et interprétés par les Occidentaux qui leur donnent une nouvelle signification. En effet, au-delà de conserver un patrimoine que les cultures nonoccidentales n’ont pas les moyens institutionnels de faire, la décontextualisation ou technique de dépaysement selon Claude Lévi-Strauss consiste, par le pouvoir de la muséification, à reconnaître les qualités esthétiques d’un objet alors qu’elles sont insignifiantes dans son contexte culturel d’origine. Néanmoins, en passant du mode culturel au mode artistique et « à défaut de familiarité ou de sensibilité, l’approche esthétique peut […] créer une émotion et éveiller la curiosité des populations citadines et touristiquement

79 c.f : Julien Guilhem (2000). « Art primitif ou patrimoine culturel ? Le Musée du quai Branly », Ethnologies

comparées, n°1, p. 1-16.

80 c.f : Sally Price (2011). Au musée des illusions. Le rendez-vous manqué du quai Branly, p. 98-99.

81 Gaetano Ciarcia est actuellement professeur d’ethnologie à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et chercheur

au CERCE (Centre d’Étude et de Recherche Comparative en Ethnologie). Entre 1995 et 1998, il analyse à une échelle locale, nationale et internationale, les processus de construction patrimoniale s’appuyant sur les usages communautaires du passé, sur les discours des ethnologues et sur l’attrait de ses représentations esthétiques et folkloriques. Entre 2005 et 2007, il a été chargé par le ministère de la Culture d’une étude sur la migration et les usages du concept de « patrimoine immatériel » en France.

mondialisées » d’après Élise Dubuc (2002 : 37). Curiosité également éveillée par la remise en question de l’appellation des arts extra-européens. En effet, un nouveau terme « arts premiers »82 apparaît dans l’optique de marquer une distanciation avec le Primitivisme du

19ème

siècle et le colonialisme du début du 20ème

siècle dont les arts des « autres » sont qualifiés par « art nègre », « arts lointains », « art tribal », « arts exotiques », « arts sauvages », « arts primordiaux » et « art primitif »83

. Bien que jugé plus respectueux, le nouveau terme est remis en question et des comités furent chargés de déterminer le nom du futur musée, aboutissant à un « musée des Arts et des Civilisations », puis un « musée de l’Homme, des Arts et des Civilisations » et enfin au musée du quai Branly. Le terme « arts premiers » fut d’abord employé par les écrivains et éditeurs selon Sally Price (2011 : 75) :

Au printemps 2000, Télérama, Connaissances des arts et Arts d’Afrique noire annonçaient en gros caractères que les arts premiers arrivaient au Louvre, les librairies et les boutiques des musées vendaient des livres dont le titre parlait d’arts premiers et le très populaire CD-ROM intitulé Chefs-d’œuvres et civilisations : Afrique, Asie, Océanie, Amériques avait pour sous-titre : “Les Arts premiers au Louvre”

Dans la seconde moitié du 20ème

siècle, cette requalification est pour Jacques Chirac l’occasion de refuser l’ethnocentrisme occidental à qui on attribue la prétendue suprématie de l’expression humaine et d’éclaircir « l’opposition factice entre approche esthétique et approche ethnographique »84

. Bien qu’issu d’une tendance progressiste, le projet du président ne parvient pas à passer au travers de la controverse.

Moins formellement esthétisant qu’au Louvre, le discours muséographique du musée du quai Branly suscite beaucoup de questions quant à l’approche scientifique des objets. L’anthropologie, l’ethnologie, l’ethnographie sont des domaines de recherche qui abordent l’objet différemment et que le musée du quai Branly prétend rassembler sous un même toit. Sans être ni un musée ethnographique ni un musée d’art, le projet se démarque de ses prédécesseurs par le discours muséal qu’il met en place. En effet, sur le modèle du Pavillon des Sessions, le quai Branly propose des salles multimédia annexes aux espaces d’exposition qui offrent aux visiteurs la possibilité d’approfondir leur savoir sur les objets exposés. Mais

82c.f : Krzysztof Pomian (2000). « Un musée pour les arts exotiques » Entretien avec Germain Viatte, Le Débat,

n°108, p. 75-84.

83 Termes cités par Sally Price (2011). Au musée des illusions, le rendez-vous manqué du Quai Branly, p. 75. 84 Termes repris du discours inaugural du quai Branly.

contrairement à son antenne du Louvre, au sein de l’espace d’exposition permanent, le parcours muséographique du quai Branly est ponctué d’éléments médiatiques de contextualisation de l’objet. Ainsi, à contrario des cartels minimalistes, le visiteur peut prendre connaissance d’informations ethnographiques complémentaires à l’objet exposé. Par un parcours conceptualisé autour d’une approche naturaliste voulue par l’architecte, au-delà d’imposer au spectateur une perception esthético-ethnocentrique de l’objet, la muséographie remet en question l’authenticité de l’objet selon Franz Boas dans L’art primitif. Ici, la notion de diffusionnisme85

énoncée par Franz Boas est annihilée par une remédiation de l’objet dont le symbolisme ne se transmet plus entre membres de sa société d’origine mais est déporté dans la société occidentale. Cette remédiation est d’ailleurs assumée puisque le musée pose un regard sur l’intérêt que les objets ethnographiques ont suscité en Occident, dont l’exposition temporaire « D’un regard l’autre. Histoire des regards européens sur l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie »86

en est le manifeste. En systématisant de cette manière le regard sur l’ « autre » et en modifiant la lecture de l’objet en œuvre d’art semi-contextualisée, le discours muséal du quai Branly est impérialiste puisqu’il domine sur le jugement personnel du spectateur mais surtout interfère la signification originelle de l’objet. Néanmoins, il faut noter que contrairement à l’approche purement esthétique du Louvre, la muséographie du musée du quai Branly prend en considération dans une certaine mesure l’immatérialité de l’objet. Selon des propos tenus par André Desvallées87 (Desvallées, cité par Dubuc 2002 : 35) :

Pour sortir de l’impasse dans laquelle se sont enfermés les musées, les rénovateurs de l’institution pensent que seule une capacité à se transformer pourra lui assurer un certain avenir. Il faudra pour cela trouver un “sens” aux objets ailleurs que dans leur

85 Notion énoncée par Franz Boas (2003). L’art primitif, 1927. Boas se demande alors comment un style peut

fournir deux interprétations différentes à une même forme ou pourquoi une forme conventionnelle peut être rendue de manière à évoquer deux sujets différents ? Pour réponde à cette question, il s’agirait de savoir si les formes réalistes deviennent stylisées ou à l’inverse si le motif est devenu une forme réaliste. Boas ne propose pas de réponse directe. Il faut alors comprendre quelle a été la distribution des motifs décoratifs d’une tribu à l’autre. Implicitement, Franz Boas nous parle de diffusionnisme des formes primitives.

86 « Véritable manifeste pour le nouveau musée, elle pose la question de l’altérité à travers un exceptionnel

ensemble d’objets. Idoles, bibelots exotiques, fétiches, sculptures primitives tracent la diversité de ces approches qui amorcent une histoire de la culture occidentale dans son rapport à l’Autre, perçu tantôt comme l’être originel, pur et innocent, tantôt comme le sauvage ou le cannibale aux instincts sanguinaires. […]Cette promenade dans le temps et l’espace invite à suivre l’évolution et les errances du goût, entre l'émerveillement et l'effroi, la curiosité et le fantasme, le mépris et la reconnaissance. » d’après le site web du musée du quai Branly, www.quaibranly.fr, rubrique « Programmation. Expositions passées ».

87 c.f : André Desvallées (2000). « Où se situe le support de sens ? », Yves Girault (ed.), Des expositions

scientifiques à l’action culturelle, des collections pour quoi faire ? Paris : Éditions du Muséum national d’histoire

“authenticité” et, notamment, pleinement reconnaître tous les aspects immatériels de la culture matérielle.

Au delà de la controverse du discours esthétisant face au discours ethnographique, André Desvallées propose de faire dialoguer les cultures par le témoignage intégral des cultures présentées. Dix ans plus tard, dans son article « Cultures en dialogue : option pour les musées du 21ème

siècle », Sally Price (2009 : 271) approfondie la réflexion et soulève une nouvelle orientation de cette querelle à savoir « qui parle pour qui ? ». De cette manière, elle se demande quelle est la valeur de la nouvelle signification des objets dans la mesure où notre monde se veut « postcolonial », comme le prétendait Jacques Chirac dans son discours inaugural au musée du quai Branly. De part son évolution, le « nouveau » musée ethnographique remet en cause une certaine pratique héritée du colonialisme et estompe idéologiquement « la frontière entre ceux qui regardent et ceux qui sont regardés » selon Sally Price (2009 : 270). Pour mettre en application cette évolution de paradigme, il faut remettre en question le pouvoir du discours muséal à savoir qu’il ne faut plus parler pour l’autre mais donner la parole à l’autre, et par conséquent tenir compte du contexte dans lequel les objets ont été collectés, et donner aux Autochtones l’accès à la modernité du dynamisme culturel et aux techniques de conservations occidentales. Élise Dubuc voit alors apparaître le concept d’ « objet-sujet »88

qui permet de faire émerger le sujet dans le champ de l’objet. Bien que souhaité par Jacques Chirac, l’investissement des « autres » au sein du musée ne s’est pas vu être appliqué dans les premières années. Le savoir didactique transmis au public passe donc nécessairement par l’interprétation des Parisiens qui sont employés au musée et dont le discours scientifique s’oriente autour de l’histoire des œuvres avant la colonisation ou bien lors des contacts entre Européens et nonoccidentaux. Par le discours néoprimitiviste imposé par le musée du quai Branly, l’objet subit encore aujourd’hui un « déplacement de sens » selon Sally Price (2009 : 275). Pour l’auteur, il serait donc utopique de pouvoir retransmettre toute la symbolique des objets dans la mesure où, par son dispositif, le musée exerce son autorité. Les objets possèdent des significations multiples et souvent complexes dans leur culture

88 Concept énoncé par Élise Dubuc dans Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Roland Kaehr (2002).

« Entre l’art et l’autre, l’émergence du sujet » et repris par Philippe Paré-Moreau (2008). Le Primitivisme : entre

d’origine, ce qui est difficilement transmissible derrière une vitrine de musée. Dans le but de considérer et contextualiser le symbolisme de l’objet présenté, soit sa part d’immatérialité, nous tenterons de voir quelle est la stratégie adoptée en 2013 par le musée du quai Branly.