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« Calculer la durée moyenne de la vie pour un homme abstrait, ni marié, ni célibataire, qui ne fait partie d’aucun pays et n’exerce aucune profession, chimère. »1

1 M. Halbwachs, le point de vue du nombre, in Encyclopédie française (1936), t. VII, troisième partie, p. 7. 76-

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Chiffres : l’analyse statistique

Différente selon le sexe, l’espérance de vie l’est aussi selon la catégorie sociale.

Au début des années 1990, G. Desplanques, qui consacre depuis plusieurs décennies une bonne part de ses travaux à la question de la mortalité différentielle en France, livre des résultats qu’il résume dans une formule choc : « A 35 ans, l’espérance de vie d’un professeur est supérieure de 9 ans à celle d’un manœuvre »2.

Cependant les caractéristiques – ainsi que les variations - sociales de la mortalité ne datent pas de la fin du 20ème siècle. L’étude de la mortalité différentielle dans l’histoire nous a déjà révélé que les écarts de mortalité et de longévité entre milieux sociaux (entre pauvres et nantis, pourrait-on dire, de façon un peu binaire) sont tout sauf un phénomène nouveau. Aujourd’hui encore, l’inégalité sociale devant la mort apparait clairement lorsque l’on considère les différentes catégories socioprofessionnelles.

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Espérance de vie et origine socioprofessionnelle

Source : INSEE Première, n° 1025, juin 2005, in L’état des inégalités en France, Ed. Belin, 2007.

81 78 78,5 78 75 74 63,5 76 82,5 81,5 80,5 81 80,5 79,5 79,5 80 0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 ans

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Dans les années 1980, la hiérarchie socioprofessionnelle de la mortalité nous indiquait que les catégories dont l’espérance de vie était la plus grande étaient en ordre décroissant3 :

- Les professeurs, - Les ingénieurs,

- Les cadres administratifs supérieurs, - Les professions libérales,

- Les instituteurs…

Les catégories dont l’espérance de vie était la plus réduite étaient en ordre décroissant : - Les manœuvres,

- Les salariés agricoles, - Les personnels de service, - Les ouvriers…

Entre ces deux groupes, on trouvait, des plus favorisés aux plus défavorisés : - Les cadres moyens,

- Les industriels et les gros commerçants, - Les agriculteurs,

- Les artisans,

- Les petits commerçants, - L’armée et la police, - Les employés…

Il apparait, en première analyse, que l’ordre socioprofessionnel qui préside à une mortalité plus ou moins précoce correspond plus ou moins à la hiérarchie socialement valorisée des professions dans notre société.

L’espérance de vie à la naissance a progressé de trois ans en moyenne entre la fin des années 1970 et la fin des années 1990. Mais cette avancée non négligeable a davantage profité aux catégories sociales les plus favorisées : si les inégalités d’espérance de vie demeurent stables chez les femmes, elles ont tendance à se creuser chez les hommes. Dans les années 1970, on

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relevait un écart de longévité de 6 ans entre cadres supérieurs et ouvriers ; à l’aube de l’an 2000, cet écart atteignait 7 ans, les cadres supérieurs pouvant espérer vivre jusqu’à 81 ans tandis que les ouvriers voyaient leur espérance de vie se limiter à 74 ans.

Quant à l’espérance de vie à 35 ans (tableau p. 120), elle a augmenté en moyenne de 4,4 ans pour les femmes et de 5 ans pour les hommes depuis la fin des années 1980. Mais ces avancées ont une fois de plus davantage profité aux catégories sociales favorisées. A 35 ans, un homme cadre pouvait espérer vivre 47,2 ans et un ouvrier 40,9 ans selon les conditions de mortalité du début des années 2000 (période 2000 – 2008) ; l’espérance de vie à 35 ans d’une femme cadre était de 51,7 ans contre 48,7 pour une ouvrière. Si les ouvriers et les employés restent les professions les plus mal loties en termes d’espérance de vie à 35 ans, plus sombre encore est la situation des inactifs non retraités4, qui, à 35 ans, peuvent espérer vivre en moyenne 30 ans, soit 10 années de moins que les ouvriers et 17 années de moins que les cadres supérieurs. Entre ces extrêmes, les professions intermédiaires, les agriculteurs et les artisans, jouissent, à 35 ans, d’une espérance de vie qui se situe aux alentours de 45 ans ; semblable est la situation de commerçants et des chefs d’entreprise.

Côté féminin, les écarts entre CSP sont moindres que chez les hommes5. Les différences d’espérance de vie à 35 ans sont en effet plus élevées chez les hommes que chez les femmes : l’écart est de 6,3 années entre un ouvrier et un cadre, tandis qu’il est de 3 années chez les femmes. On relèvera aussi que les femmes vivent plus longtemps, quelle que soit la catégorie sociale. Les ouvrières ont même une espérance de vie à 35 ans supérieure à celle des hommes cadres de 1,5 année.

Il faut encore noter que si les écarts d’espérance de vie illustrent bien les inégalités sociales face à la mort, il ne s’agit là que d’une moyenne qui ne met pas forcément en évidence le risque de mourir précocement, par exemple. Or, pour les hommes comme pour les femmes, ce

4 L’INSEE définit conventionnellement les inactifs comme les personnes qui ne sont ni en emploi, ni au

chômage : jeunes de moins de 15 ans, étudiants, retraités, hommes et femmes au foyer, personnes en incapacité de travailler. Notons, d’ailleurs, que « l’absence d’activité professionnelle est associée à une mortalité plus forte,

aussi bien chez les femmes que chez les hommes, mais ce phénomène est nettement plus marqué pour ces derniers. Sur la période 1982-2001, la surmortalité des hommes n’ayant jamais travaillé est de près de 90%, contre moins de 20% pour les femmes. Chez les hommes, le fait de n’avoir jamais occupé un emploi résulte plus souvent que chez les femmes d’un handicap ou de problèmes de santé et plus rarement d’un choix, ce qui se traduit alors par des risques relatifs de décès plus élevés ». Cf. INSEE Première, « mortalité des femmes et environnement familial, rôle protecteur de la vie de famille », n° 892, Avril 2003.

5 Pour les personnes ayant travaillé, les différences de mortalité selon la position sociale sont effectivement plus

marquées pour les hommes. Sur la période 1982-2001, les ouvriers connaissent une surmortalité de 80% par rapport aux cadres, alors que la différence entre ces deux catégories sociales est de 50% chez les femmes. Pour les deux sexes, la mortalité est la plus faible pour les cadres et la plus forte pour les ouvriers. Cf. INSEE

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risque est plus élevé pour les ouvriers que pour les cadres6. Un homme de 35 ans, soumis toute sa vie aux conditions de mortalité de 2000-2008, a 13 % de risque de mourir avant 60 ans s’il est ouvrier, contre 6 % s’il est cadre (respectivement 5 % et 3 % pour une femme). De même, il a 27 % de risque de mourir avant 70 ans s’il est ouvrier et 13 % s’il est cadre (respectivement 11 % et 7 % pour une femme). Enfin, parmi les hommes, un ouvrier sur deux n’atteindrait pas 80 ans, contre un cadre sur trois.

Espérance de vie à l’âge de 35 ans Unité : années Hommes 1976- 1984 Hommes 1983- 1991 Hommes 1991- 1999 Hommes 2000- 2008 Femmes 1976- 1984 Femmes 1983- 1991 Femmes 1991- 1999 Femmes 2000- 2008 Cadres & prof.

Intellectuelles sup. 41,7 43,7 45,8 47,2 47,5 49,7 49,8 51,7 Professions intermédiaires 40,5 41,6 43 45,1 46,4 48,1 49,5 51,2 Agriculteurs 40,3 41,7 43,6 44,6 45,7 46,8 48,8 49,6 Artisans, commerçants et chefs d'entreprises 39,6 41 43,1 44,8 46 47,4 48,8 50,3 Employés 37,2 38,6 40,1 42,3 45,6 47,4 48,7 49,9 Ouvriers 35,7 37,3 38,8 40,9 44,4 46,3 47,2 48,7

Inactifs non retraités 27,7 27,5 28,4 30,4 44,3 45,4 47,1 47

Ensemble 37,8 39,2 40,8 42,8 45 46,4 48 49,4

Ecart entre cadres supérieurs et ouvriers

6 6,4 7 6,3 3,1 3,4 2,6 3

Lecture : compte tenu des niveaux de mortalité mesurés entre 2000 et 2008, un homme cadre de 35 ans pouvait espérer vivre en moyenne encore 47,2 années, soit jusqu’à 82 ans au total.

Source : Insee, exploité par Observatoire des inégalités

6 A ce sujet, v. « L’espérance de vie s’accroît, les inégalités sociales face à la mort demeurent », INSEE

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L’examen des causes de décès permet également d’évaluer l’ampleur des inégalités sociales face aux maladies. Les résultats précédents, indiquant une mortalité plus prononcée au sein des catégories les moins favorisées (ouvriers, employés, inactifs…), trouvent déjà un début d’explication en regardant d’un peu plus près les chiffres de la morbidité.

D’une façon générale, pour les hommes, on retrouve le même classement en fonction de la catégorie sociale pour les différentes causes de décès, qu’il s’agisse du cancer, des maladies cardio-vasculaires, des infarctus, des accidents ou des suicides.

Taux de décès (pour 100 000) des hommes entre 25 et 64 ans par catégories sociales entre 1989 et 1991

(1) Ouvriers et

employés (2) Cadres moyens et commerça nts (3) Cadres supérieurs et prof. libérales Rapport (1)/(3) Cancer du poumon 60 27 16,6 3,6 Cancer voies aéro-digestives 56,9 15,9 5,6 10,2 Infarctus 61,8 40,6 25,1 2,5 Maladies cardio- vasculaires et hypertensives 29,8 16,6 9,1 3,3 Accidents de la circulation 31 19,8 12 2,6 Suicides 38,5 26,6 13,5 2,9 Sida 13 13,5 17,2 0,8

Source : INSERM, in « Etat de santé et inégalités en France », Prévenir, n° 28, 1995, p. 20-21 (exploité par A. Bihr et R. Pfefferkorn, in Déchiffrer les inégalités, Ed. La Découverte et Syros, Paris, 1999, p. 234)

Ce tableau indique à quel point les écarts sociaux face au risque de décéder suite à une tumeur ou à une maladie de l’appareil circulatoire sont considérables. Entre 1989 et 1991, le taux de mortalité des hommes de 25 à 64 ans, du fait de cancers des voies aéro-digestives

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supérieures, est plus de dix fois plus élevé chez les ouvriers et les employés que chez les cadres et professions libérales. Pour la plupart des maladies, il va de 1 à 3 environ.

Entre 1954 et 1981, la mortalité masculine due au cancer du poumon a été multipliée par trois alors que la mortalité due au cancer de l’œsophage est demeurée stable, et que celle se rapportant au cancer de l’estomac a doublé de moitié7. Puis, entre les années 1980-1992, grosso modo, elle a diminué parmi les cadres supérieurs alors qu’elle a augmenté dans les autres catégories8.Quant aux décès dus aux maladies cardio-vasculaires et aux infarctus, ils ont également reculé de 1958 à 1978 pour les hommes âgés de 45 à 54 ans ; mais, alors que les catégories les plus favorisées enregistraient une baisse de près de 30 %, la mortalité des ouvriers et des salariés agricoles n’a cessé d’augmenter9. D’ailleurs, pour la grande majorité des causes de décès, la diminution a été plus forte pour les catégories favorisées que pour les autres.

Plus récemment, des travaux10, menés dans le cadre du projet Esdic (Evolution des inégalités sociales par causes médicales de décès), ont montré combien le cancer contribue aux inégalités sociales de mortalité en France et combien le risque de contracter cette pathologie est aussi lié au diplôme. Les hommes non diplômés auraient ainsi plus de risque que ceux ayant fait des études de mourir de cancer (notamment de la bouche, du pharynx ou de l’œsophage) ; chez les femmes, les inégalités sociales sont moins prononcées, bien qu’elles soient en hausse constante.

Ces inégalités ont augmenté fortement en trente ans : le risque de mourir d’un cancer était de 1,52 fois plus élevé entre 1968-1974 pour les hommes sans diplôme que pour ceux titulaire d’un diplôme égal ou supérieur au bac. Entre 1990 et 1996, ce risque, pour les non diplômés, devient 2,29 fois plus élevé.

On notera toutefois que l’accès à des données récentes et synthétiques sur les causes médicales de décès en fonction de la catégorie sociale, ou de la profession, n’est pas chose facile : les résultats publiés (par l’INSEE, par exemple) le sont de plus en plus en fonction du sexe, ce qui a, peut être, un côté moins dérangeant…

7 Cf. A. Bihr, R. Pfefferkorn, op. cit., p. 234.

8 Ibid. 9 Ibid.

10 Cf. G. Menvielle, A. Leclerc, J.F. Chastang, D. Luce, « inégalités sociales de mortalité par cancer en France :

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Si les inégalités de santé et de mortalité, entre catégories sociales, transparaissent nettement au travers de ces données relatives à l’espérance de vie, il convient maintenant de saisir du mieux possible la nature profonde de ces disparités. Comment expliquer, en effet, de telles inégalités de santé - et au final, de durée de vie - entre catégories socioprofessionnelles ? Quels sont les facteurs sociaux11 qui participent au maintien, voire au renforcement, de ces écarts ? L’appartenance professionnelle ne serait elle pas, finalement, une variable clé pour appréhender la question des inégalités de santé et pénétrer, dans le même temps, le secret de l’inégalité sociale devant la maladie et la mort ?

Voyons maintenant quels éléments d’interprétation nous sommes en mesure de proposer.

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CHAPITRE PREMIER