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La mort dans l'immigration : l'enterrement comme repère migratoire

L'interrogation fondamentale dans le débat sur l'immigration n'est que la per- pétuelle préoccupation des avantages et inconvénients apportés par les migrants, ou, exprimée en d'autres termes, la question de l'utile et de l'indési- rable. C'est ce ressort fondamental du débat sur l'immigration qui explique les questions "dérivées", notamment celles de l'installation temporaire ou définiti- ve des migrants dans la société d'accueil ou encore de leur capacité d'assimila- tion-intégration à cette société. Aussi, c'est avec cet arrière-fond idéologique que le migrant sera soumis à la question toute sa vie, question chargée non sans soupçons des liens maintenus avec la société et la culture d'origine, cette derniè- re perçue comme une totalité homogène, fonctionnelle et transmise à l'identique.

La constitution d'une famille viendra compliquer l'appréhension du problème puisqu'à la fois, elle n'entre pas dans la conception d'une immigration tempo- raire de travailleurs mais en même temps, elle représente un indicateur d'assi- milation-intégration à la société d'accueil. Ainsi, c'est en jouant sur ce paradoxe qu'hier, des immigrés devenaient des nationaux (Italiens, Polonais, Espagnols) et qu'actuellement, des immigrés, d'un cru peut-être différent, demeurent enco- re des étrangers.

La question de la mort de l'immigré vient rappeler ce paradoxe dont s'accom- mode la société d'accueil : ainsi, en vertu de la représentation de l'aspect tempo- raire de l'immigration, l'hypothèse de l'immigré malade, accidenté et surtout de

l'immigré mort ne saurait se poser, celui-ci ne pouvant exister que vivant et prêt à offrir sa force de travail. Par ailleurs, les signes de sédentarisation de l'immi- gration - comme la constitution d'une famille - ne sont pas pour le moment opé- rants puisque la rhétorique consiste à jouer à la fois sur l'aspect permanent et temporaire de cette réalité, et également sur l'aspect endogène et exogène des membres de ce groupe à la société d'accueil. Ne voit-on pas cette rhétorique jouer pleinement pour les enfants de migrants englobés dans la catégorie "secon- de génération" où on les traite à la fois comme des individus dont l'ancrage est dans la société d'accueil mais aussi dans le pays d'origine, au risque d'une schi- zophrénie ? De toute évidence, le regard porté sur les migrants n'échappe pas à

"la" question fondamentale, pour ne pas dire originelle.

La mort révèle ce paradoxe, et bien plus, se heurte à une sorte de tabou - le tabou lié à la mort elle-même et celui de l'immigration qui est, elle aussi, une sorte de parabole de la mort. En effet, la mort est, pour ainsi dire, omniprésente chez les immigrés. Tout d'abord, la migration est une première forme de mort : partir de son pays natal, quitter ses proches et ses lieux familiers entraîne une petite mort chez l'immigré. Ensuite, la vie de l'immigré faite de précarité et le sort qui lui est fait sont vécus comme des attaques visant sa sécurité, sa santé, et qui débouchent sur la maladie et la mort. La mort de l'immigré est le sommet du sentiment tragique de la vie immigrée, le fond même de la problématique du phénomène migratoire. En effet, l'ultime étape est la disparition de l'immigré, l'anéantissement complet, définitif et irrévocable de son corps et de sa conscien- ce individuelle.

Ainsi, si l'immigré est de son vivant sans cesse questionné de façon insidieuse ou ouverte, lui-même est rongé par une question, celle du retour au pays d'ori- gine, qui prend au fil des années la figure de mythe. La question de sa mort ne saurait se poser pour lui, ou tout au moins celle-ci ne peut que raviver la ques- tion du retour - celui qui ne s'est pas fait de son vivant. Aussi, que faire si la mort emporte l'immigré sans que celui-ci puisse s'occuper de son retour ? "Où vais-je me faire enterrer ?" se demande l'immigré, "déplacé" de son village natal, pour cause de carrière "économique" dans le pays d'accueil.

Ce qui adviendra du corps de l'immigré ne relève pas seulement d'une préoc- cupation individuelle mais implique le groupe dans son ensemble : la mort est collective en ce qu'elle concerne le groupe dans son ensemble (la famille, la com- munauté des immigrés, celle du pays d'origine, celle de la ville ou du village natal, etc.), et seule l'existence des forces d'expulsion et d'attraction mises en œuvre par la "communauté", sous quelque forme que ce soit, préside à la desti- née du corps de l'immigré. La mort est en effet une épreuve de vérité pour le groupe car comme le soulignent les anthropologues, aucun groupe ne se désin- téresse de ses morts ou ne les abandonne ; "l'homme est l'animal qui ensevelit ses morts", fait remarquer Louis-Vincent Thomas.

Aussi, ce sont ces forces "communautaires" sur lesquelles l'immigré compte pour effectuer le rapatriement de son corps (qui implique en définitive bien plus que cela, la paix de son âme), car il va de soi dans ces conditions, pour l'individu

et pour le groupe, que le retour qui ne s'est pas fait du vivant de l'individu se fera dans sa mort...

La peur de la mort en immigration est de l'ordre de la superstition car elle ne représente en rien un dénouement - le dénouement du projet migratoire, pour ne pas dire le dénouement de la saga de l'immigré. Même mort, l'immigré subit les affres de la migration et la malédiction, pour ne pas dire l'anathème, jetée sur celle-ci.

En réalité, la mort effective d'un immigré, et sur laquelle l'information circule très vite au sein de la population maghrébine, ne manque pas d'alimenter la peur de mourir loin des siens. Cette peur contraste avec la manière de vivre la mort au Maghreb, puisque celle-ci est généralement une "mort voulue par Dieu" et l'heu- re dernière est un secret de Dieu. Aussi est-ce cette peur-là qui conduit une majo- rité d'immigrés - vérifiée ici dans le cas des immigrés tunisiens - à procéder au rapatriement quasi systématique de leurs morts vers le pays d'origine ?

LE LIEN SYMBOLIQUE DU RAPATRIEMENT DE LA DÉPOUILLE MORTELLE Le rapatriement des dépouilles mortelles en terre d'Islam, s'il ne revêt aucun caractère obligatoire et orthodoxe, n'en constitue pas moins un geste lourd de symboles et de sens. Il ne convient donc pas d'étudier son caractère dogmatique, mais sa signification sociale ; c'est-à-dire ce qu'il symbolise auprès de ceux qui utilisent cette pratique. Le retour du défunt a valeur de mythème au sens où l'en- tend Claude Lévi-Strauss, c'est-à-dire qu'il est une unité constitutive d'un mythe, celui du retour à la terre d'origine, une allégeance plurielle à la terre sacrée de l'Islam, à la terre des Ancêtres et à la terre natale.

Les transferts de corps sont fréquents entre le Maghreb et la France et semblent concerner autant les premières générations que les secondes. Outre le vieux mythe de la terre-mère, au sein de laquelle on veut reposer, la mort comme la naissance en situation d'immigration, semble davantage commandée, à notre époque, par le mystère de "l'arrangement généalogique". Un corps est avant tout un support généalogique, une preuve de l'identité ; voire un titre qu'un tiers peut faire valoir sur nous-mêmes. C'est ainsi que les Italiens (Calabrais), migrants en Amérique du Nord, rapatrient parfois des cercueils vides pour continuer l'ordre généalogique du caveau familial 1

D'un point de vue anthropologique, la filiation post mortem est une commu- nauté de co-appartenance, focalisée sur un ancêtre éponyme, sur la valorisation d'un lieu de naissance et la malédiction de la mort en situation d'exil. La mort est un élément qui menace la filiation ; il suffit qu'un descendant choisisse un lieu de sépulture différent de celui des ancêtres pour que la patrilinéarité soit rompue.

Les jeunes immigrés en particulier portent donc, à leur insu, une responsabilité de rupture ou non avec la terre native par le choix d'une inhumation ou le main- tien du retour des morts vers un sanctuaire originel.

Ce transfert de dépouille mortelle, dont nul autre que le sujet ne connaît les confins, est une mort sans frontières, une passion pour une certaine forme de

géographie qui se réalise à son insu. A ce continent toujours inconnu, ne présen- tant aucun accès immédiat, il reste toujours beaucoup à redécouvrir sur l'intrica- tion du corps et de la terre d'origine. Dans le contexte du choix du lieu de sépulture, la terre renvoie à un "où" fondamental, à un fond stable par quoi se définit précisément la terre d'origine. L'inhumation dans une topographie où les êtres humains ne cessent, chacun, de se chercher, est interprétée comme le retour au fond de la terre comme fond de l'être.

POURQUOI CETTE RECHERCHE NÉCRO-SOCIOLOGIQUE ?

Notre démarche de recherche est un renversement de la problématique de l'im- migration en France par une accentuation et une anticipation, dans le temps et dans l'espace, d'une donnée majeure : la négation physique, la mort de l'immigré.

La construction de l'objet passait par cette volonté de destruction, de faire table rase des idées préconçues, de retrouver, par le rite de la thèse, le don de l'inévi- dence. Aussi, il fallait mettre fin à l'éternel immigré. Sa mort annoncée comme une divine surprise notamment dans le projet de retour passait sous silence la mort réelle dans l'exil.

La mort est l'occasion, pour l'immigré, de la réouverture du roman familial, une lente réapparition et réappropriation de son itinéraire biographique qui, dans le cas de la migration maghrébine, est un vague à l'âme, un travail de rema- niement/reniement qu'il opère afin de supporter ce qu'il est devenu et de mini- miser ce qu'il aurait pu être.

A première vue, s'intéresser aux morts et à la place occupée par la mort dans la population immigrée peut paraître curieux. Pourquoi étudier comment les étrangers en France se représentent la mort et réagissent devant elle ? Pourquoi observer le déroulement de funérailles en situation d'immigration ? Notre étude n'est évidemment pas inspirée par un goût plus ou moins morbide pour les réa- lités macabres et ténébreuses.

En entamant une recherche sur les rapatriements d'immigrés tunisiens décé- dés, nous étions partagés entre des moments d'appréhensions, des craintes et des moments d'intense curiosité pour les rôles successifs que nous avons été amenés à tenir, chercheur "classique" qui dépouille des registres de décès d'un hôpital public et des calendriers journaliers de sociétés de pompes funèbres ; chercheur-croque-mort salarié d'une société de pompes funèbres ; chercheur- régleur de funérailles ; chercheur-aménageur de cimetière pour le compte de la municipalité de Tunis ; enfin, chercheur-accompagnateur de dépouille mortelle à partir de l'aéroport de Tunis. De retour en France, nos dernières implications portaient sur la réalisation d'une maquette d'un monument aux morts dédié aux

"martyrs musulmans", morts pour la France depuis la première guerre mondia- le et une expertise sur le futur aménagement du cimetière musulman de Bobigny afin de donner une reconnaissance durable aux racines souterraines de l'intégra- tion des immigrés.

Notre recherche sur la mort n'a pris consistance, en tant que projet valable,

qu'au prix d'un long travail de distanciation par rapport à l'objet car la mort en elle-même, et les discours tenus sur elle, ne signifient rien. Le fait de travailler comme croque-mort dans une société de pompes funèbres nous a permis de suivre, à défaut de vivre véritablement la mort, les étapes et "l'itinéraire mortifè- re" suivi par l'immigré décédé. Cet itinéraire nous a conduit par delà la Méditerranée. Là-bas, nous avons pu observer sur les visages, d'après les silences mais aussi d'après les paroles, combien la mort en exil, et particulière- ment la mort de cette personne-là, l'immigré, est une malédiction, voire une faute - celle d'avoir failli à l'obligation à laquelle il ne fallait pas faillir : être parti.

Nous avons même entendu un authentique du pays se plaindre que les immi- grés rapatriés au village natal "viennent manger les meilleures terres" ! Pathétique ? Assurément. On comprend véritablement que la mort nous parle de la vie et de la manière dont les vivants se préoccupent les uns des autres. Elle ne saurait mettre un terme aux rapports de force qui ont pu naître du vivant de l'im- migré... Et très vite, la première pensée du chercheur appelé à constater le décès d'un immigré sera de songer tout d'abord à la mort non encore admise comme réelle, la mort du vivant de l'immigré, le mort vif qu'il a été...

DE LA MALVIE À LA MALMORT : UNE PANNE SYMBOLIQUE

L'analyse d'entretiens conduits par nos soins ou par d'autres chercheurs fait apparaître un thème fortement sous-jacent dans la vie quotidienne de l'immigré, à savoir : la "mort culturelle". Tout le vocabulaire mortifère transparaît dans la

"malvie" et son double "la malmort".

Que ce soit par les entretiens que nous avons réalisés avec de vieux immigrés ou ceux recueillis par les auteurs de La Malvie, l'analogie entre la vie de l'immi- gré et celle des mort-vivants, l'incessant balancement entre vie et mort ne peu- vent que frapper l'esprit : "Ces hommes sont en train de consumer leur vie dans quelque chose qui sent déjà la mort, quelque chose qui a expulsé de ses entrailles la vie (...) et qui s'acharne à imiter le souvenir de la vie. C'est la malvie, une absence avec l'ombre de l'oiseau, une apparence derrière une grande détresse sur laquelle on a déposé un voile, une déchirure lente, sourde, qui fait son chemin et qui apporte la mort. Mort violente dans le chantier. Mort précoce dans la rue Mort par usure. Par défaut. Par manque 2

Comme une panne symbolique, l'image de l'immigré s'est fixée au vocabulai- re de la mort, c'est l'extrême limite qui est atteinte : celle qui signifie que seule la mort peut le ramener au pays. "Il reste à savoir la mort de qui", s'interroge Noureddine, l'un des immigrés de La Malvie. Sorti des quatre murs de l'usine, l'immigré réintègre les ténèbres : "Il y a que le soir : là ça ne va pas. Quand je rentre, c'est tout noir. C'est comme une tombe. Le sommeil ne vient pas. Je pense à l'Algérie.

Dans deux ans, mon fils ira à l'école. Quand même, je voudrais pas mourir ici, tout seul"

Le sommeil est un cauchemar ; l'espace onirique détache l'esprit du corps, la mémoire et la matière : "Alors quand je suis couché, mettons que je suis ici parce que

Yassine Chaïb est né en 1963. Chercheur, actuellement chargé de mission au Fonds d'action social (FAS), il est diplômé des Instituts d'études politiques de Paris, d'Aix-en-Provence et de Grenoble (démographie économique, développement politique dans le monde arabe, histoire contemporaine). Il consacre l'essentiel de ses travaux aux questions d'intégration et d'identité en Europe. En une démarche tout à fait pionnière, il questionne aujourd'hui les significations de la mort en exil.

En voulant étudier les rituels de la mort et le rapatriement des défunts

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