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LA MORT, ENJEU DU DROIT

Dans le document Le droit public et la mort (Page 109-115)

138. A la fin de l'Ancien Régime, l'Etat, après s'être appuyé sur la religion, va progressivement s'en émanciper. Il pose les fondements d'une prise en charge administrative des corps défunts et se libère des justifications théologiques apportées à son pouvoir de mort. Cependant, à la veille de la Révolution française, en dépit de l'autonomisation de l'Etat vis-à-vis de l'Eglise catholique, le rapport de la société à la mort reste profondément marqué par les croyances religieuses. L'Etat continue d'être soumis au dogme catholique – la prise en charge des mourants, des corps défunts et des familles endeuillées revient aux autorités ecclésiastiques – et son pouvoir de mort conserve une dimension mystique. L'étude de l'Ancien Régime permet de dégager deux constantes essentielles dans la relation qu'entretient la société avec la mort. Ces constantes n'ont pas été jusqu'à présent mises en exergue : la peur de la disparition et le besoin de transcendance. Ce besoin de transcendance, compris comme désir de

donner du sens à la vie humaine malgré sa finitude, permet d'expliquer une telle

emprise religieuse. Dans un monde où coexistent les dieux et les hommes, les vivants et les morts, c'est la religion qui détermine le rapport qu'entretient la collectivité avec la mort. Le droit s'en remet à cette dernière pour donner un sens à l'existence terrestre et apporter des réponses au grand mystère de la condition humaine. Or, à partir de la Révolution française, le droit public va se détacher des croyances et des dogmes religieux. En l'espace des deux siècles qui marquent son entrée dans la modernité, l'Etat passe d'une conception sacrée à une conception administrative des corps défunts, et d'une vision religieuse à une vision laïque de la vie humaine face à la mort. Pour autant, l'abandon des références religieuses ne met pas un terme aux besoins individuels et collectifs de transcendance, et l'autonomie de la règle de droit vis-à-vis de la religion ne libère pas la collectivité des interrogations existentielles sur le sens de la condition terrestre.

MESMIN D'ESTIENNE Jeanne | Le droit public et la mort | octobre 2014

139. Oscillant entre une conception de la mort perçue comme un néant et des projections individuelles et collectives conférant, malgré tout, une valeur à la personne et à la vie humaine avant et par-delà le décès, l'Etat s'est émancipé de la religion dans son rapport au corps défunt. Toutefois, la construction d'un rapport au corps défunt, hors du cadre religieux, fut particulièrement difficile à mettre en œuvre. Ce n'est qu'à travers un long processus de laïcisation que l'Etat parvient à s'écarter de l'Eglise catholique. Le droit ne se dépare pas complètement de toute dimension "sacrée" et les prescriptions normatives témoignent de l'importance accordée aux représentations individuelles et collectives. Affirmant d'une manière explicite le principe du respect des défunts, dont le caractère encore éminemment "religieux" est très nettement perceptible, la règle de droit reconnaît un certain prolongement de la volonté par-delà la mort, et assure la protection du corps du défunt en cherchant toutefois à trouver un équilibre entre le respect des défunts et les impératifs de l'ordre public et de l'intérêt général (Première Partie – Titre I).

140. Toutefois, dans un droit laïque ne reconnaissant pas de vie après la mort, cette dimension "sacrée" ne s'inscrit pas dans des projections sur un hypothétique au-delà. La valeur reconnue à l'être humain avant et par-delà la mort n'a de sens qu'au regard des exigences des vivants. En protégeant les défunts, la norme juridique cherche avant tout à apaiser les vivants confrontés au décès en atténuant les conséquences de la mort et en prenant en considération les exigences du deuil. La protection juridique conférée au défunt est particulièrement fluctuante. Non seulement le respect des défunts reste tributaire des vivants, mais on assiste à une véritable instrumentalisation des corps défunts au profit des vivants (Première Partie – Titre II).

141. Pour comprendre cette évolution, il convient de replacer les transformations qui affectent le rapport au défunt dans un cadre de réflexion plus large. Ce n'est pas seulement la relation au défunt qui évolue au cours du XIXe siècle, mais également la conception même du pouvoir de l'Etat par rapport à la vie humaine. Les conséquences dramatiques des deux conflits mondiaux conduisent à l’émergence d’un droit universel à la vie. L'inscription du droit à la vie dans la norme juridique permet de renforcer le rôle des instances internationales et européennes des Etats en leur offrant la possibilité de multiplier les injonctions à l'égard de ces derniers afin qu'ils

préservent la vie humaine. On a assisté ainsi en l'espace de moins d'un siècle à un basculement d'un devoir de ne pas tuer à une obligation de protéger la vie à laquelle la norme juridique fait très largement écho. L'Etat tente de protéger la vie humaine et l'extension de ses devoirs face à la mort témoigne d'une transformation ontologique de sa fonction. En admettant de voir mise en cause sa responsabilité et en acceptant d'indemniser parfois très largement le décès, l'Etat tire les conséquences juridiques de l'affirmation de la valeur de la vie humaine (Deuxième Partie – Titre I)

142. En dépit de la multiplication des normes juridiques en ce sens, la vie humaine reste caractérisée par sa fragilité. L'Etat conserve la pleine souveraineté sur son pouvoir de mort, et la réception par l'Etat des injonctions internationales et européennes pour préserver la vie humaine reste relative. La puissance mortifère continue d'occuper un rôle fondamental dans l'ordre international et elle est l'un des attributs essentiels de souveraineté de l'Etat dans l'ordre interne. Limitée hors des conflits armés, la préservation de la vie humaine tend à devenir extrêmement ténue, pour ne pas dire inexistante durant les conflits armés. Le contrôle juridictionnel institué est restreint voire inégalitaire, et la judiciarisation de certaines fonctions régaliennes apparaît pour beaucoup discutable. Non seulement l'Etat conserve son pouvoir de mort, dont il continue de faire un usage constant, mais la prévision et l'évitement des risques mortels dont il est le principal acteur demeurent limités. La condition humaine demeurant caractérisée par sa finitude, le droit à la vie qui n'est pas universellement reconnu, apparaît ambivalent dans les sociétés occidentales modernes et semble parfois masquer un véritable déni collectif de la mort (Deuxième Partie – Titre II).

143. Ce refus collectif de la mort trouve une explication dans les avancées scientifiques et médicales qui permettent de repousser la mort. La collectivité exerçant une emprise croissante sur la vie humaine, cette nouvelle maîtrise de la vie humaine soulève des enjeux juridiques inédits. Les contradictions du droit de la vie anténatale et les paradoxes du droit de la fin de vie montrent que l'ordre juridique est confronté à de nouveaux défis dans son rapport à la vie et à la mort. Ces divergences ne doivent pas être considérées comme significatives d'un délitement de la construction normative mais bien davantage comme une restructuration de l'ordre juridique (Troisième partie – Titre I).

MESMIN D'ESTIENNE Jeanne | Le droit public et la mort | octobre 2014

144. En effet, afin de répondre aux avancées scientifiques et médicales, le droit a été amené à formuler un nouveau concept : le concept de dignité de la personne humaine. Suppléant dans un cadre laïque à l'ancienne sacralité reconnue à la personne, c'est à partir de ce concept, progressivement autonomisé par rapport aux droits subjectifs, que le droit va structurer le régime juridique applicable aux êtres humains. Ayant des fondements a- juridiques ce concept est au premier abord particulièrement incertain. Le législateur et la jurisprudence privilégiant tour à tour des conceptions antinomiques de la dignité, la règle de droit donne l'apparence d'une grande incohérence. Cependant, ce flou entretenu sur le concept de dignité se fait en faveur de l'Etat qui reste libre d'en déterminer le contenu. Ainsi, le concept de dignité de la personne humaine cristallise une nouvelle forme d'expression de la souveraineté de l'Etat. Gardant son pouvoir de mort et se voyant reconnaître un pouvoir de protection de la vie, c'est désormais sur la condition biologique des individus que le droit public étend ses ramifications (Troisième partie – Titre II).

145. Annonce du Plan –. L'intérêt du sujet découle des contradictions qui l'affectent car seuls les vivants pouvant être créateurs de normes et titulaires de droit, la mort en droit public est par définition un droit des vivants. Pour surmonter cette contradiction apparente, il convient de montrer d'abord que les vivants protègent les défunts, qu'ils se protègent ensuite contre la mort, se confrontant à "l'entrée dans la mort" elle- même, la mort demeurant toutefois le plus grand mystère de la condition humaine. Il est hors de propos de prétendre résumer, en une seule étude, les controverses doctrinales multiformes dont les thèmes en rapport avec la mort furent l'objet. Il s'agira avant tout de démontrer, de la manière la plus limpide qui se puisse, comment la mort, prise en considération par le droit public, est également un prisme sous lequel se dévoile la construction de l'Etat tout en révélant les lacunes et les fragilités du droit face à l’énigme de la condition humaine. De la protection des morts au nom des vivants (Première Partie) à la protection des vivants face à la mort (Deuxième Partie), le droit en est venu à accompagner les vivants dans leur confrontation à "l'entrée dans la mort" (Troisième Partie) mais cette immixtion normative dans la vie biologique des hommes n'est pas sans conséquences sur la structure de l'ordre juridique lui-même.

Première Partie – La protection des morts au nom des vivants

Deuxième Partie – La protection des vivants face à la mort

PREMIERE PARTIE : LA PROTECTION DES MORTS AU

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