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PARTIE 2 : EXTRAORDINAIRE ARCHITECTURAL VERSUS ORDINAIRE URBAIN : LA MISE EN

1. La recherche de l'extraordinaire urbain : la mise en vitrine

1.3 Montrer : l'esthétisation de la ville

Patrimonialiser l'ordinaire portuaire : la déchéance du fonctionnalisme

au profit d'une esthétique photogénique

Le processus de prise de conscience de la valeur patrimoniale d'un objet et de son historicité est liée à la dissociation entre l'objet compris en tant que fonction, et l'objet compris en tant que matière : pour une infrastructure routière quelconque par exemple ; la fonction (déplacement, franchissement ...) et la forme par laquelle se matérialise cette fonction ne font qu'un. Quand, par les évolutions techniques ou sociétales, la fonction peut s’acquitter de sa matérialisation ancienne, le regard de la société sur cette dernière évolue et conduit à la prise de distance par rapport aux significations de l'objet. L'objet fonctionnel portuaire, dénué de sa fonction, connaît un processus de patrimonialisation. On abordera la notion de patrimonialisation dans la troisième partie, sur les écologies, où on interrogera cette notion selon une approche historiciste.

Ici, on peut souligner que la patrimonialisation passe par une esthétisation de l'ordinaire portuaire61. Les

objets de l'ordinaire portuaire sont notamment mis en lumière : les grues, les silos, les hangars …

On peut y voir une volonté d'assumer un passé. On pourrait à l'inverse critiquer une extension du domaine de la mercatique urbaine aux objets fonctionnels, donc inesthétiques par nature. Pourquoi chercher à esthétiser un objet qui n'est pas esthétique par nature ?

De plus, l'esthétisation de l'objet fonctionnel revient à dénuer cet objet de sa fonction, et donc d'affirmer en clair que l'image de la grue est plus importante que la grue elle même : c'est une accréditation du découplage ville-port. La prise de conscience de la beauté de la grue ou du silo peut être vue comme une forme d'extension du marketing au banal; ainsi qu'une forme de narcissisme urbain, où l'on cherche à magnifier, illuminer la ville : on rejoint là l'idée de la vitrine.

60 Marseille Provence 2013 : analyse des grands événements en espace public, étude de l'AgAM, avril 2014.

61 GRAVARI-BARBAS Maria, Belle, propre, festive et sécurisante : l'esthétique de la ville touristique, Norois n°178, 1998

On peut dire d'une certaine manière qu'on a constitué un front de mer ludifié de second degré.

Par "ludifié", on entend que les usages ludiques et récréatifs sont dominants et remplacent les usages de l'ordinaire portuaire ancien qui, s'ils s'accompagnaient comme on l'a évoqué en première partie d'usages récréatifs, étaient avant tout fonctionnels.

Par "second degré", on entend la prise de distance à l'égard du fonctionnalisme initial de ce front de mer et de l'identité portuaire, sur lequel les aménagements récents portent un regard bienveillant, voire amusé, sur les anciennes réalités portuaires, son exotisme en quelque sorte.

De l'image de la ville à la vitrine

La notion d'image de la ville a connu une évolution sémantique : dans les années 70, elle désignait les représentations mentales et symboliques des lieux, par les habitants. Dans les années 80, dans un contexte de développement du marketing territorial, elle devient la représentation, l'image de marque de la ville.

L'idée même de la vitrine pose un certain nombre de questions. Deux images composent le concept de vitrine : la vitrine, c'est soit un meuble où l'on expose ses plus beaux bibelots, soit une devanture de magasin où l'on veut vendre, attirer l'acheteur potentiel.

Ces deux idées se retrouvent dans la logique du waterfront : c'est le lieu où l'on expose les objets architecturaux dessinés par les starchitectes, tout en étant un lieu capable de prouver par la forme urbaine une puissance commerciale et économique destinées à capter l'investissement. Deux conséquences découlent de ces images de la vitrine :

Premièrement, l'idée d'une chose visuelle, qui ne se touche pas. Baudrillard décrit ainsi le principe de la vitrine62 : « Emballage, fenêtre, ou paroi, le verre fonde une transparence sans transition : on voit, mais on

ne peut toucher. La communication est universelle et abstraite. Une vitrine, c'est féerie et frustration mais aussi information qui est la stratégie même de la publicité. » Dans la dimension urbaine, cela pose une vraie

question: quelle place pour les usages, quelle place pour l'inattendu, dans un quartier dont l'apparence doit 62 BAUDRILLARD Jean, Le Système des objets, 1968

être figée, alors même que l'inattendu peut être vu comme une qualité urbaine ? De plus, qui a la légitimité de dire ce que doit être ou ne pas être la vitrine ?

Deuxièmement, l'idée d'un rapport mercatique entre l'observateur et la matière exposée. La vitrine, c'est une logique de marchandisage visuelle : ce terme désigne en mercatique l'organisation et l'agencement des produits en rayon afin de favoriser les ventes. La métaphore là encore doit être re-transposée au domaine urbain : qui est l'étalagiste ? Quel est le produit et son message ? Qui sont les acheteurs potentiels ? A l'inverse, quel est le rôle des habitants par rapport à cette vitrine ?

La vitrine pose donc, d'une certaine manière, une vision mercantiliste et narcissique de la ville, relative aux deux métaphores que sont la vitrine comme meuble et la vitrine comme devanture : la vitrine urbaine, c'est le lieu où on offre le meilleur de la ville et où on est fier d'exposer ses beaux objets, et c'est le lieu qui invite l'investisseur ou le touriste à venir consommer la ville dans une logique de marketing urbain.

Cela dit, on peut souligner que ces deux types de vitrines peuvent apparaître contradictoires. On peut considérer la vitrine mercantiliste comme les quartiers de bureaux d'Arenc (CMA-CGM), et la vitrine narcissique comme le J4. Les publics visés ne sont pas les mêmes. Le touriste, étranger peut-être, qui vient à Marseille sera en quête de la vitrine narcissique éventuellement, de vieilles pierres surtout (en ça, l'alliance du MuCEM et du Fort Saint-Jean est une conciliation réussie), mais ne sera certainement pas attiré ni impressionné par la vitrine économique du quartier de tours qui reste sans commune mesure avec les quartiers de gratte-ciels des pays où cette forme est plus intégrée dans la culture urbaine : Amériques, Asie … A l'inverse, un potentiel investisseur économique ne va pas nécessairement fonder son jugement sur la dimension culturelle de la vitrine : conscient de ces deux logiques, l'EPAEM diffuse sa vitrine grâce à deux sites internets : un site destinés aux potentiels investisseurs63, qui met en valeur les chiffres de

l'investissement public, le faible coût de l'immobilier ou encore les avantages fiscaux du « seul quartier

d'affaire de centre ville offrant la maximisation des aides disponibles en France », et un site internet grand

public64 proposant une approche moins orientée, sans être nécessairement dirigée vers un public de potentiels

touristes.

Une vitrine qu'on ne voit pas ?

La vitrine a une dimension symbolique mais trouve néanmoins son existence à travers le regard, c'est un objet visuel. Or pour cela il faut un point de vue : un magasin n'installe pas sa devanture sur sa façade d'arrière cour. De fait, dans le cas de la vitrine marseillaise, il faut se demander pour quel point de vue la vitrine est actuellement dessinée.

La volonté d'établir une skyline littorale montre qu'on a la volonté d'établir l'image du panorama urbain comme image de marque du renouveau urbain.

Et, si l'on s'en fie à la fois aux brochures de communications d'Euroméditerranée et aux discours, cette vitrine est faite pour être vue de la mer.

On peut rappeler à toutes fins utiles le texte de l'EPAEM sur ses grands architectes et sa skyline : "Les tours

joueront la complémentarité avec Notre-Dame de la Garde et la cathédrale de La Major, changeant le panorama de la ville vue depuis la mer."65

63 http://www.euromediterranee-pro.fr/ 64 http://www.euromediterranee.fr/

A qui s'adresse-t-on, donc ? Qui peut réellement voir la skyline telle qu'elle est dessinée ? Les voyageurs, de passage, pour l'essentiel. Il apparaît donc que la vitrine est destinée à être vue par l'extérieur. On est bien là dans l'idée de la vitrine au sens mercatique. En effet, la ville n'offre peu de points de vue sur cette vitrine ; on en reparlera plus tard à propos de la digue du large. Mais, finalement, l'idée de vitrine a aussi une dimension symbolique et identitaire, qui peut s'émanciper d'un point de vue visuel : au regard de beaucoup, Euroméditerranée se matérialise plus par le J4, qui n'a pas été pensé pour être vu depuis la mer mais vécu depuis la terre, notamment avec le parcours piéton du MuCEM au Panier.

Quoi qu'il en soit, ce vitrine littorale est sensée représenter le renouveau de la ville : il nous incombe maintenant de réfléchir aux liens entre cette vitrine et la ville qu'elle est sensée représenter ?

2. Intégration, porosité, concurrence, exclusion ? Les