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Nous retournons dans cette entreprise trois mois plus tard, accompagnés de chercheurs canadiens. Nous travaillons sur un projet commun qui porte sur les ressources du renouveau syndical dans le contexte de la mondialisation. Le secrétaire du syndicat CGT, absent lors de notre première visite, participe cette fois à l’entretien. Entré dans l’entreprise dans les années 1970, il est plus âgé que la majorité des élus. Il a connu les temps à la fois héroïques et durs de la bataille syndicale : la CGT était un contre-pouvoir fort et fortement combattu par la direction de l’époque. Lui présent, les autres syndicalistes que nous avons connus conviviaux et prolixes, s’effacent. Le secrétaire du syndicat est manifestement la personne la plus autorisée pour rendre compte de l’action syndicale ; les autres mandataires se contentent de brefs commentaires. On ne revient plus sur la question des flexibilités qui, dans cette entreprise, était vécue comme un enjeu avant tout interne, lourd d’incertitudes et de menaces. La flexibilité transférée de l’entreprise vers l’extérieur, sur les prestataires et les intérimaires, était analysée avec lucidité et un sentiment d’impuissance, tout comme étaient relevés les faibles moyens d’action collective. Les fissures dans la cohérence syndicale se trouvent colmatées par le discours de politique générale du secrétaire du syndicat qui aborde tour à tour le manque de liberté dans l’entreprise, les tentatives d’alliances de la direction avec les organisations concurrentes pratiquant « un syndicalisme d’accompagnement », les défis de la démocratie syndicale ... Les obstacles à l’organisation des solidarités avaient été pointés dans le premier entretien, faisant entrevoir un enchevêtrement quelque peu complexe des identités en jeu. La deuxième interview tend à les minorer au nom des bons choix syndicaux.

III.2-L

A FLEXIBILITE CHEZ LES SOUS

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TRAITANTS DE RANG INFERIEUR

Le rendez-vous est fixé dans les locaux de l’union locale CFDT. La secrétaire du syndicat départemental de la métallurgie nous y a conviés un samedi matin, proposant à un délégué syndical d’une entreprise sous-traitante voisine de se joindre à nous. À la fin de l’entretien, le responsable de l’UD, issu de l’entreprise dominante de la métallurgie dans le département prend lui aussi place autour de la table.

Fernande, la secrétaire du syndicat de la métallurgie, travaille dans l’entreprise mère d’un petit groupe dont le berceau se trouve dans le département. Ce site spécialisé dans un produit électronique standard emploie 80 salariés, des femmes majoritairement. Alors que la survie du sous-traitant de troisième rang semblait menacée, il a pu se redresser en diversifiant sa clientèle, après avoir longtemps consacré l’essentiel de ses activités à un seul donneur d’ordre.

Pierre est technicien dans une entreprise spécialisée dans la fabrication de pièces d’avions « basiques ». L’entreprise a été créée par un ancien ingénieur de l’entreprise dominante du département. Elle a connu une forte croissance au cours des dernières années, doublant ses effectifs et les rajeunissant sensiblement. 300 salariés, des ouvriers pour la plupart, travaillent sur ce site dont une part significative de la production est destinée à l’exportation. Les salariés rentrent souvent comme intérimaires ou en CDD et sont nombreux à voir transformés leurs contrats temporaires en CDI.

Les bas salaires sont un avantage compétitif du département, et chez les sous-traitants de deuxième et de troisième rang, on sait pertinemment que l’on n’échappera pas à cette norme. La convention collective n’est pas pour autant la référence pour la fixation des salaires. Les bas coefficients sont noyés par le SMIC et les deux entreprises recrutent au SMIC – « forcément », nous diront les deux syndicalistes – même quand il s’agit de jeunes qualifiés. Les perspectives d’évolution des salaires sont limitées. Dans l’entreprise de Pierre, on évite de recruter des jeunes « surdiplômés » (BTS) qui seraient vite frustrés par l’effet d’écrasement de leurs salaires. On leur préfère « les bac pro », y compris dans les métiers éloignés de la mécanique. Les jeunes non issus de la région ne font souvent que de courts passages dans l’entreprise.

La pression sur les prix exercés par les donneurs d’ordre est clairement perçue par les salariés, pour qui l’inquiétude sur la pérennité de l’emploi l’emporte en général sur la propension à la revendication salariale. L’entreprise de Fernande a perdu des clients dans la surenchère à la réduction des prix à laquelle se livrent les sous-traitants. L’employeur de Pierre a investi, avec succès, dans la nouvelle technologie : « On a des prix très bas, parce qu’on a des outils très performants. Quand il y avait la crise, on a bien senti la pression à la baisse des coûts. D’autres entreprises ont fermé. Nous, on a un PDG qui a travaillé dans la machine outil avant, ça nous a bien servi. Il a investi dans des machines hyper-performantes. Le prix des pièces a été divisé par quatre. Le donneur d’ordre fait ce qu’il veut, il fixe le prix de l’avion, et après il faut des pièces à tel prix. Vous produisez, ou vous laissez ».

Dans ce contexte, Pierre mesure le risque d’une politique salariale « trop » généreuse. Il ne veut pas suivre les jeunes ouvriers de son entreprise quand ils revendiquent le treizième mois versé dans l’entreprise dominante dans le département. « Si en 2002, on avait eu le treizième mois, on aurait mis les clés sous la porte. Parce qu’après, une fois que c’est signé, ça devient obligatoire ». Il vaut donc mieux s’en tenir à l’intéressement et la participation qui, dans des périodes fastes, permettent de toucher l’équivalent d’un voire de deux mois de salaire supplémentaires.

Peu de sous-traitants de rang inférieur sont syndiqués. Le choix syndical est relativement récent dans les deux entreprises. On ne peut pas parler pour autant d’alignement sur une configuration syndicale « standard ». Fernande, secrétaire de la DU dans son entreprise, y est seule à être syndiquée. Son étiquette syndicale lui donne un statut d’outsider. Personnalité battante, elle l’utilise comme argument d’autorité à l’égard de l’employeur moins confirmé qu’elle dans la connaissance des droits dérivant notamment de la convention collective. Mais autour d’elle, elle ne fait pas d’émules. Elle apparaît relativement isolée de ses deux co-mandataires à qui elle reproche de ne pas vouloir « se mouiller ». Elle ne voit pas non plus son engagement reconnu par ses mandant(e)s. « Tout est dû. Mais quand ça peut râler, c’est parti. Ils ne voient pas le boulot qu’il y a derrière. Ils trouvent ça normal. Sauf à dire : t’es toujours en réunion, t’es jamais là. Et le pire c’est qu’ils n’ont aucune idée de ce qui se passe ailleurs. Ils n’ont aucune vue sur l’extérieur ».

Dans l’entreprise de Pierre, les instances représentatives étaient sans étiquette jusqu’au moment de forte croissance du site. Un clivage générationnel s’est alors produit : la cinquantaine « d’anciens », ouvriers confirmés et techniciens, s’est trouvée tout d’un coup très minoritaire face aux jeunes entrants. Une autre dualité

s’est greffée sur la première : « Ceux qui sont là depuis le début ont connu une bonne conjoncture. Ils bénéficient de conditions meilleures que ceux qui sont entrés avec la crise de 2001 ». Les jeunes ouvriers, « plus impatients » et plus revendicatifs, ont créé un syndicat CGT qui a remporté « haut la main » les élections du CE. Pour résister à cette ascension, les délégués anciens se sont syndiqués à leur tour, auprès de la CFDT. Ils se reconnaissent dans un autre rapport au métier, et observent avec un certain scepticisme la jeune génération « tête en l’air » qui n’a sans doute pas pris toute la mesure d’un travail très exigeant. L’identité professionnelle rapproche les anciens de l’employeur, dont Pierre souligne le sérieux à la fois professionnel et social : il réinvestit les bénéfices dans l’entreprise mais en fait aussi profiter les salariés, il cherche le bon arbitrage entre solidité économique et acquis sociaux. L’intéressement en fait partie comme le calcul de la prime d’ancienneté sur le salaire de base et non pas sur la RMH, le strict minimum conventionnel, régime qui s’applique dans l’entreprise de Fernande.

Leur syndicalisation les rapproche-t-elle des syndicats des grands donneurs d’ordre ? Cette question des enquêteurs ouvre quelques vannes chez nos interlocuteurs, comme en témoigne l’échange que nous reproduisons dans l’encadré ci-dessous :

« Enquêteurs : Avec la CFDT d’Airbus par exemple, vous avez l’impression d’être dans la même organisation ? Fernande : Non, pas du tout. Nous, on se bat pour garder l’emploi, eux se battent pour garder les acquis. Pierre : Quand nous, on a un contrat, eux ils savent que là-dessus, ils vont gagner de l’argent.

Fernande : Avec les secrétaires du syndicat, on n’est pas dans le même monde. Eux, ils ont des préoccupations que nous, on ne peut pas se permettre. Ils sont à négocier des accords mondiaux, des accords contre le travail des enfants, des choses comme ça. Nous, dans les petites entreprises de l’aéronautique, on sait très bien qu’on va pas retrouver du boulot dans le département. Pour nous, c’est déjà préserver l’emploi et limiter les dégâts au niveau salarial.

Pierre : Comme on a des montages, parfois on va chez eux. Alors les gens parlent du travail. Quand ils voient les salaires que ces gens là touchent par rapport au travail qu’ils font et par rapport au travail que nous on a à faire, c’est le double, des fois. Et ils sont moins stressés que nous.

Nous : Mais la convention collective, elle est commune ?

Fernande : Oui, peut-être. Mais nous, c’est métallurgie, et eux, c’est la convention d’Airbus. Ça n’a rien à voir. Nous : Les syndicats dans les entreprises sécurisées, ont-ils une idée comment ça se passe chez les sous-traitants ?

Fernande : Je ne suis pas sûre qu’ils discutent des conditions de travail de leurs sous-traitants. Déjà ils discutent de ce qu’ils peuvent eux gagner et ne pas perdre, ça c’est sûr. Les sous-traitants, je ne pense pas que ce soit leur préoccupation.

Pierre : Chez les grands donneurs d’ordre déjà, il y a 30 % qui se trouvent à la production, et 70 % à la conception. C’est un autre monde.

Fernande : Au sein de la CFDT, on a l’impression d’être dans un monde différent, même dans le syndicat de la métallurgie. À Toulouse, EADS, Airbus, IBM, ils sont dans un autre monde. Parfois dans les congrès, dans les ateliers de travail, ils te disent, nous on en est au seizième, dix-septième mois, quand vous êtes en train de négocier une prime exceptionnelle pour arrondir les fins du mois. Ils ne se rendent pas compte de leurs acquis. Pour eux, ils sont les plus malheureux du monde. Pierre : Airbus, c’est comme la fonction publique : il n’y a pas de licenciement. Quand on est embauché, on est embauché. Ils ne se rendent pas compte que ce n’est pas partout la même condition.

Fernande : Ils ne se rendent pas compte qu’à côté il y en a qui sortent les rames et les bouées pour pas couler. On a l’impression que parfois ils n’ont pas le sens des réalités, des petites entreprises. Ils sont dans leur univers.

Et alors que la discussion glisse sur les autres syndicats de l’UD et notamment les fonctionnaires :

Pierre : Nous on a ce souci de la rentabilité, eux ils ne l’ont pas. Eux ils partent du principe qu’ils ne faut pas perdre les acquis. Je suis un peu d’accord avec eux : ils ne faut pas perdre des acquis. Nous, on n’en a pas, donc on ne peut pas perdre grand-chose. »

Ce ne sont pas pour autant ces récriminations que feront remonter ces syndicalistes aux responsables de la négociation collective. Dans ces contacts, l’appartenance syndicale commune l’emportera sur les clivages du vécu professionnel. Fernande se tient au courant des négociations de la convention collective et lit le projet de protocole d’accord qui lui est envoyé pour avis. Elle sait qu’elle peut s’adresser au responsable de la région quand elle a une question d’ordre juridique, et qu’il lui enverra des documents par retour de courrier. Elle se

dispense toutefois de ces appels quand elle réussit à trouver l’information voulue sur des sites syndicaux ou autres sur Internet.

Le retour à un discours syndicalement plus orthodoxe s’opère avec l’entrée dans la pièce du responsable de l’UD (issu, lui, d’un sous-traitant de 1er rang). Il se lance dans la tentative d’une synthèse : il faut dépasser le clivage entre un secteur public qui « s’arc-boute sur ses acquis » et un privé exposé aux risques de la mondialisation, grâce à l’obtention de garanties nouvelles. « Une culture commune » fait, malgré tout, le trait d’union entre grandes et petites entreprises de l’aéronautique. Même si, dans les petites entreprises, « il y a très peu de garanties autres que le travail », le secteur reste irrigué par « une culture syndicale ancienne et forte », fondée sur la lutte et sur le dialogue social. Et de rappeler l’impératif d’arrimer à cet héritage les petits sous-traitants, même si c’est difficile : « On se bat beaucoup pour syndicaliser les PE et TPE » …

Fernande et Pierre interviennent peu, et alors de façon politiquement correcte dans cette discussion. Le changement de perspective n’en est pas moins brutal. Alors que dans l’analyse des deux syndicalistes de petits sous-traitants la flexibilité touche, en les affaiblissant, les plus faibles sous le regard (presque) indifférent des forts, le deuxième discours met l’accent sur la force des forts et pointe, ce faisant, les « lacunes » des faibles. On ne trouve pas chez eux un comité d’entreprise « qui améliore beaucoup l’environnement social des salariés », ni un CHS-CT qui fait que « les conditions de travail sont sans doute plus prises en compte » ni encore un environnement de la négociation collective qui dispense du simple rappel à la loi : y seront présents juristes et DRH, « dont c’est le métier de respecter les textes en vigueur », ce qui permet « d’aller au-delà des textes ». Dans ce glissement du discours, l’absence de garanties se retourne contre ceux qui en sont privés et les renvoie à leur propre indigence.

L’éclatement des situations salariales dans la métallurgie du département est accepté comme inéluctable ou en tout cas difficile à dépasser, selon le responsable de l’UD. « La négociation salariale se fait dans les entreprises. C’est vrai qu’on se concerte peu. Il y a quand même une grande autonomie des sections d’entreprise. À la CFDT, on considère que le meilleur salarié de l’entreprise, c’est le salarié de l’entreprise. Et l’organisation syndicale peut apporter une expertise ».

La référence à la convention collective est, pour les salariés de la métallurgie, un facteur clivant. Fernande rappelle qu’il lui faut constamment ramener son patron dans les clous de la convention collective. Le responsable d’UD explique, que dans son entreprise à lui, la négociation vise justement à s’affranchir des textes. Salaires, mutuelle, formation : autant de terrains sur lesquels il a été possible de dépasser la convention collective. Garde-t-elle alors une quelconque valeur de référence chez ce grand sous-traitant ? Oui, nous répond le responsable de l’UD après une courte hésitation. « De temps en temps, un salarié vient nous voir pour demander : Est-ce que j’ai droit à ça. Et on vérifie. »