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Partie  2   : Mythes écofictionnels et construction du genre 43

II.  Mythe de la modernité 55

1)   La modernité comme Chute 55

Nous avons vu qu’une relation harmonieuse avec la nature était pensée en rapport avec le mythe des origines et du paradis perdu. Dans notre corpus, la modernité vient s’inscrire à l’antithèse de ces imaginaires, en dépeignant des sociétés désenchantées sur des planètes dévastées, par la faute d’humains n’ayant su la respecter. Dans Nous, les enfants

sauvages, où « mâchouiller un brin d’herbe va devenir aussi dangereux que de sauter d’un

immeuble »42

à cause des insecticides et produits chimiques déversés dans la nature, les animaux ont totalement disparu, éradiqués par les hommes car considérés comme responsables de la diffusion du virus PIK3. Pourtant, comme l’explique le personnage de Lapraze, ce sont bien les humains qui ont donné naissance au virus, en maltraitant les animaux et leur imposant toutes sortes de transformations biologiques : « Non, tu ne sais pas. Les animaux sont tombés malades à cause de nous. Nous en sommes responsables. Mais nous n’avons pas remis en question nos pratiques »43

.

En effet, au motif de la Chute s’ajoute la thématique de la Faute, la culpabilité humaine originelle inscrite dans la Bible. Christian Chelebourg a analysé à quel point

42 Alice de Poncheville, op. cit., p. 280. 43 Ibid., p. 279.

détruire la nature, polluer, « c’est pécher contre son prochain, c’est pécher contre tous »44

. Le péché d’orgueil de la société moderne dans son ensemble est constamment mis en scène dans les ouvrages du corpus. Sur ce sujet, le prologue de Tant que nous sommes vivants est emblématique :

Des temps héroïques où nos usines produisaient à plein régime, où nos villes se déployaient jusqu’aux pieds des montagnes et jetaient leurs ponts par-dessus les fleuves. Nos richesses débordaient alors de nos maisons, gonflaient nos yeux, nos ventres, nos poches, tandis que nos enfants, à peine nés, étaient déjà rassasiés.

[…]

A ce moment sublime de notre histoire, nous n’avions peur de rien. […] Nos drapeaux flottaient, conquérants, aux sommets des hautes tours que nous avions bâties, et aveuglés par l’éclat de notre propre triomphe, nous avions la certitude que chaque pierre posée demeurerait là pour l’éternité.

Mais un jour, les vents tournèrent, emportant avec eux nos anciennes gloires45.

Anne-Laure Bondoux construit une image de la modernité en l’incarnant dans un rapport de domination vis-à-vis de la nature : la ville, représentant la civilisation occidentale moderne, envahit l’espace (« se déployaient jusqu’aux pieds des montagnes ») et soumet les éléments à son pouvoir technologique (« jetaient leurs ponts par-dessus les fleuves »). Le vocabulaire et les symboles sont ceux de la conquête : « moment sublime », « nos drapeaux flottaient, conquérants », « l’éclat de notre propre triomphe », mais en même temps que la dialectique du pouvoir se construit, l’autrice introduit la Chute en filigrane en mettant en cause l’aveuglement de la société capitaliste face au rêve de croissance absolue et d’immortalité. Le prologue s’achève sur ces mots :

Ceux qui travaillaient encore se levaient chaque matin aussi fatigués que la veille, et s’endormaient chaque soir sans révolte. Telles des bêtes engourdies par le froid […], nous ne vivions plus qu’à moitié46.

Les Hommes ont perdu leur grandeur et se retrouvent comme des bêtes, auxquelles on refuse même le statut d’être vivant. La gloire des modernes est oubliée par des ouvriers abrutis par le travail mécanique faisant d’eux des prolongements de la machine.

La Faute est donc celle de la modernité et des humains l’ayant conçue et accompagnée, ceux à qui la jeune Avril de Sirius voue une haine sans limite, lorsqu’elle réalise que « la planète qu’on lui avait léguée n’était rien d’autre qu’un organisme malade, dégénéré, et que la meilleure chose à faire était d’abréger ses souffrances et punir ceux qui avaient fait du monde ce qu’il était »47. Dans le contexte contemporain de crise écologique mondialisée, ces ouvrages font écho aux préoccupations bien réelles d’adultes devant faire

44 Christian Chelebourg, Les écofictions, op. cit., p. 13. 45 Anne-Laure Bondoux, op. cit., p. 9.

46 Ibid., p. 10.

face à une « réalité psychologique » difficile à accepter, définie ainsi par l’écopsychologue Joanna Macy :

Jusqu’à la fin du XXe siècle, chaque génération à travers l’histoire a vécu avec la certitude tacite qu’il y aurait des générations à venir. Chacune partait du principe que ses enfants et les enfants de ses enfants marcheraient sur la même terre, sous le même ciel. […] Cette certitude est désormais perdue pour nous, quelles que soient nos décisions politiques à venir. Cette perte, non mesurée et incommensurable, est la réalité psychologique essentielle de notre temps48.

Les prédictions de plus en plus dramatiques contenues dans les rapports du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat)49 suggèrent un avenir sombre pour les générations futures, réveillent la peur humaine ancestrale de la mort, et au-delà, la crainte de voir venir la fin de l’espèce humaine. Les adolescents deviennent alors porteurs du dernier espoir, leur devoir étant de s’employer à éviter l’inévitable : désormais, comme le souligne Nathalie Prince, « c’est à l’enfant de réinventer et de réenchanter le monde de demain »50. Les romans du corpus intègrent et poétisent cette pulsion morbide de la société moderne, qui nous semble liée en outre à une vision traditionnelle de la virilité masculine.