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Mode de coucher et routines

CHAPITRE 1 : INTRODUCTION GÉNÉRALE

1. Introduction

1.2 Cadre empirique : le sommeil mis en contexte

1.2.5 Mode de coucher et routines

La pratique de sommeil la plus documentée et ayant obtenu le plus d’attention qualitative est sans contredit le mode de coucher. Autrement dit, le sommeil est-il solitaire ou partagé dans une population donnée ? Les études ayant tenté de répondre à cette question chez des adultes sont rares. En Angleterre, Hislop (2007) rapporte que seulement 7 % des couples dont les partenaires sont âgés de moins de 55 ans font chambre à part. La raison principale pour faire chambre à part dans ce pays est d’optimiser le sommeil des conjoints. Chez les plus jeunes, une telle pratique est le symbole de problèmes conjugaux. En fait, la convention sociale est de considérer le partage du lit conjugal comme le cœur du couple, le signe d’une relation en santé qui procure des opportunités d’intimité physique, sexuelle et relationnelle, de sécurité, de confiance et de confort. Pour sa part, Araújo (2013) a comparé des couples québécois et brésiliens par rapport à leur expérience vécue des difficultés de sommeil. Les deux groupes respectent la norme du partage régulier du lit comme symbole du couple. Les deux cultures reconnaissent sensiblement les mêmes avantages au partage du lit conjugal que les Anglais (Hislop, 2007). Toutefois, les Québécois ont une vision moins idéalisée du partage du lit. Ils le perçoivent également comme un défi quotidien et une source de compromis pour respecter l’espace et la qualité du sommeil des partenaires. Ainsi, les Québécois se montrent plus ouverts que les Brésiliens à l’idée de faire chambre à part pour faire face à des difficultés de sommeil même si cette pratique demeure difficile à accepter (Araújo, 2013). En contraste, chez les Coréens (Yang & Hahn, 2002) et chez les Japonais (Latz et al., 1999), le père peut ne pas partager le lit ou la chambre avec sa femme et ses enfants (dans 23% des familles de l’échantillon japonais). Selon les auteurs, ces pères travaillent plus longtemps que les Américains et, lorsqu’ils entrent chez eux, ils peuvent souhaiter dormir sans être dérangés. Worthman et Melby (2002) mentionne que

dans les sociétés non occidentales, la pièce servant au sommeil peut être partagée par des adultes apparentés (p.ex., grands-parents) ou non. Elles donnent l’exemple de la « maison des hommes » de la société Swat Pathan où les hommes, tout en ayant chacun un lit, partagent le même espace pour dormir.

La majorité du travail effectué sur la question du mode de coucher a été fait avec des bébés et des enfants, en partie à cause des questions développementales que le partage du lit ou de la chambre des parents, souvent appelé co-dodo, suscite chez les Nord-Américains. En effet, bien des professionnels découragent cette pratique à cause des effets délétères suggérés comme une augmentation du risque de trouble du sommeil, de problèmes de dépendance aux parents et un risque accru pour le syndrome de la mort subite du nourrisson. Cependant, ces suggestions ont été remises en question au cours des dernières années (Jain, Romack, & Jain, 2011; Salm Ward, 2012; Song, 2010). Par exemple, le co-dodo ne serait pas délétère s’il s’imbrique dans les pratiques familiales plutôt qu’en réaction à un problème déjà présent chez l’enfant (Latz et al., 1999; Okami, Weisner, & Olmstead, 2002). En fait, les enfants japonais qui partagent le lit parental ont effectivement plus de problèmes de sommeil que ceux qui ne le font pas. Cependant, cette proportion est égale à celle des enfants américains qui ne partagent pas le lit parental (Latz et al., 1999).

D’ailleurs, le partage du lit parental avec un enfant serait une pratique de plus en plus courante chez les Américains blancs (Willinger, Ko, Hoffman, Kessler, & Corwin, 2003). Il faut cependant noter que les Blancs (9,6%) demeurent bien au-dessous des minorités ethniques des États-Unis pour la pratique régulière du partage du lit (Hispanique : 13,2%; Noirs : 31,3%; Asiatiques et autres : 32,1%). En général, les études interethniques aux États-Unis donnent le même patron et ce, que le partage soit au niveau du lit ou de la chambre (Lozoff, Askew, & Wolf, 1996; Lozoff, Wolf, & Davis, 1984; Milan, Snow, & Belay, 2007; Salm Ward, 2012; Schachter, Fuchs, Bijur, & Stone, 1989). Le même rapport entre culture majoritaire et minorités ethniques a été noté en Angleterre (Ball et al., 2012). Dans cette étude, 885 Anglaises blanches et 1115 immigrantes pakistanaises, toutes mères de bébés de 2 à 4 mois, ont été comparées sur leur pratique de partage du lit et de partage du sofa pour le sommeil. Chez les Blanches, 3% partagent régulièrement leur lit avec leur bébé et 16% ont au moins une fois dormi sur un sofa avec leur bébé. Chez les immigrantes pakistanaises, les pourcentages sont respectivement de

10% et de 4%. Les auteurs notent que le partage du sofa et le partage du lit sont associés à la pratique de l’allaitement maternel, surtout chez les Blanches (Ball et al., 2012). De même, si la pratique du co-dodo est généralement déconseillée au Canada, 77% des 148 immigrants chinois de première génération, parents d’enfants de 2 à 71 mois, interrogés par Song (2010) partagent leur lit (n=58) ou leur chambre (n=56), la majorité de façon intentionnelle et quotidienne. Si des éléments comme la durée de séjour ou le nombre de pièces disponibles ont un certain effet positif sur l’occurrence du sommeil solitaire, l’auteure conclut que les croyances culturelles (p.ex., valeur de la qualité conjugale, indépendance/ interdépendance) sont probablement plus importantes et que le co-dodo demeure fréquent chez les immigrants chinois malgré le phénomène d’acculturation. Généralement, lorsque des pays occidentaux (p.ex., États-Unis, Canda, Angleterre, Australie, Nouvelle-Zélande) sont comparés à une culture orientale ou autochtone (p.ex., Corée, Japon, Chine, Égypte, Inde, Mayas), les parents occidentaux sont beaucoup moins enclins à partager leur lit ou leur chambre avec leurs enfants (Huang, Wang, Zhang, & Liu, 2010; Latz et al., 1999; Liu, Liu, & Wang, 2003; Mindell, Sadeh, Wiegand, How, & Goh, 2010; Morelli, Rogoff, Oppenheim, & Goldsmith, 1992; Shweder, Jensen, & Goldstein, 1995; Worthman & Brown, 2007; Yang & Hahn, 2002).

De façon intéressante, il semble que toutes les sociétés occidentales ne découragent pas la pratique du sommeil partagé régulier. Par exemple, le co-dodo est encouragé par les professionnels en Autriche et engendre moins de détresse conjugale qu’aux États-Unis (Rothrauff, Middlemiss, & Jacobson, 2004). Le partage régulier du lit parental peut atteindre 38% des familles suisses à l’âge de 4 ans (Jenni, Fuhrer, Iglowstein, Molinari, & Largo, 2005). En Suède, 72% des parents partagent leur chambre avec leur enfant jusqu’à l’âge scolaire (Welles-Nystrom, 2005). Autre particularité à noter, en Égypte, Worthman et Brown (2013) ont démontré une différence significative dans le taux de co-dodo entre la population urbaine et rurale (respectivement 67% et 86% la nuit, 55% et 34% pour la sieste).

Une précaution s’impose dans l’interprétation de ces résultats. Tous les auteurs ne sont pas clairs quant à la définition du sommeil partagé. Il n’est pas toujours possible de savoir s’ils parlent de partage du lit ou de la chambre, de partage régulier ou occasionnel, de partage planifié ou réactif face à un problème. La durée du partage est également souvent nébuleuse (p.ex., toute la nuit vs. à l’endormissement). Les pourcentages dans

chaque culture sont différents selon cette définition (Huang et al., 2010; Jain et al., 2011). Le degré d’adhérence à la pratique peut aussi varier selon l’âge (Huang et al., 2010; Song, 2010).

Certains auteurs ont cherché à expliquer la pratique du mode de coucher entre parents et enfants en utilisant les méthodes qualitatives. En Suède, la société, les professionnels et les parents acceptent le partage de la chambre parentale puisqu’ils l’associent au bon développement de l’enfant et à sa santé physique et émotionnelle. Cette pratique respecte les droits des enfants à la sécurité et au confort du corps parental. Il s’agit enfin d’une stratégie pour satisfaire les besoins de l’enfant. Il est attendu que les fils quittent eux-mêmes la pratique vers 7 ans. Cette limite ne concerne pas les filles (Welles-Nystrom, 2005). Morelli et ses collègues (1992) ont découvert que le choix de partager le lit parental, plus tard la chambre, chez les Mayas se base sur l’importance accordée au développement de l’interdépendance ainsi que sur le devoir de prendre soin des plus vulnérables, de leur assurer la sécurité. L’interdépendance et l’intimité familiale sont également au cœur des pratiques de co-dodo de la Chine (Huang et al., 2010) et du Japon (Tahhan, 2008). Aux États-Unis, le sommeil solitaire des enfants est motivé par le développement de l’indépendance, par le besoin d’intimité du couple et par un souci de la sécurité de l’enfant. Malgré cela, certaines mères peuvent amener leur bébé dans leur lit dans le but de les nourrir (Morelli et al., 1992). Reconnaissant que l’espace disponible à l’endroit où vivent les familles peut jouer un rôle dans le partage des lits et des chambres, Shweder et ses collègues (1995) se sont intéressés aux valeurs qui pouvaient guider les choix d’arrangements des parents en Inde et aux États-Unis. Sur la base d’une matrice logique comprenant chacune des combinaisons possibles d’une famille fictive de sept personnes dans un environnement de une à sept pièces, les participants devaient 1) choisir quelle serait leur solution pour chacun des environnements et 2) classer les arrangements contraires aux normes sociales par ordre de dérangement. En Inde, les valeurs ressorties de l’exercice, par ordre décroissant d’importance, consistent en l’évitement de l’inceste, la protection des plus vulnérables, la chasteté féminine et le respect de la hiérarchie. Pour les Américains, il s’agit de l’évitement de l’inceste, du couple sacré et de l’autonomie.

Le sujet de la routine au coucher concerne les pratiques transitionnelles et les marqueurs symboliques qui facilitent le passage de l’éveil au sommeil (Williams, 2008).

Cette question, prise dans une perspective socioculturelle, a surtout été étudiée en relation avec le mode de coucher. Chez les adultes, il existerait une relation inverse entre la pratique d’une routine au coucher élaborée (p.ex., verrouiller les portes, se mettre en pyjama, se brosser les dents, lecture) et la pratique du sommeil public ou partagé (Williams, 2008). De même, en règle générale, plus une population est portée au partage de la chambre ou du lit avec les enfants, moins elle est portée à établir un rituel précis ou élaboré, probablement dû au fait que les deux servent à sécuriser l’enfant pour la nuit (Lozoff et al., 1996; Milan et al., 2007; Mindell, Sadeh, Wiegand et al., 2010; Morelli et al., 1992; Valentin, 2005). Une exception notable concerne deux études qui ont comparé des Français aux habitants de l’Île de la Réunion (Govindama, 2004; Louis & Govindama, 2004). La société non occidentale, comparée aux Français, présentait un taux plus élevé de sommeil partagé (40% vs. 2%) et de routine de coucher (91% vs. 80%) avec leurs enfants de 12 à 24 mois.