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Modèle rhéologique à deux tenseurs

Tout récemment, avec Isabelle Cantat (à Rennes), nous avons construit un modèle dans lequel l’état local de la mousse est décrit par deux tenseurs distincts : l’un pour la localisation relative des bulles voisines (comme dans le modèle précédent), l’autre pour la déformation de la bulle elle-même.

8.5.1 Description plus réaliste

Le fait d’utiliser deux tenseurs symétriques différents représente d’abord une tentative de dé-crire le comportement de la mousse de façon plus réaliste. Si l’on sollicite la mousse de façon continue, les modèles à un tenseur conviennent raisonnablement. Mais si l’on essaie toutes sortes de sollicitations, par exemple tout simplement si l’on stoppe la déformation ou qu’on la renverse, les choses sont plus complexes.

On s’en convaincra en considérant la configuration locale très simplifiée d’une mousse représen-tée sur la figure8.4. Déformer la mousse revient à déplacer les centres de bulle les uns par rapport aux autres. Sur cette figure, dans une même colonne, la position des centres de bulles voisines est

la même : déformer la mousse revient à passer d’une colonne à une autre. Mais lorsqu’on vient de déformer la mousse, les bulles ne sont plus, en général, dans une conformation à l’équilibre avec des angles à 120 entre les films. On est donc dans une conformation bleue qui se met alors à relaxer vers la conformation verte de la même colonne.

8.5.2 Lien naturel avec les modèles existants

0 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 0 10 20 30 40 50 60 70 det(S) det(S) = 1/3 det(S) = 1/9 Sxy fspont fspont 0.32 unstable foam stable foam 0.1 0.001 -0.4 -0.3 -0.2 -0.1 0 0.1 0.2 0.3 0.4 0 10 20 30 40 50 Sxy amplitude 0 0.5 1 1.5 2 -5 0 5 10 15 20 25 30 shear deformation time Sxy fspont unstable foam stable foam 0.1 0.0 0.01 -0.5 -0.4 0 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 0 10 20 30 40 50 60 70 det(S) det(S) = 1/3 det(S) = 1/9 Sxy fspont = 0 stop at t = 20 stop at t = 40 reverse at t = 20 reverse at t = 40

Figure8.5 – Prédictions du modèle à deux tenseurs. En haut à gauche, sur un cisaillement continu pour t ≥ 0 : effet des réarrangements spontanés (piston en série avec l’ensemble). En bas à gauche, fluage à faible contrainte. En haut à droite, réponse à une déformation sinusoïdale de différentes amplitudes. En bas à droite, cisaillement pour t ≥ 0 puis arrêt ou renversement du cisaillement.

L’introduction de ce second tenseur permet de décrire de façon cohérente à la fois la relaxation qui suit un réarrangement local et celle observée aux petites déformations. Ce nouveau modèle fait ainsi le pont entre plusieurs modèles existants pour les mousses liquides : d’une part les modèles visco-élasto-plastiques à un tenseur comme le nôtre [35], celui de Pierre Saramito [37] et celui de l’équipe de François Graner [38–40], et d’autre part les modèles visco-élastiques de l’équipe de Reinhard Höhler et Sylvie Cohen-Addad valables pour les petites contraintes [41–43].

La figure8.6 montre que, tout au moins dans une représentation scalaire, donc simplifiée, ce modèle à deux tenseurs généralise clairement les trois types de modèles précédents.

Quelques exemples de prédictions sont présentées sur la figure8.5. Certaines reproduisent les mesures déjà effectuées. Ainsi, le fluage (en bas à gauche) est celui mesuré par Reinhard Höhler et Sylvie Cohen-Addad [41–43]. De même, la réponse aux oscillations de grande amplitude (en haut à droite) est très similaire à celle mesurée par Florence Rouyer [36].

Figure8.6 – Représentation scalaire : comparaison des modèles. Hormis les extrémités, les points noirs représentent les degrés de liberté internes du modèle. Les ressorts et les pistons représentent des éléments élastiques et visqueux. Les éléments de frottement solide sont bloqués lorsque la force est strictement inférieure à la force seuil ; lorsqu’ils glissent, la force est rigoureusement égale à la force seuil. Une flèche supplémentaire sur le symbole du frottement solide signale qu’il est progressif comme dans le modèlescalaire de Philippe Marmottant et François Graner [38]. En haut à gauche, le modèle à deux tenseurs discuté ici. En-dessous, le modèle viscoélastique de Burger, validé aux faibles contraintes par les travaux de Reinhard Höhler et Sylvie Cohen-Addad [41]. En haut à droite, le modèle de l’équipe de François Graner [38–40]. En-dessous, le modèle de Pierre Saramito [37] ou le nôtre, à un tenseur [35].

8.5.3 Un modèle de portée plus générale

Le modèle à deux tenseurs que nous avons construit, dont nous avons donné ci-dessus un aperçu intuitif, passant sous silence la plupart des aspects tensoriels, est bien sûr particulier par certains côtés.

– Le fait que les objets eux-mêmes, en interaction avec leurs voisins, se comportent comme des solides viscoélastiques est sans doute assez général pour un matériau passif, mais devra évidemment être amendé si l’on souhaite décrire un milieu constitué de cellules vivantes. – Le fluage aux temps longs, représenté par le piston placé en série avec l’ensemble, correspond

au mûrissement de la mousse [41]. Ce mécanisme n’est pas pertinent pour certains matériaux, par exemple une pâte granulaire non brownienne. En revanche, il devrait être pertinent pour les tissus vivants du fait de la division cellulaire et de l’apoptose [88]

– Le modèle prend en compte le désordre du matériau uniquement par la plasticité progressive. Il n’y a donc pour l’instant aucune rétroaction de l’écoulement plastique sur cette réprésenta-tion du désordre, alors qu’un tel couplage est sans doute à l’origine des réponses non locales (fluidité ou coopérativité [89,90]) observées dans certains systèmes.

– Enfin, il s’agit d’un modèle de mousse sèche (faible fraction liquide) qui est un matériau incompressible pour la pression et les tailles de bulles usuelles. Une mousse humide ou une pâte granulaire possèdent un degré de liberté supplémentaire (fraction liquide), couplé aux précédents (dilatance).

Chapitre 9

Projet de recherche : des mousses

aux tissus vivants, continu et discret

Comprendre la mécanique des tissus vivants est un enjeu majeur aujourd’hui. Ces dernières années, de gros progrès ont été faits sur le rôle de l’expression de certains gènes dans le dévelop-pement du tissu : la signalisation joue évidemment un rôle primordial. Mais il apparaît aussi que la mécanique joue également un rôle important. Les contraintes constituent en quelque sorte un signal instantané transmis à travers le tissu et influent parfois en retour sur l’expression génétique.

9.1 Démarche théorique

Le théoricien est évidemment très humble lorsqu’il aborde un tel sujet tant les comportements recensés sont variés. Si la mécanique joue manifestement un rôle et même si l’on parvient à identi-fier des comportements robustes pour un élément de tissu au sein d’un organe ou d’un organisme, le choix du comportement ou les paramètres des lois correspondantes seront indéniablement dé-terminés par les signaux biologiques en provenance d’autres régions du tissu. Ainsi, même pour un modèle biologique précis et pendant une période limitée de son développement, des équations théoriques complètes reflèteront non seulement la mécanique, mais aussi la cinétique de l’émission des signaux biochimiques impliqués, leur diffusion ainsi que la cinétique de la réponse des cellules cibles.

Malgré l’ampleur de la tâche, les possibilités de valider un tel programme de manière contrai-gnante in vivo ne sont pas inexistantes : pour certains modèles, on dispose d’une cinématique de l’ensemble des premiers stades du développement pour tout l’organisme, et cela à l’échelle cellu-laire ! On sait ainsi obtenir la position des noyaux chez le zebrafish et la drosophile (disponible

à l’EMBL). Mieux encore, en utilisant des marqueurs membranaires, on peut segmenter les cellules

(expliciter le pavage de l’espace qu’elles constituent), par exemple pour l’ascidie à Montpellier dans

l’équipe de Patrick Lemaire. Pour ce modèle, la variabilité est même proche de zéro d’un organisme

à l’autre jusqu’au stade de 200 cellules ! Une simulation cohérente d’un point de vue mécanique et qui se donnerait pour but de reproduire une telle cinématique complète, serait, de ce fait, éminem-ment contrainte : si l’on parvient à ajuster les paramètres d’une telle simulation par des fonctions lentement variables dans l’espace et dans le temps de manière à reproduire la cinématique observée, alors on peut estimer que ces paramètres ajustés représentent une carte spatio-temporelle de l’état mécanique instantané des cellules. On peut alors raisonnablement penser que l’état d’expression dans les cellules est bien représenté par ces paramètres.

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