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Modèle Plaisir-Intérêt de l’Appréciation esthétique

PARTIE I | Théories de l’expérience esthétique

Chapitre 2 | Les modèles théoriques de l’expérience esthétique

2.2. Modèle Plaisir-Intérêt de l’Appréciation esthétique

Selon le modèle Plaisir-Intérêt de l’appréciation esthétique (PIA, Pleasure-Interest Model of Aesthetic Liking ; Graf & Landwerh, 2015), le jugement esthétique serait la résultante de deux systèmes de processus cognitifs : les processus cognitifs ascendants -dirigés par le stimulus, de bas niveau- et descendants -initiés par l’individu, de haut niveau. Comme dans d’autres modèles de processus duaux (for a review, see Evan & Stanovich, 2013), le modèle PIA postule que les processus cognitifs de bas niveau s’opèrent de manière automatique et rapide ; ils sont donc toujours impliqués. Séquentiellement, les processus cognitifs de haut niveau opèrent de manière volontaire et plus lentement. L’esthétique des stimuli serait d’abord traitée de manière automatique puis de manière contrôlée selon que le second système de processus cognitifs est mis en place. Graf et Landwehr (2015) considèrent que l’appréciation esthétique ne s’opère pas tout-à-fait de la même façon selon le degré de fluence perceptive de l’œuvre : lorsqu’une œuvre d’art est dite fluente d’un point de vue perceptif, les processus cognitifs de bas niveau vont jouer un rôle crucial dans l’appréciation esthétique initiale, on parle de plaisir esthétique. A contrario, lorsqu’une œuvre d’art est dite « disfluente » d’un point de vue perceptif, l’appréciation esthétique initiale sera négative et ce sont les processus cognitifs de haut niveau qui vont jouer un rôle majeur dans ce qu’il nomme, l’intérêt esthétique (Figure 11).

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Figure 11 | Modèle Plaisir-Intérêt de l’appréciation esthétique (Graf & Landwehr, 2015)

La fluence perceptive correspond à la facilité perceptive à encoder un stimulus du fait de certaines propriétés telles que la symétrie, la balance ou la prototypicalité de l’objet (Belke, Leder, Strobach & Carbon, 2010 ; Reber, Schwarz & Winkielman, 2004 ; Reber, Winkielman & Schwarz, 1998 ; Oppenheimer, 2008 ; Winkielman, Halberstadt, Fazendeiro & Catty, 2006). Le lien entre fluence du stimulus et appréciation esthétique serait assuré par les émotions : le traitement visuel fluent d’un stimulus donnerait lieu à des émotions positives. Selon ce modèle donc, plus les propriétés visuelles d’un stimulus sont faciles à traiter, plus l’appréciation esthétique initiale se trouvera positive : c’est le plaisir esthétique (Aleem, Correa-Herran & Grzywacz, 2017 ; Bulot & Reber 2013 ; Consoli, 2015). Le plaisir esthétique est défini comme une expérience de plaisir subjective dirigée par l’objet, non modulée par l’intervention de la raison (Reber et al., 2004). La fluence perceptive pourrait ainsi expliquer les relations entre les préférences précoces et les effets de l’expérience ainsi que les apparentes contradictions entre les préférences pour les stimulus moyens et les préférences pour les formes exagérées, tous deux facilitant le traitement visuel de l’objet (Reber et al., 2004). Toutefois, la fluence produirait une réponse affective positive d’intensité moyenne. L’effet de la fluence perceptive serait en forme de U-inversé au cours du temps (Winkielman & Cacioppo, 2001).

21 En effet, s’il n’existait pas d’autres qualités qui pourraient être appréciées, l’appréciation esthétique se restreindrait à une série fixée de propriétés qui facilitent le traitement perceptif et fournissent une représentation de l’objet facile d’accès en mémoire (Belke, Carbon & Leder, 2015 ; Oppenheimer, 2008). Or, des œuvres d’art simplifiées, auxquelles on a enlevé des éléments, se trouvent dépréciées esthétiquement en comparaison à leur version originale plus complexe d’un point de vue visuel (Figure 12 ; Krentz & Earl, 2013).

Figure 12 | Exemple d’une œuvre d’art originale et de sa version simplifiée. Les œuvres d’art complexes sont préférées à leur version simplifiée (Krentz & Earl, 2013)

Pour expliquer ces effets, plusieurs auteurs ont théorisé le rôle de la violation des attentes dans l’appréciation esthétique des œuvres d’art (Van de Cruys & Wagemans, 2011; Consoli, 2015) ou des objets communs (Topolinski & Reber, 2010). Comme le font remarquer Ramachandran et Hirstein (1999), un objet découvert après un effort cognitif est plus satisfaisant qu’un objet tout-de-suite reconnaissable (“it is though an object discovered after a struggle is more pleasing than one that is instantly obvious” ; pp. 30). Pour ces raisons, Graf et Landwehr (2015) introduisent la notion d’intérêt esthétique. L’intérêt esthétique résulte de la réduction réussie du niveau de complexité et d’ambiguïté des œuvres d’art au cours des traitements cognitifs contrôlés. Plus spécifiquement, le phénomène de réduction de la complexité serait lié à l’augmentation de la fluence dite conceptuelle. La fluence conceptuelle correspond au degré de compréhension, d’interprétation et d’évaluation que nous pouvons opérer sur un stimulus (Belke et al., 2010). Plus la fluence conceptuelle d’un individu sur un objet est grande, plus il lui sera facile de réaliser des opérations mentales concernant la signification de l’objet et de mobiliser différentes structures de connaissance sur ce dernier (Schwarz, 1990 ; Winkielman, Schwarz, Fazendeiro & Reber, 2003). Cette fluence des opérations mentales serait hédonique, amenant l’appréciation favorable de l’objet en termes d’intérêt esthétique (Reber et al., 2004 ; Winkielman et al., 2003). Ceci serait particulièrement valable pour les experts (Consoli, 2014).

22 En résumé, la fluence perceptive entraîne des affects positifs du fait de la facilité de reconnaissance du stimulus. Il en résulte un plaisir esthétique qui s’apparente à une impression globale initiale de l’objet, à une réponse émotionnelle liée à l’aspect attractif de l’objet pour le système perceptif. Cette appréciation initiale pourrait ensuite être renforcée ou modifiée par l’élaboration cognitive si l’observateur décide de mettre en place des processus cognitifs de plus haut niveau (Graf & Landwehr, 2015 ; Phillips, Norman, & Beers, 2010). De son côté, la fluence conceptuelle entraîne des affects positifs du fait d’un traitement sans erreur (error-free processing) et de la disponibilité des connaissances appropriées qui rend possible l’interprétation et la compréhension de ce stimulus. Pour les œuvres d’art non-fluentes perceptivement, il s’opère une transition entre un état initial d’incertitude associé avec des affects déplaisants et un état subséquent d’augmentation de la compréhension et de l’interprétation de l’objet, ce qui s’avère hautement plaisant et récompensant (Consoli, 2015 ; 2017). Il en résulte un intérêt esthétique qui correspond à un affect positif lié au bon déroulement des processus cognitifs de haut niveau (Graf & Landwehr, 2017).

Pour mettre à l’épreuve ces deux types d’appréciation esthétique (plaisir et intérêt) selon le degré de fluence perceptive, Belke et al. (2015) ont mené une série d’expériences avec des portraits jugés fluents perceptivement (facilité de traitement du visage représenté) et des portraits disfluents (Figure 13). Leur première expérience indique que l’appréciation des portraits disfluents reste stable malgré les répétitions d’exposition pour les experts en art tandis que cette appréciation augmente pour les naïfs en art. Ce résultat reflèterait une mise en place des processus cognitifs de haut

niveau plus précoce et auto-initiée chez les experts. La seconde expérience précise l’importance des processus cognitifs de haut niveau dans l’appréciation esthétique des portraits disfluents. La restriction du temps d’exposition (500 ms) supposée empêcher la mise en place de ces processus, s’accompagne d’une stagnation de l’appréciation esthétique alors que cette appréciation augmente si le temps n’est pas restreint ou si le protocole expérimental favorise la mise en place des processus cognitifs de haut niveau (Belke et al., 2015).

De leur côté, Winkielman et ses collègues (2003) ont présenté des images représentant des objets difficiles à reconnaître. Pour tester l’effet de la fluence conceptuelle, les participants lisaient en amont de la présentation de l’image un mot relié sémantiquement ou non relié

Figure 13 | Différents degrés de fluence perceptive : (a) portraits jugés fluents et (b) portraits jugés disfluents (Belke et al., 2015).

23 sémantiquement. Les images congruentes au mot étaient préférées par les participants, en comparaison aux images incongruentes aux mots. De fait, l’association sémantique de l’image avec un mot suffirait à récupérer les connaissances appropriées pour reconnaître et interpréter l’image. De même, Belke et al. (2010) ont associé des œuvres d’art avec un titre sémantiquement relié à l’œuvre, un titre non sémantiquement relié à l’œuvre ou sans titre, faisant l’assomption que les titres reliés sémantiquement augmenteraient l’intensité de l’expérience esthétique des œuvres d’art difficiles à reconnaître visuellement. Les résultats montrent que l’appréciation esthétique augmente uniquement pour les œuvres d’art difficiles à traiter visuellement lorsqu’elles sont associées au titre sémantique. Cet effet de pré-activation sémantique n’est pas retrouvé pour les œuvres d’art fluentes perceptivement. En outre, cet effet est présent lorsque le temps de présentation est suffisant (10 secondes) mais pas lorsque le temps de présentation est trop faible (moins d’une seconde ; Belke et al., 2010). L’expérience de la fluence conceptuelle serait ainsi directement liée à la rapidité de traitement sémantique, la diminution de l’effort mental et la cohérence du traitement, amenant un sentiment positif envers le stimulus (Belke et al., 2010 ; Winkielman et al., 2003).

La distinction entre plaisir et intérêt esthétique est particulièrement adaptée pour différencier les influences liées à la perception du stimulus de celles liées à la compréhension et l’interprétation sur l’appréciation esthétique. Cette distinction est similaire à celle proposée par Fechner entre les processus cognitifs de bas niveau et ceux de haut niveau, ainsi que la distinction entre beauté libre et dépendante de la théorie kantienne. Le modèle PIA ajoute à ces précédentes théories l’importance du type de stimulus : selon le stimulus et l’engagement de l’observateur, les processus cognitifs mis en place diffèrent. Toutefois, le modèle PIA ne décrit pas l’ensemble des processus cognitifs impliqués ni leurs relations au cours de l’expérience esthétique. C’est ce que nous retrouvons dans le modèle socio-cognitif de l’expérience esthétique de Leder et ses collègues (2004).

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