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2. Les conséquences passées du classement

2.1. La mise en place d’un personnel qualifié

L’institution d’un personnel d’Etat n’était par le passé pas un atout évident pour les municipalités, qui devaient renoncer au droit de nommer librement leur bibliothécaire, tout en ayant l’obligation de les rémunérer. Ainsi, l’acceptation n’a-t-elle pas été la même d’une bibliothèque à l’autre.

2.1.1. La dure acceptation d’Angers

A Angers, cette obligation n’a pas été appréciée, et le maire, décidé à nommer le bibliothécaire qu’il désirait, est alors entré en conflit avec l’Etat.

a) Le cas Victor Leroy

Après le décret du 1er Juillet 1897, le ministère de l’Instruction Publique a envoyé un arrêté d’application datant du 27 juillet 189756 à la municipalité d’Angers, et certainement aux autres bibliothèques nouvellement classées, dans lequel il précise les conditions d’application de l’article 6 concernant la nomination du personnel. Il précise que les bibliothécaires déjà en poste peuvent poursuivre leur carrière mais qu’« au fur et à mesure de leur disparition », la municipalité sera dans l’obligation de respecter l’article 6 en choisissant un personnel issu de l’école des Chartes ou possédant le certificat d’aptitudes aux fonctions de bibliothécaire dans les bibliothèques municipales classées.

Néanmoins, force est de constater que cet arrêté n’est pas pris en compte par toutes les bibliothèques municipales classées puisque le bulletin de l’ABF de juillet/août 190857 traite d’un non-respect de l’article 6 dans la nomination du bibliothécaire en chef de la BMC de Carpentras. Le maire a nommé un bibliothécaire en chef non qualifié selon les critères de l’article, alors même qu’une personne ayant le certificat d’aptitude s’était présentée dès que l’annonce du poste vacant avait été faite. Après avoir essuyé un refus, ladite personne a lancé un pourvoi contre le maire, néanmoins les charges ne sont pas retenues contre lui à cause d’un décret datant de 1884 « conférant, en l’espèce, au maire un pouvoir souverain ». La conclusion du bulletin est d’ailleurs la suivante : « Il est désormais acquis que le décret de 1897 est un texte sans valeur, et que la nomination des bibliothécaires communaux dépend partout du bon plaisir des maires. […] une loi est nécessaire, qu’on la fasse, et sans retard.58 »

C’est sûrement grâce à cette faille que le maire d’Angers a pu ignorer l’arrêté d’application de 1897, et nommer Victor Leroy en avril 1909 après la mort d’Olivier Joubin qui était bibliothécaire en chef jusqu’alors. Selon Agnès Chevalier, cette nomination manifeste la réticence du maire envers le classement, qu’il verrait comme une perte

56 Annexe n°8 : Arrêté d’application du décret du 1er juillet 1897, archives municipales d’Angers, cote 2R48

57 Annexe n°9 : bulletin de l’ABF de juillet/août 1908

58 Ibid., p. 8

d’indépendance et de pouvoir vis-à-vis de la bibliothèque municipale59. Le conservateur actuel des fonds anciens d’Angers verrait cela plutôt comme une histoire de « copinage », et non comme une réaction d’opposition60. La réalité se situe entre ces deux versions. En effet, on peut observer dans ce que l’on pourrait appeler la lettre de motivation de Victor Leroy qu’il a de bonnes raisons d’hériter du poste de bibliothécaire en chef, puisque cela faisait 25 ans qu’il travaillait dans les différentes bibliothèques de la ville. Le maire accepte sa candidature et promulgue un arrêté municipal qui le nomme bibliothécaire61. Je pense qu’il s’agit ici de loyauté, ou comme le conservateur actuel d’Angers le pense, de « copinage ». Le maire a décidé de nommer Victor Leroy pour toutes les années passées à son service.

C’est d’ailleurs ce qu’il explique par lettre envoyée le 26 avril 1909 au ministre de l’Instruction publique : « M. Leroy, Bibliothécaire depuis 25 ans des importantes bibliothèques populaires d’Angers (des Cordeliers et de Concordet), Sous-bibliothécaire depuis 8 ans de la Bibliothèque municipale, Officier de l’Instruction publique, jouit à Angers de la considération générale. […] Il était tout désigné pour les fonctions de Bibliothécaire en chef ».

Cette nouvelle n’est pas reçue agréablement par le ministre de l’Instruction Publique et le préfet, de telle sorte que le maire reçoit à deux reprises et en moins d’une semaine de temps des lettres de rappel de leur part, qui indiquent que la nomination de Victor Leroy n’est pas en accord avec le décret de 1897, et on le prie alors de bien vouloir changer d’idée. Le préfet conclut ainsi sa lettre : « J’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir me laisser connaître le compte que vous aurez estimé devoir tenir des observations contenues dans sa lettre du 3 de ce mois et de celles que je soumets moi-même ci-dessus à votre attention. ». Le ministre conclut sa propre lettre de façon similaire : « […] M.

Leroy ne remplit ni l’une ni l’autre de ces conditions : son choix est donc contraire aux dispositions du décret précisé, et je me vois dans la nécessité de signaler ce fait à votre bienveillante attention. ». De toute évidence, la loi demandée par l’ABF n’a pas vu le jour. On voit bien à travers ces deux conclusions qu’aucune autorité ne saurait empêcher la nomination de Victor Leroy. D’ailleurs, la réponse du maire ne tarde pas : « Je regrette de n’être pas d’accord avec l’administration, mais je suis certain de n’avoir pas, en nommant M. Leroy, outrepassé les droits que la loi confère au maire. Je suis bien résolu à les défendre et à maintenir mon arrêté. ». C’est en cela que l’on peut dire qu’Agnès Chevalier a raison quand elle qualifie cette nomination d’opposition au classement : le maire est parfaitement décidé à ne pas se laisser influencer sur les décisions à prendre pour la bibliothèque municipale.

La politique du maire du début du XXe siècle semble néanmoins changer quelques années plus tard.

b) 1915 : le début d’une coopération plus active

Victor Leroy, source de discorde entre la municipalité d’Angers et le ministère de l’Instruction Publique, décède le 16 septembre 1915, soit seulement 6 ans après sa nomination. En un si court laps de temps, la municipalité revoit

59 CHEVALIER, A., Histoire de bibliothèques… op. cit., p.48-55

60 Annexe n°6 : Entretien du 3 mai 2019 à la BMC d’Angers

61 Annexe n°10 : Lettre de motivation de Victor Leroy et arrêté de nomination au poste de bibliothécaire en chef , archives municipales d’Angers, cote 2R53

entièrement ses dispositions envers le classement, puisqu’elle décide désormais de respecter scrupuleusement l’article 6 du décret de 1897.

En effet, le 21 septembre 1915, 5 jours après le décès du précédent bibliothécaire en chef, le maire envoie une lettre au ministre de l’Instruction Publique62 pour lui demander de lui proposer un archiviste-paléographe issu de l’école des Chartes. Le maire rédige sa demande d’une manière qui laisse à supposer qu’il ne savait pas forcément comment fonctionnait le classement, il écrit ainsi que « la municipalité serait heureuse de voir la Bibliothèque municipale désormais classée, et elle [lui] demande, à cet effet, de vouloir bien lui faire connaître s’il y aurait, parmi les archivistes-paléographes diplômés de l’école des Chartes […] des candidats susceptibles de remplir convenablement la charge que nécessite l’importance de cette bibliothèque. ». Le maire semble d’ailleurs avoir reçu le 15 octobre suivant une confirmation du classement de la bibliothèque municipale d’Angers, puisque dans une lettre au ministre du 28 octobre 191563, celui-ci le remercie chaudement d’avoir bien voulu classer à nouveau la bibliothèque : « Permettez-moi […] de vous remercier de la faveur que vous avez bien voulu nous accorder en classant notre bibliothèque. ».

Deux possibilités peuvent expliquer ce phénomène : soit le ministre avait déclassé, ou menacé de déclasser, la bibliothèque suite à l’entêtement de la part de la municipalité de nommer Victor Leroy bibliothécaire en chef. Cela est peu probable puisque le décret de 1897 classant les bibliothèques municipales est irréversible. Soit, beaucoup plus probable, la municipalité, et même la bibliothèque, ne connaissait pas du tout la procédure de classement, et ce qu’elle impliquait, de telle sorte qu’elle a peut-être cru avoir perdu le classement suite au refus de coopérer. Cela ne serait pas étonnant étant donné que, aujourd’hui encore, la municipalité ne sait pas toujours que les collections des fonds anciens des BMC (et d’autres bibliothèques municipales non classées) appartiennent en partie à l’Etat64.

Dans tous les cas, un arrêté municipal datant du 12 octobre 191565 nomme Marc Saché, archiviste départemental, à la direction de la bibliothèque temporairement, le temps de la guerre, jusqu’à la nomination d’un bibliothécaire en chef. N’ayant pas trouvé de traces dans les archives d’une quelconque proposition de la part du ministère, je suppose que le ministère était certainement dans l’impossibilité de proposer un bibliothécaire en chef à cause de l’état de guerre, poussant la municipalité à nommer temporairement quelqu’un au poste de direction de la bibliothèque. Dans la lettre du 25 octobre 191566, le maire précise d’ailleurs au ministre qu’il a « chargé M. Saché, archiviste départemental, d’assurer la direction de la Bibliothèque jusqu’à la nomination d’un titulaire […]. [Il peut] d’ailleurs [leur] assurer que l’administration municipale ne procédera pas à la nomination du Bibliothécaire en chef avant de [leur] avoir

62 Annexe n°11 : Lettre au ministre du l’Instruction publique du 21 septembre 1915, archives municipales d’Angers, cote 2R53

63 Annexe n°13 : Lettre au ministre de l’Instruction publique du 28 octobre 1915, archives municipales d’Angers, cote 2R53

64 Annexe n°6 : Entretien du 3 mai 2019 à la BMC d’Angers

65 Annexe n°12 : Arrêté municipal du 12 octobre 1915, archives municipales d’Angers, cote 2R53

66 Annexe n°13 : Lettre au ministre de l’Instruction Publique du 28 octobre 1915, archives municipales d’Angers, cote 2R53

référé et d’avoir obtenu [leur] approbation. ». Après la guerre, le maire, désirant garder Marc Saché à son service, en fait la demande au ministère qui l’accepte. De telle sorte que celui-ci garde la direction de la bibliothèque jusqu’en 1936, année durant laquelle Jeanne Varangot, diplômée de l’école des Chartes, prend à son tour la direction de la bibliothèque.

Grâce à l’étude de ces quelques documents, on peut voir un net changement de politique de la part de la municipalité. Alors qu’elle refuse d’abord de s’aligner avec le décret de 1897, elle désire ensuite pleinement coopérer avec le ministère. La raison en elle-même n’est pas explicite puisque la rémunération du personnel d’Etat n’est alors pas encore prise en charge, mais on peut imaginer que la municipalité aurait pu vouloir gagner le statut de bibliothèque de qualité à travers le label du classement, ou qu’il y aurait pu y avoir, à ce moment-là, une panne de candidats à cause de la guerre, ou encore un changement de politique lié à un changement de municipalité.

2.1.2. Une coopération plus aisée pour le Mans a) Des modalités plus connues et plus avantageuses

Quand la bibliothèque municipale du Mans est classée en 1965, les modalités sont à la fois bien mieux connues puisque cela fait 68 ans que le dispositif est en place. D’autres lois se sont depuis greffées à celle de 1897, comme celle du 20 juillet 1931, permettant de mieux cerner le classement, ses implications, ses conditions. Ainsi, suite à ce dernier, le Mans n’avait pas matière à être prise par surprise. Les avantages n’étaient plus non plus inconnus, notamment celui de la rémunération des conservateurs, depuis le décret de 1931. Même si cette dernière est alors partielle, elle reste très avantageuse pour la municipalité puisque, dans le cas du Mans, l’Etat prend en charge 40% de leur rémunération.

Les lacunes dans les archives du Mans concernant l’année 1965, on ne peut savoir comment la municipalité du Mans et la bibliothèque ont réagi à l’annonce du classement. On aurait tort de croire que cela ait été considéré forcément comme une bonne nouvelle, puisque des bibliothèques municipales comme Saumur l’ont pris comme une perte d’indépendance et ont préféré le refuser comme cela l’est devenu possible en 1972.

b) Le classement, une source de conflits aux multiples origines ?

Les archive étant incomplètes sur le personnel de la bibliothèque – il y a des lacunes entre 1912 et 1981, je ne peux pas établir une comparaison avec le personnel de direction en poste avant et après le classement, si ce n’est en recourant à la note de service de 1930 qui mentionne les employés « classés » de la bibliothèque de 1930 qui semble indiquer que le Mans choisissait déjà avec soin le personnel auquel elle confiait les fonctions de direction. Malgré l’arrêté d’application de 1897 stipulant que le personnel en place au moment du classement pouvait être remplacé au fur et à mesure de leur « disparition », on peut voir sur la liste des bibliothécaires du Mans67 que le changement de personnel

67 Annexe n°14 : Liste des bibliothécaires du Mans, archives municipales du Mans, cote 788W6

s’est opéré l’année même du classement. On pourrait donc croire que les implications du classement ont été bien acceptées.

Néanmoins, il semble que cela ne soit pas le cas. En effet, une lettre datant du 3 février 198868, soit 20 ans plus tard, envoyée à la municipalité par un des conservateur d’Etat, dénonce une ambiance très tendue dans la bibliothèque, entre ses collègues non-issus des concours d’Etat et lui-même. On ne peut connaître les faits précis puisqu’il s’agit de la plainte d’un seul parti, donc soumis à la subjectivité, mais la situation est telle que le conservateur déclare : « je me permets simplement de vous demander de nous aider à trouver un modus vivendi pour que la médiathèque Aragon puisse ouvrir et fonctionner dans des conditions aussi satisfaisantes que possible pour le public. En ce qui me concerne ce modus vivendi n’irait que jusqu’à la fin de septembre prochain, date à laquelle je renouvellerai ma demande de mutation, préférant partir avant qu’on ait réussi à me dégoûter de mon métier. […] Je ne prétends en aucune façon être au-dessus de tout reproche, mais j’ai la faiblesse de croire que je ne mérite pas tout à fait ces volées de bois vert continuelles depuis trois ans, ou alors je ne suis pas le seul, étant le quatrième sur la liste des adjoints de la bibliothèque depuis 1984 à être dans ce cas, sans parler des précédents à la Bibliothèque Centrale de Prêt de la Sarthe. » Cette longue citation parle d’elle-même puisqu’elle est la conclusion des griefs de son rédacteur. Le fait qu’il mentionne d’autres cas de tensions dans la bibliothèque antérieurs à l’ouverture de la bibliothèque Aragon nous laisse supposer que le classement n’ait pas été si bien accepté que ça. Ou tout au moins la présence de personnel issu des concours d’Etat de catégorie A. En effet, si cela dure depuis tant de temps, cela peut s’avérer révélateur de tensions perdurant entre collègues, et peut-être même l’état d’esprit de la municipalité envers ce dispositif.

Aggravant cet état, le maire n’a de cesse de demander en 1989 au ministère de bien vouloir augmenter le nombre de conservateurs dans la bibliothèque, mais n’obtient jamais satisfaction. Cela crée une frustration chez le maire qui envoie alors au ministère une lettre69 lui reprochant que « la ville du Mans a fait un effort sans précédent pour mettre en place […] ce nouvel équipement qui est, du point de vue national et même international, reconnu comme l’un des plus performants pour la diffusion de livre […] réalisation d’une charge de 81 MF […]. Cependant l’Etat n’a pas remplacé, à ce jour, trois des quatre postes de conservateur. […] Vous comprendrez certainement qu’il est difficile pour la ville de poursuivre seule son effort. ». Le nouvel équipement mentionné ici est très certainement la bibliothèque Louis Aragon qui a été inaugurée en 1988 et qui est considérée comme un chef d’œuvre architectural. De toute évidence, la municipalité se sent abandonnée par l’Etat, mais on peut légitimement se demander si celui-ci n’aurait pas refusé de pourvoir ces postes par mesure disciplinaire, vis-à-vis du départ du conservateur le 3 février 1988. En effet, si l’Etat a eu vent de ces tensions qui se sont éternisées depuis, d’après le plaignant, une dizaine d’années, il ne serait pas étonnant que le ministre ait refusé de créer plusieurs autres postes de conservateurs pour la bibliothèque.

68 Annexe n°15 : Lettre du conservateur d’Etat du Mans au maire du 3 février 1988, archives municipales du Mans, cote 530W2

69 Annexe n°16 : Lettre du maire du Mans au ministère du 28 juin 1989, archives municipales du Mans, cote 530W2

On peut donc constater ici que les cas du Mans et d’Angers sont diamétralement opposés : alors qu’Angers a d’abord eu du mal à accepter les modalités du classement pour la mise en place d’un personnel d’Etat, pour ensuite changer de disposition et coopérer volontairement avec l’Etat, ce n’est pas le cas de son homologue. Effectivement, bien que l’on connaisse peu les conditions d’acceptation du classement lors de sa mise en place, on peut constater qu’il est devenu vecteur de tensions à la fois dans les rapports entre les membres du personnel de la bibliothèque, mais également entre la municipalité et l’Etat.