Rarement l'objectif n'avait abordé travail plus délicat. Il devait nous retracer les épisodes surnaturels de la prodigieuse histoire du docteur Faust et nous les rendre avec le plus de vérité possible. Que de machinerie de théâtre, que de trucs traditionnels qui accompagnaient inévitablement la représentation scénique de la tragédie et de l'opéra n'avait-on pas à nous faire oublier ? Une fois de plus, le cinéma a su affirmer sa maîtrise absolue dans le domaine du fantastique. Les applaudissements répétés qui ont accueilli l'apparition de Méphistophélès au docteur Faust entouré par un cercle de feu, le tapis magique qui transporte l'ensorceleur et sa victime au-dessus des monts et des vallées, le tête-à-tête du Mal et de l'archange, et vingt autres scènes ont prouvé que Murnau, en tant que réalisateur, avait atteint son but. Il a réussi également à nous convaincre et à nous émouvoir puisque les spectateurs ne pouvaient quitter l'écran des yeux un seul instant, tant s'y succédaient des tableaux d'une beauté sans pareille qui enchantaient les regards en accordant toute satisfaction à l'esprit.692
691 Ibid.
À l'écran, le « monde du calicot » de Kracauer disparaît ; les structures, les maquettes,
l'ensemble de la « machinerie » est transformé pour donner sens à la retranscription
cinématographique de la légende médiévale. Cependant Jean de Mirbel ne semble pas se rendre
compte des efforts d'inventions que demandent la réalisation de telles séquences
693. Nous savons
que ces prouesses techniques, comme celles du Dernier des hommes, avaient pour but
d'impressionner les producteurs américains afin qu'ils engagent Murnau. Cette perspective n'était
pas encore connue des critiques comme Mirbel et Epardaud
694, par conséquent ces séquences sont
perçues comme le reflet des « méthodes de la technique germanique, méthodes si curieux et qui
tiennent dans le cinéma mondial une place si importante. »
695Et Jean de Mirbel de souligner « la
beauté picturale du film », sur cet aspect Epardaud nous renseigne plus précisément en pointant des
équivalents cinématographiques à l'art pictural qui sont davantage obtenus par des éclairages que
par des techniques proprement cinématographiques comme le flou ou la surimpression.
Pour illustrer ce vaste poème d'idées et de symboles, Murnau a trouvé une forme appropriée, une forme d'une pureté parfaite qui, négligeant les artifices conventionnels de la technique moderne, flou dit artistique, surimpression s'apparente plutôt à certains procédés de la peinture, clair-obscur de Rembrandt, grisaille de Carrière.696
Il oppose clairement les cinémas américain et européen. Le premier interprété, comme sans
culture ni tradition, est contraint d' « inventer » des procédés purement artificiels comme les flous
ou les surimpressions. Ce n'est pas le cas des productions européennes empreintes d'une lourde
tradition picturale et artistique : « on y trouve surtout la supériorité écrasante de la culture
européenne, d'une éducation de l'œil et de l'imagination affinée, par la fréquentation séculaire des
musées et des bibliothèques. »
697Par ailleurs, la représentation française du cinéma allemand doit
693 Ibid. :
« On ne peut que regretter une seule chose, c'est que des tableaux qui se prêtaient très heureusement à la réalisation cinématographique, tels que la Nuit du Walpurgis et le Sabbat, aient été négligés, alors qu'ils constituent une des parties les plus importantes de la version de Goethe. »
694 P.H., « Les Cinéastes F. W. Murnau », op. cit, pp.21-22. Cet article est le première mention du voyage de Murnau aux États-Unis.
695 Jean de MIRBEL, « Les Grands Films / “ Faust ” », op. cit., p.509. 696 Edmond EPARDAUD, « Faust », op. cit., p.20.
697 Émile VUILLERMOZ, « L'avis de la critique... et celui du Public Faust », op. cit., p.22 :
« Il y là non seulement une utilisation scientifique des ressources les plus perfectionnées de l'optique et de l'éclairage artificiel, une virtuosité incomparable d'exécution et une ingéniosité technique qui les [les Américains] humilient, mais on y trouve surtout la supériorité écrasante de la culture européenne, d'une éducation de l'œil et de l'imagination affinée, par la fréquentation séculaire des musées et des bibliothèques. On trouve ici à chaque instant des transpositions d'impression qui font fleurir en nous de riches guirlandes d'associations d'images et d'idées.
être repensée en fonction des peintres cités comme point de comparaison. Epardaud ne limite plus
l'influence picturale aux seuls artistes de l'espace germanique. L'esthétique de Faust semble être
appréhender ici au regard de l'ensemble des spécificités culturelles des civilisations européennes :
« le clair-obscur de Rembrandt, la grisaille de Carrière »
698. Cette interprétation, qui homogénéise la
picturalité européenne, est contraire aux discours de certains historiens de l'art français comme
Henri Focillon qui s'attache à différencier les arts français et allemand
699. Dans le cas présent de la
réception de Faust en France, ces associations permettent surtout de différencier les cinémas
américain et européen. « Voilà ce qui fait la valeur des œuvres d'art d'un peuple cultivé, alors que
les plus ambitieuses réalisations du nouveau monde s'évadent rarement du domaine de
l'historiette. »
700Ces éléments nous incitent à penser que le film de Murnau n'est plus considéré dans le strict
contexte allemand, mais il est analysé en fonction de l'ensemble des cultures européennes. Au-delà
des spécificités des différentes aires culturelles, Faust s'inscrit dans une vaste tradition européenne
où se mêlent peinture et dramaturgie. Peut-être cela est-il aussi perceptible dans une distribution
elle-même très européenne. Yvette Guilbert, modèle de Toulouse-Lautrec interprète Marthe ; le
suédois Gösta Ekman, qui tourna avec Victor Sjöstrom et Mauritz Stiller, joue, quant à lui, le
personnage éponyme. Ainsi le Faust de Murnau serait-il l'expression d'un « universalisme
européen » dépassant les frontières nationales afin de mieux contrecarrer le concurrent américain.
Une nouvelle fois, le cinéma allemand n'est pas considéré comme un éventuel concurrent aux
productions françaises. Au contraire, le 7ème art germanique apparaît, clairement, comme l'unique
rempart contre le rival américain ce qui implique que ces critiques admettent l'infériorité patente du
cinéma hexagonal.
Une conclusion s'impose, à l'honneur de la production allemande : l'an dernier, deux films avaient renouvelé l'art et la technique cinégraphique, Les Nibelungen et Le Dernier des Hommes. Cette année se sont encore deux films allemands qui, en ce début de saison, nous apportent la sensation bienfaisante d'un sang nouveau : Faust et Variétés701
Partout, des allusions, des résonances et des correspondances. » 698 Edmond EPARDAUD, « Faust », op. cit., p.20.
699 Walter CAHN, « L'art français et l'art allemand dans la pensée de Focillon », in Matthias WASCHEK (livre dirigé par), Relire Focillon ; Principes et théorie de l'histoire de l'art, Paris, Musée du Louvre, École Nationale Supérieure des Beaux-arts, 1998, pp.25-52.
700 Émile VUILLERMOZ, « L'avis de la critique... et celui du Public Faust », op. cit., p.22. 701 Edmond EPARDAUD, « Faust », op. cit., p.20.