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124 Michel S ANDRAS

Dans le document À la recherche d'Albertine disparue (Page 125-129)

l’usage de métaphores qui humanisent les choses inanimées (« ma belle place exilée »). Surtout en enrôlant les techniques des arts plastiques. Les descriptions proustiennes non seulement mettent en valeur le traitement de la matière des monuments, y compris au sens figuré quand il s’agit des cou-leurs, de l’ombre et de la lumière ; mais évoquent le site comme une subs-tance : « morceau de Venise », « la matière vénitienne » qui, au moment de cristalliser, aurait subi une distension imprévue (p. 229), Proust se faisant en quelque sorte souffleur de verre. En cela ces descriptions ont la forme de poèmes en prose, avec une écriture poétique facilitée comme c’est toujours le cas par le choix d’un point de vue subjectif.

Les opérations de construction du texte tendent également aux modes de rapprochement les plus variés. Soit par juxtapositions (des promenades, des quartiers), par glissements (d’une curiosité à une autre, impression de glis-sement renforcée par le moyen de transport, la gondole), soit par échanges de qualités : le plus frappant de cet épisode vénitien reste le chassé-croisé, qui prête aux quartiers pauvres de la Venise vénale un côté magique et étranger (« la ville enchantée », p. 229), tandis que la Venise de l’art est paradoxalement du côté de l’intime et du familier. On rapprochera ce chassé-croisé des situations très fréquentes de quiproquo dans la Recherche, et sou-vent de l’humour qui accompagne leur évocation.

Mais ces équivalences finissent quand même par affirmer une hiérarchie de valeurs (triomphe des valeurs classiques), qui peut entrer en contradiction avec les préférences de la chair. Et c’est là le sens de la crise finale, lorsque le jeu des équivalences ne peut plus fonctionner et que se produit le désen-chantement. Le choix momentané du narrateur pour la promesse des plaisirs de la chair fait se détruire la Venise « familière », le « tout indivisible et vivant » (p. 224). Au soleil flamboyant de dix heures du matin s’est substi-tuée la lumière crépusculaire. La beauté et le prestige de la ville s’effondrent. Venise n’est plus ni la ville des peintres ni Combray en mieux ; le bassin de l’Arsenal remplit le narrateur de « ce mélange de dégoût et d’effroi », celui de communiquer avec « d’invisibles profondeurs couvertes de corps hu-mains en caleçons », qu’il a éprouvé tout enfant quand il accompagnait sa mère aux bains Deligny ! (p. 232). « L’âme de Venise » s’est échappée, avec l’absence de la mère. C’est dire clairement que tout ce système d’équivalences, qui parvenait à faire de Venise une totalité harmonieuse, ne tient que par la présence de la mère, unique garantie d’une synthèse supé-rieure.

Comment expliquer le sursaut final ? C’est peut-être autant pour garder cette vision et cette signification de Venise que pour demeurer fidèle à sa mère que le héros-narrateur finit par courir à la gare et renoncer

(provisoire-L

ES DEUX CÔTÉS DE

V

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ment) à ses préférences. Renoncer à la présence réelle de Venise, c’est aussi accepter ce qui suit : reconnaître l’erreur sur la lettre, qui donnait à croire encore à l’existence d’Albertine, et apprendre l’annonce prosaïque de maria-ges imprévisibles. Le deuil est fait : la Venise ruinée, dans le coucher de soleil de la fin du chapitre, laisse espérer une autre Venise reconstruite et lissée par l’écriture. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que l’écriture proustienne, cette écriture sinueuse et volontiers contournée, est à l’opposé de la simplicité et de l’humilité classique tant vantées par les mères, leurs fils épousant en partie leur point de vue. Après avoir rapporté le jugement esthé-tique de la mère, le narrateur ajoute : « […] et il y avait en effet une part de vérité dans ce que disait ma mère » (p. 208). Il y a donc une autre part, celle d’un narrateur qui n’est pas du même avis, amoureux du sinueux et du by-zantin, proche de la complexité d’un Baudelaire ou d’un Dostoïevski (écri-vains qui ne sont pas aimés des mères), d’un narrateur cette fois proche de Marcel Proust.

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