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Mesurer la population : environnement et longévité environnement et longévité

Dans le chapitre précédent, on a vu comment les praticiens genevois se sont engagés, hors de tout mandat institutionnel, dans la lutte contre la variole. Pour préserver les habitants de la région d’une maladie grave et contagieuse, ils ont été conduits à se coordonner pour parler tous ensemble à toute la popula-tion. Leurs efforts s’inscrivent dans un mouvement qui prend naissance au 18e siècle déjà : l’hygiène publique. Les médecins genevois ont manifesté un intérêt particulier pour ce champ nouveau, qui s’appuie sur une large palette de savoirs scienti-fiques, techniques ou législatifs relevant de trois disciplines : la chimie, la statistique et l’économie politique  1.

Dans ce chapitre, je m’arrête sur les recherches statistiques menées à Genève dans ce domaine, principalement celles de D’Espine et Lombard. Chacun d’eux a travaillé avec achar-nement et conviction à la constitution d’une science dont ils attendent beaucoup : la statistique médicale pour D’Espine et la climatologie médicale pour Lombard. Leur but est de mesu-rer l’influence de causes générales telles que les conditions de

1 Pour l’historien Gérard Jorland, l’hygiène publique n’est pas une discipline, mais un ensemble de disciplines, une « épistémè ». Jorland 2010, 19. Voir aussi Bourdelais 2001 ; Murard/Zylberman 1996.

vie, les conditions atmosphériques, la topographie ou encore le climat sur l’incidence et la prévalence des maladies les plus com-munes. Ils sont convaincus que ces sciences nouvelles appor-teront des connaissances utiles aux autorités responsables de l’organisation de la vie dans la cité et aux citoyens en leur offrant les moyens d’éviter de s’exposer à des influences défavorables.

Pour atteindre leur but, ils ont assumé des tâches qui ne relèvent que marginalement de la médecine, notamment l’organisation des registres mortuaires, la compilation et l’analyse de données statistiques. Ils ont cherché comment représenter au mieux la mortalité et la morbidité et comment interpréter les différences entre les populations étudiées. Néanmoins, ils restent avant tout des médecins praticiens, avec une activité de consultation privée ou hospitalière bien remplie.

La mortalité : naissance d’un concept La mortalité : naissance d’un concept

Le concept de mortalité et sa quantification constituent le cœur tout à la fois de la statistique publique et de la santé publique ou hygiène publique. Il est né, en même temps que l’arithmé-tique polil’arithmé-tique, dans le traité de John Graunt (1620-1674) et William Petty (1623-1687)  2. Ce n’est pourtant qu’à partir du 19e siècle que la plupart des États européens commencent de se doter d’un service public spécifiquement chargé de collecter des informations et de produire des rapports et des tableaux statistiques supposés informer du nombre de toute chose (res-sources matérielles, territoriales, animales et humaines). Un registre de données va plus particulièrement intéresser les pre-miers hygiénistes : celui des décès 3.

2 Voir Le Bras 2000 pour la brillante démonstration de cette thèse. Publié en 1662, le célèbre ouvrage de Graunt et Petty intitulé Natural and Political Observations Made upon the Bills of Mortality est cité par les épidémiologistes, les démographes et les statisticiens pour situer l’origine de leurs sciences respectives.

3 Hacking 1982 pour une perspective historique critique de la mise en place d’une statistique publique à des fins de gouvernance des populations.

Des différences notables se constatent entre les pays dans l’organisation d’un service public chargé de la statistique mor-tuaire. En Grande-Bretagne, le General Register Office (GRO), fondé en 1837, a la responsabilité à la fois du recensement et du registre des décès. À sa tête est nommé un médecin et statisti-cien, William Farr (1807-1883), membre de la Royal Statistical Society. Il oriente ce service vers des questions de santé publique. Ses rapports annuels visent à identifier les régions de forte mortalité afin d’inciter les responsables locaux à entre-prendre des travaux d’assainissement. La saleté est, selon lui, la première cause de décès évitables 4. En France, au contraire, le premier bureau officiel de statistique, créé en 1803 et rebaptisé Statistique générale de France (SGF) en 1837, est rattaché au Ministère du commerce. Il est chargé d’établir un « tableau de la France », en particulier des industries et de l’agriculture. Doté de peu de moyens, il est responsable du recensement, mais pas du registre des décès. La décroissance démographique dont ses rapports font état est présentée comme un problème écono-mique plus que de santé publique 5.

En Suisse, le Bureau fédéral de la statistique est créé en 1860. Orienté vers l’économie politique (la santé publique relève, elle, des cantons) il est responsable du recensement et des sta-tistiques démographiques (naissances, décès, mariages, etc). À partir de 1876 il se charge d’enregistrer les causes de décès, une information cruciale pour les médecins qui cherchent à déterminer ce qui influence la longévité des peuples.

Quant au canton de Genève, la région qui nous occupe ici, il se dote d’un service de statistique en 1896 seulement.

Les Genevois n’ont cependant pas attendu la création d’un organisme officiel pour collecter des données statistiques. Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi (1773-1842), économiste genevois, a réalisé et publié, au tout début du siècle, la première

4 Sur l’organisation et le rôle du GRO et de Farr dans la construction de la santé publique en Grande-Bretagne, voir Szreter 1988 ; 1991a ; 1991b ; Higgs 1991 ; 2002 ; 2004 ; Eyler 1976 ; 1979 ; 2002 ; Hardy 1994.

5 Sur l’organisation de la statistique en France et son rôle sur le plan écono-mique et social ainsi que sur ses liens avec le mouvement hygiéniste, voir Jorland 2010 ; voir aussi Desrosières 1991.

Statistique du Département du Léman fort bien documentée 6. En outre, la ville possède dans ses archives la série complète des registres de décès depuis le 16e siècle.

Odier, sur la base de cette série de registres, établit et publie une suite de tables qui montrent l’évolution de la morta-lité de 1561 à 1760 7.

À partir de ce premier tableau, qui indique le nombre de morts et de survivants aux différents âges, Odier en construit un second qui donne la probabilité de vie et pro-babilité de vie est l’âge que seule une moitié des habitants d’une région atteint ; la vie moyenne est l’âge moyen des per-sonnes décédées durant une année. Quel que soit l’indicateur considéré, il apparaît à la lecture de ces tables que la vie des Genevois s’est fortement allongée durant ces deux siècles. Un tel constat questionne évidemment. Odier croit fermement qu’une

« vie simple active et uniforme est dans tous les pays et sous tous les climats, le moyen le plus efficace de prolonger la vie des hommes » et que « ce qui fait mourir les hommes avant l’époque marquée par la Nature, c’est sans doute, jusqu’à un certain point, l’intempérie des saisons, les exhalaisons nuisibles de tel ou tel terrain, mais c’est encore bien plus sûrement la fatale influence du chagrin, des soucis, de la terreur, de l’ambition ; c’est l’ivresse de la colère, de l’envie, de la jalousie, de l’amour et de toutes les passions lentes, encore plus que celle du vin » 8. En somme,

6 Sismondi 1971.

7 Odier 1797a.

8 Odier 1797a, 58.

Évolution de la probabilité de vie et de la vie moyenne du 16e au 18e siècle, à Genève