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La marginalisation historique vécue, savoir social et identités périphériques L’ambivalence entre

avancées modernisatrices et retours nativistes

Les expériences du passé sont continuellement repensées, réinterprétées quand ce n’est mystifiées/mythifiées dans le présent par les intéressés (Giordano 1992 : 495 sq.). Ce processus d’élaboration de l’histoire n’est jamais, contrairement à ce que prétendent Hobsbawn et Ranger (Hobsbawm & Ranger 1983), le résultat d’une pure invention, mais il se fonde toujours sur des événements réels que les membres d’une société donnée ont vécus directement ou non.

Les espaces d’expérience du passé représentent ainsi pour une société et pour ses membres individuellement, la base de cette réserve de savoir social dont parlent Alfred Schütz et Norbert Elias (Schütz

& Luckmann 1979, 1 : 133 sq. ; Elias 1988, XII).

L’écart historique socio-économique entre centre, périphérie et zones extérieures de l’Europe n’est pas seulement de nature structurelle comme on l’a dit jusqu’à présent. Il s’agit toujours aussi d’une réalité perçue, expérimentée, interprétée et donc socialement construite.

À ce propos, il me semble pouvoir dire qu’une des préoccupations principales que l’on peut observer surtout au niveau des élites de l’Europe du sud-est est précisément celle qui a trait au retard des pays et des sociétés auxquels elles appartiennent. Il s’agit évidemment d’une représentation sociale construite par elles-mêmes, mais qui est amplement nourrie par les opinions défavorables et dépréciatives de type orientalisant produites par le centre. Mais comme déjà mentionné, il s’agit d’une forme imaginée de retard, car il n’y pas de doute que toutes les périphéries européennes, et donc celle du sud-est européen aussi, ont produit d’éminentes avant-garde culturelles.

La question lancinante qui est souvent formulée à cet égard est la suivante : comment se peut-il que l’Europe du sud-est où vivent les peuples les plus habiles et les plus dignes d’estime du continent du point de vue moral, n’a pas été capable d’atteindre le niveau de nations comme la France, l’Allemagne, la Grande Bretagne et ultimement aussi dans la chronologie, les États-Unis ? Ce sont surtout les intellectuels les plus en vue et le public cultivé des États périphériques du sud- est de l’Europe qui comparent souvent et volontiers leur société avec celles des nations du centre considérées comme plus évoluées. Cela contraste avec les pays du centre où domine un regard vaniteux et souvent arrogant au sujet de ses propres conquêtes, extraordinaires en termes de progrès, de civilisation, de modernité, de démocratie, de société civile, de bien-être et de sécurité etc., sans qu’il semble nécessaire de donner une quelconque attention aux périphéries. Par ailleurs les présumés succès économiques, politiques et culturels du centre exercent sur les périphéries du sud-est européen une fascination évidente et hautement ambiguë.

En ce qui concerne les relations au centre, il semble donc correct de parler de société de référence pour les périphéries, comme le propose

le sociologue américain Reinhard Bendix. Cela implique que les sociétés périphériques réagissent aux valeurs et aux institutions d’un

autre pays avec des idées et des manières d’agir se référant à leur propre pays (Bendix 1980 : 2 : 77).

Ces remarques montrent bien l’ambivalence aiguë qui caractérise le rapport des sociétés périphériques du sud-est européen et en particulier de ses élites avec l’Europe occidentale. À la base de cette attitude, ainsi que le suggère encore Bendix, se trouve aussi bien un

savoir social spécifique qu’un type d’argumentation correspondant.

Suivant ces représentations et ces discours collectifs, la puissance de

l’autre pays appartenant au centre est sans doute impressionnante,

mais en même temps la société y est pleine de fausses valeurs, de corruption et de décadence morales, de manque d’originalité et de spontanéité. Simultanément les problèmes socio-économiques de son

propre pays sont immenses, mais les vertus spécifiques de son peuple

représentent des modèles de pensée et d’action précieux et probants. D’une part les sociétés de référence du centre, à cause de leur succès économique et politique, exercent une attraction énorme et l’on voudrait les imiter, voire les surpasser. Par ailleurs on est dégoûté de l’artificialité et de la dépravation du mode de vie et l’on met alors en scène un retard folklorisé, présenté comme l’authenticité vertueuse de sa propre société et nation. Nous avons ainsi affaire à ce que Michael Herzfeld a nommé justement la diglossie des orientations, des discours et par conséquent des identités. C’est précisément cette diglossie qui constitue à notre avis l’ambivalence dont nous parlions plus haut (Herzfeld 1987).

Ainsi, on peut observer dans les sociétés périphériques du sud-est européen (mais certainement aussi dans d’autres périphéries et zones externes du continent) un effort pour accélérer la modernisation/ européisation. Il s’agit alors d’introduire des standards occidentaux dans l’économie (par exemple l’industrialisation), dans la politique (par exemple l’importation de la démocratie parlementaire), dans la culture (par exemple la réception des modèles et des modes des métropoles d’Europe occidentale : Paris, Vienne, Berlin, Londres).

et une économie alternatives au capitalisme – tentera de créer dans les sociétés périphériques, notamment à travers sa politique d’industrialisation et d’urbanisation forcées, un modèle de développement et des conditions de vie qui soient comparables sinon supérieurs à ceux de l’Europe occidentale. Durant cette période également, les sociétés de référence étaient celles du centre. C’est pourquoi il est juste de définir les régimes communistes de l’Europe du sud-est comme des dictatures imitatives et non alternatives.

Dans la phase de transformation post-totalitaire qui suit immédiatement 1989, le slogan retour en Europe devint très populaire. C’est ainsi que s’exprimait le désir des périphéries du sud-est (mais plus généralement de tout l’est) d’être finalement intégrées dans le centre, grâce à l’affiliation à l’Union européenne.

Cependant à côté de ces efforts d’européanisation et de modernisation, on peut observer un recours massif à des représentations, des postures et des manières d’agir de type nativiste, à travers lesquelles il s’agit de mettre en scène de manière explicite les qualités uniques de son peuple et respectivement de sa nation. On peut dire de cette forme de nativisme qu’elle trahit le désir et la volonté des périphéries du sud-est européen, dans la mesure où il s’agit de sociétés historiquement marginalisées, de se raccrocher à la toute-puissance économique, politique et culturelle des sociétés de

référence (du centre donc) et de manifester publiquement le sentiment

du : nous aussi nous sommes quelqu’un (Mühlmann 1964 : 12).

Il s’agit donc, selon les producteurs ou managers identitaires de la claire expression de la contribution de son propre groupe, ethnie, nation, société, à la culture matérielle et spirituelle (Greverus 1981 : 223 sq.). Le nativisme comprend toujours, plus ou moins développée, une claire réélaboration folklorisée des traditions et par conséquent de la production sociale d’authenticité (Mühlmann 1964).

En conclusion signalons seulement ici que l’ambivalence entre des avancées modernisatrices et des retours nativistes a fréquemment été l’objet de controverses politiques et intellectuelles. Il s’agit de débats souvent virulents mais toujours actuels dans lesquels s’opposent la voie de l’occidentalisation, et par conséquent du rattachement au

centre, et celle d’un modèle de développement plus autonome et plus proche des traditions particulières de telle ou telle société nationale. Ce dilemme, bien moins présent au centre, demeure jusqu’à présent un des points clefs de la philosophie politique quotidienne et de ses pratiques dans les périphéries de l’Europe de l’est et du sud-est. C’est justement dans le contexte de ce sentiment d’ambivalence de la périphérie de l’Europe par rapport au centre que, se manifestant à mon avis très souvent sous des formes nativistes, a pu naître à plusieurs reprises en Europe du sud-est cette instrumentalisation politique de la culture au nom d’un nationalisme exclusif qu’Ivan Čolović a si bien analysé dans son récent ouvrage The Balkans : The

Terror of Culture (Čolović 2011). Toutefois il faut bien dire que ces

phénomènes ne sont en aucune manière une exclusivité de l’Europe sud orientale car on les retrouve aussi bien dans d’autres périphéries européennes qu’extra-européennes.