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Résumé

Cet article évalue le rapport entre esthétique et politique dans le travail de l'artiste conceptuel chinois Ai Weiwei en proposant une analyse critique de Sunflower Seeds, une oeuvre produite spécifiquement dans le cadre de la Unilever Series du Tate Modern de Londres. Un dispositif bivalent caractérise cette oeuvre particulière dont la valeur se révèle paradoxale dans un rapport à sa création, sa production, sa diffusion et sa réception. En proposant de distinguer une tension entre un dispositif de concrétisation (matérielle et institutionnelle) et de réception (phénoménologique et discursive), cette contribution tente de marquer les limites d'une approche sociologique de l'art tout en soulignant, dans le contexte actuel de l'économie culturelle du monde de l'art, les problèmes liés à l'engagement d'un artiste attribuant explicitement une fonction sociale à sa pratique.

Abstract

This essay evaluates how aesthetics relate to politics in the work of conceptual artist Ai Weiwei by focusing on Sunflower Seeds, a commissioned piece for The Unilever Series of the Tate Modern in London. This work of art becomes a remnant containing a political import as Ai succeeds in exporting mass-produced crafts into a western institution by enacting the role of the prominent cultural mediator he has become in the context of global exchange. In light of this particular piece, the article investigates the insights and limited

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Altérités, vol. 8, no 1, 2011 : 101-116.

of critical inquiry an artwork may come to epitomize. How can we apprehend cultural economy? Can we understand it through an aesthetic dimension concerned with a certain “distribution of the sensible” (Rancière) and not the sensible in itself? Is political art inevitably paradoxical and if so, is it therefore useless? This article aims to show that a bivalent apparatus translates the paradoxical currency (value) of Sunflower Seeds.

D’octobre 2010 à mai 2011, le Tate Modern de Londres exposait Sunflower Seeds de l’artiste chinois Ai Weiwei dans le cadre de ses Unilever series. De cette œuvre émane une prétention politique explicite; il s’agira, dans les pages qui suivent, de décrire cette installation de manière à évaluer une telle prétention et les problèmes qui la sous-tendent. Au-delà de son actualité indéniable, cette œuvre nous permet d’adresser une question récurrente en art contemporain, celle du rapport entre esthétique et politique et, plus spécifiquement, de la fonction sociale attribuée à l’œuvre d’art.

La valeur paradoxale que nous pouvons attribuer à cette œuvre se négocie, selon une approche sociologique, dans la tension entre son coût et sa gratuité, une tension qui relève essentiellement, dans les termes de Rancière (2004), du paradoxe fondateur du régime esthétique de l’art. J’y reviendrai. L’intérêt de l’œuvre se situe, semble- t-il, dans l’idée et le processus plutôt que dans l’appréhension sensible du produit.

Ainsi cette œuvre s’inscrit dans la filiation de l’art conceptuel. La dimension socio-économique qu’elle comporte se manifeste par la mise en œuvre de sa valeur à partir des conditions matérielles et culturelles de sa production. Pour comprendre le rapport de l’intervention de l’artiste au réseau de communication de l’art qui compose ses conditions d’énonciation (son économie artistique), je propose de distinguer un dispositif bivalent marquant cette œuvre : un dispositif de concrétisation (matérielle et institutionnelle) et de réception (phénoménologique et discursive). Les notions de coût et de gratuité sont mises en jeu de diverses manières dans l’économie de ce dispositif bivalent. Celui-ci témoigne de la valeur paradoxale de l’œuvre, paradoxale dans un rapport à sa création, sa production, sa diffusion et sa réception. Ce texte cherchera donc à analyser à la fois les facteurs sociologiques à considérer et, ultimement, ce qui les excède.

L’installation qui nous intéresse a été spécifiquement conçue et exécutée dans le cadre des séries Unilever du Tate Modern de Londres (fig.1). Elle est composée de trois parties exposées dans le Turbine

Hall : 1) une sculpture constituée de cent millions de pièces de porcelaine représentant chacune une graine de tournesol et étalées sur l’ensemble du sol de la salle d’exposition; 2) une projection dans un espace ouvert adjacent à la surface recouverte de la vaste masse sculpturale; 3) huit postes « interactifs » où les visiteurs peuvent enregistrer des messages vidéos.

Fig. 1

Né en 1957, Ai Weiwei est le fils du célèbre poète chinois Ai Qing, accusé de dissension durant la révolution culturelle chinoise et envoyé avec sa famille dans un camp de travail forcé. Ai participe à la célèbre exposition du groupe Stars en 1979 avant de s’exiler à New York de 1981 à 1993, période durant laquelle il abandonne sa pratique picturale pour travailler selon une éthique plasticienne s’inscrivant dans le sillage de Warhol et Duchamp. De retour à Beijing, il multiplie des projets d’architecture et d’urbanisme, publie trois livres d’art conceptuel de 1994-1997 et participe à la fondation de la China Art Archives and Warehouse (CAAW) en 1998. Il endosse ainsi le statut de « travailleur culturel », selon la terminologie officielle du gouvernement chinois, mais demeure résolument une figure provocatrice. En 2000, il est le commissaire avec Feng Boyi de l’exposition Fuck off (« non- cooperative attitude ») organisée en marge de la foire artistique de Shanghai puis, en 2005, de Mahjong, une exposition collective d’œuvres tirées de la plus importante collection d’art contemporain chinois en occident (la collection Sigg). Sa participation à la conception du stade olympique de Beijing en collaboration avec la firme Herzog & Meuron assure sa notoriété en 2008. Ce bref survol biographique d’Ai Weiwei démontre clairement qu’il accomplit sa fonction de médiateur culturel à travers une pluralité d’offices dans le réseau de communication de l’art : artiste, galeriste, collectionneur, commissaire,

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incarne un médiateur influent; à l’échelle internationale, il participe à la fulgurante croissance du marché de l’art chinois contemporain.