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Chapitre 3 : Manipulation des contraintes hydriques de la gestation

3. Manipulation des contraintes hydriques de la gestation

3.1. Un compromis intergénérationnel pour l’eau

Les résultats présentés dans l’Article 5 ont été obtenus suite à la privation d’eau de femelles

gestantes (en milieu de gestation) et de femelles non-reproductrices. Nos résultats montrent que

comparativement aux témoins, les femelles privées d’eau pendant 20 jours (gestantes et

non-reproductrices) perdent de la masse corporelle et subissent une augmentation de l’osmolalité

plasmatique, ce qui confirme qu’elles ont été significativement déshydratées. Toutefois, comme

nous l’avions prédit, les femelles gestantes privées d’eau ont une osmolalité plasmatique qui

augmente deux fois plus que les non-reproductrices. De façon concordante, les changements de

masses et d’osmolalité sont fortement corrélés et influencés par la fécondité. Du côté des

descendants, les différentes mesures des performances de reproduction (succès reproducteur,

volume des œufs, quantité et qualité des nouveaux nés, quantité de fluide dans la portée) n’ont

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fait apparaître aucune différence entre les femelles gestantes privées d’eau et les femelles

gestantes témoins. Ces résultats suggèrent donc qu’en réponse à une privation d’eau pendant la

gestation, l’eau corporelle de la mère est transférée vers les embryons en développement, ce qui

soutient l’hypothèse d’un compromis intergénérationnel significatif pour l’eau. Nos résultats

ne nous permettent toutefois pas de savoir quel protagoniste contrôle le transfert de l’eau. La

première hypothèse serait que la femelle contrôle activement le transfert de l’eau vers la portée

(hypothèse d’allocation maternelle), et compromettrait ainsi sa propre balance hydrique en

faveur des embryons. L’hypothèse alternative est que ce sont les embryons qui seraient capables

d’extraire l’eau maternelle pour eux-mêmes (hypothèse d’acquisition embryonnaire). On sait

par exemple que pendant l’incubation, les embryons des espèces ovipares sont capables de

contrôler le fonctionnement des aquaporines et de réguler le gradient osmotique pour extraire

l’eau de l’environnement (Packard 1991; Brown & Shine 2005; Shine & Thompson 2006). Ces

observations mettent en évidence des adaptations embryonnaires spécifiques pour accumuler

l’eau de l’environnement, ce qui supporterait l’hypothèse d’acquisition embryonnaire.

Cependant, les mécanismes fonctionnels qui sont utilisés par la femelle ou les embryons pour

contrôler le transfert d’eau restent méconnus chez les espèces vivipares. On peut aisément

supposer que des signaux similaires à ceux impliqués dans le transfert d’énergie (e.g.,

hormones, cytokines, facteurs de croissance, etc) (Crespi & Semeniuk 2004) sont concernés, ce

qui mériterait d’être clarifié.

3.2. Un possible conflit mère-embryons

Dans l’Article 5, nous avons émis l’hypothèse que ce compromis intergénérationnel pour l’eau

pouvait conduire à un conflit entre la mère et la descendance. Il convient donc tout d’abord de

clarifier la distinction entre compromis et conflit. Initialement le concept du conflit

parent-descendant de Trivers (1974) a été utilisé pour modéliser l’investissement parental optimal dans

les soins parentaux (i.e., la balance entre l’investissement dans le succès reproducteur actuel

versus dans sa propre survie ou reproduction future). Chaque protagoniste présente un optimum

différent dans l’acquisition des ressources. Alors qu’un descendant a pour but de maximiser ses

propres besoins, les parents doivent allouer les ressources à la fois pour leur propre survie et

pour celle des autres descendants (voir Godfray 1995b pour une review). Le conflit

parent-descendant résulte donc d’un compromis intergénérationnel (Charnov 1982 ; Godfray & Parker

1991 ; Godfray 1995a), lorsque ce dernier est suffisamment poussé (ressource limitante) pour

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imposer un coût en terme de survie ou reproduction future sur l’un ou les deux protagonistes.

Dans notre étude, nous avons considéré que l’eau pouvait donc au même titre que l’énergie être

une ressource conflictuelle entre une mère et ses embryons en développement.

En effet, bien que les Squamates soient particulièrement tolérants aux perturbations de la

balance hydrique, la déshydratation est connue pour impacter les performances des individus

(Wilson & Havel 1989; Lorenzon et al. 1999; Moeller et al. 2013). Dans notre expérimentation,

l’osmolalité plasmatique des femelles gestantes privées d’eau a augmenté en moyenne de 321.8

± 2.4 à 384.9 ± 5.4 mOsmol.kg

-1

, et ces femelles se sont immédiatement mises à boire

intensément lorsqu’elles ont été réexposées à l’eau. Ces résultats suggèrent donc qu’elles ont

été fortement déshydratées suite à la privation d’eau (Moeller et al. 2013; Lillywhite et al.

2014). Les données sur les optimums dans les besoins en eau sont encore manquantes pour

l’instant que ce soit pour les femelles ou les embryons. Toutefois, on sait que l’altération des

performances physiologiques représente un coût de reproduction significatif (Shine 1980,

2003). C’est la raison pour laquelle nos données supportent l’idée d’un conflit significatif entre

la mère et la descendance pour l’eau. Des études plus poussées (à long-terme) sont néanmoins

requises pour clarifier les optimums des besoins en eau et déterminer les effets d’une

déshydratation pendant la gestation sur la survie ou la reproduction future des femelles (Bonnet

et al. 2000; Bleu et al. 2011).

Les conflits parent-descendants ont en effet attiré un vif intérêt (2974 citations du modèle

original de Trivers 1974 sur google scholar) à la fois en écologie évolutive ou en écologie

comportementale (Danchin et al. 2005), et jusqu’à des disciplines comme la psychologie

(Buunk et al. 2008). Toutefois, la grande majorité des études en écologie mettent en évidence

un conflit entre l’investissement parental et la sollicitation des jeunes principalement vis-à-vis

des ressources en énergie ou en temps (voir Kölliker & Richner 2001 pour une review).

L’hypothèse d’un conflit mère-embryon pour l’eau est à notre connaissance complètement

nouvelle. Or un tel conflit n’est probablement pas restreint aux Squamates et s’applique

vraisemblablement à de nombreux taxa. La difficulté majeure est d’isoler les effets des

différentes ressources puisque pour plusieurs espèces, l’eau est typiquement transférée aux

descendants via l’alimentation en même temps que l’énergie (Williams & Nagy 1985).

Néanmoins, certaines espèces ont développé des soins parentaux postnataux spécifiques pour

l’approvisionnement en eau des jeunes (e.g., eau dans le plumage chez les Pteroclidae ;

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Mougeot et al. 2014), et ce type d’espèces représentent d’excellent modèles pour évaluer

l’application d’un conflit parent-descendant postnatal pour l’eau. Les conflits

parents-descendants s’appliquent également aux plantes (Uma Shaanker et al. 1988) et un tel conflit

pour l’eau est probablement vrai, surtout pendant la formation des fruits. De façon plus ultime,

nous émettons l’hypothèse qu’un tel conflit mère-embryons pour l’eau représente une pression

de sélection importante dans l’évolution des modes reproducteurs, et de l’effort reproducteurs.

3.3. Implications dans l’évolution vers la viviparité

Que l’on considère la ressource en énergie (Article 2) ou en eau (Article 3, 4 et 5), clarifier les

contraintes associées aux compromis d’allocation pendant la gestation est nécessaire pour

comprendre les coûts associés à la reproduction vivipare. Les pressions de sélection qui ont

favorisé et/ou limité la transition vers la viviparité ont en effet attiré un grand intérêt en

particulier chez les Squamates (Tinkle and Gibbons 1977; Shine 1985, 1995; Lorioux et al.

2013b), compte tenu de la diversité des modes reproducteurs, de la proximité phylogénétique,

et du fait que la transition se soit produite une centaine de fois indépendantes (Blackburn 1993).

Les précédentes études se sont soit intéressées aux bénéfices associés (Tinkle and Gibbons

1977; Shine 1985, 1995; Lorioux et al. 2013b), soit aux coûts physiologiques ou écologiques

(Blackburn 1985; Shine 2004; Qualls and Andrews 1999; Andrews 2000; Crespi and Semeniuk

2004; Lourdais et al. 2004; Shine & Thompson 2006).

La sensibilité thermique embryonnaire est centrale

dans les deux grandes hypothèses actuelles qui sont

décrites : l’hypothèse des environnements froids

(Tinkle and Gibbons 1977) et l’hypothèse de la

manipulation maternelle (Shine 1995). Si on tient

compte de nos résultats et des prédictions de

l’hypothèse de Crespi & Semeniuk (2004)

(« Viviparity-conflict hypothesis »), le conflit

mère-descendant pour l’eau pourrait au moins chez

les Squamates constituer un frein significatif à la

transition vers la viviparité. Chez les espèces

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ovipares, les échanges gazeux et hydriques sont des paramètres clés qui limitent la rétention des

œufs en général au premier tiers du développement embryonnaire (Shine & Thompson 2006).

Le conflit mère-descendant que l’on suppose dans l’Article 5, ou en tout cas, le compromis

intergénérationnel pour l’eau mis en évidence en milieu de développement augmente très

vraisemblablement en suivant la dynamique exponentielle des besoins en eau des fœtus en

croissance (Article 3). Aussi, dans des milieux desséchants, il est probable que le conflit pour

l’eau soit une véritable limite à la transition vers la viviparité. Par exemple, les Viperinae (i.e.,

« vraies » vipères) sont principalement représentés par des espèces vivipares et le peu d’espèces

ovipares sont uniquement présentes en zones arides ou dans les déserts (e.g., genre Cerastes,

Echis, Macrovipera ou Montivipera; Blackburn 1985) (Fig. 29). La disponibilité en eau de ces

environnements est très réduite et constitue très probablement une limite significative à la

rétention des œufs.