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Malaise en la demeure : renversement et brouillages des lieux du quotidien

Malaise en la demeure :

renversement et brouillages des lieux du quotidien

Je ne rêve pas à Paris, dans ce cube géométrique, dans cet alvéole de ciment, dans cette chambre aux volets de fer si hostiles à la matière nocturne. Quand les rêves me sont propices, je vais là-bas, dans une maison de Champagne, ou dans quelques maisons où se condensent les mystères du bonheur.

(Gaston Bachelard, La terre et les rêveries

du repos, 1948 : 96)

Formes et dérives du chez-soi

Dans sa Poétique de l’espace, Gaston Bachelard déplorait : « À Paris, il n’y a pas de maisons. Dans des boîtes superposées vivent les habitants de la grand’ville » (1957 : 42). Ainsi, à la maison, sorte de matrice protectrice, de hutte originelle, Bachelard oppose la froideur, l’hostilité et l’anonymat imposés par les formes plus contemporaines d’habitations (appartements, immeubles). La littérature française contemporaine ne cesse de dire ce rapport trouble au chez-soi et cette difficulté de s’inscrire durablement dans un lieu habitable : que l’on pense aux maisons dont on ne franchit jamais le seuil chez Christian Oster (Mon grand appartement, Sur la dune), aux résidences familiales qui s’effritent chez Marie Redonnet (Splendid Hôtel) et Emmanuel Adely (Les Cintres), à la villa carcérale et labyrinthique chez Sébastien Brebel (Villa Bunker), ou encore aux immeubles résidentiels angoissants chez André Benchetrit (Le Ventre et Impasse Marteau). En France comme au Québec, l’angoisse et l’étrangeté que provoque la figure du chez-soi chez l’individu contemporain sont bien palpables. Dans un article intitulé « Les figures spatiales dans L’île

de la Merci d’Élise Turcotte ou la maison de l’emprisonnement », Benoit Doyon-Gosselin

a bien montré comment

[d]epuis les années 1980, la maison est devenue une figure récurrente du paysage littéraire québécois. Peut-être en raison d’une conjoncture particulière, cette figure est surtout mise à profit dans les romans écrits par des femmes. On n’a qu’à penser, notamment, à l’œuvre entière de l’Acadienne France Daigle, La maison Trestler ou le

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8e jour d’Amérique de Madeleine Ouellette-Michalska ou encore à Babel, prise deux ou Nous avons tous découvert l’Amérique de Francine Noël. (Doyon- Gosselin, 2007 : 108)

Qu’il s’agisse d’un sinistre bungalow nord-américain dans Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis et dans Dée de Michael Delisle, ou encore d’intérieurs carcéraux dans Sous

béton de Karoline Georges et J’ai eu peur d’un quartier autrefois de Patrick Drolet, la

représentation de la maison et du chez-soi dans la littérature québécoise s’oppose, le plus souvent, à cet espace protecteur, heureux et serein, dont faisait état Gaston Bachelard dans

La poétique de l’espace. Doyon-Gosselin le souligne : « il faut réitérer l’idée qu’à partir des

années 1980, la difficulté d’habiter l’espace devient un leitmotiv des plus féconds autant dans le roman québécois que dans le roman d’expression française au Canada » (Doyon- Gosselin, 2007 : 123). Marie Parent n’affirme pas autre chose lorsqu’elle montre comment, dans Pourquoi faire une maison avec ses morts d’Élise Turcotte tout comme dans Unless d’Hélène Monette, « les narratrices sont animées par le désir d’un refuge, d’un endroit où échapper à la folie du monde et à la frénésie de l’Histoire, quête constamment mise en échec par l’étrangeté fondamentale du chez-soi. » (Parent, 2011 : 126) Les œuvres de ces deux écrivaines, explique Parent, « participent d’un imaginaire qui hante les fictions nord- américaines, celles-ci ne cessant de pointer ce hiatus infranchissable entre le sujet et son environnement » (Parent, 2011 : 127).

Dans le cadre de cette analyse, deux romans – appartenant à une veine plus ironico- ludique que ceux énumérés ci-haut – nous permettront d’aborder la figure de la maison et ses déclinaisons, du bungalow le plus ordinaire au squat le plus incongru. Ainsi, Éric Chevillard (Au plafond) et Nicolas Dickner (Tarmac) montrent comment se négocie la difficile appropriation d’un espace habitable, d’un lieu de vie rassurant et sécuritaire, en contexte d’incertitude (perte des repères, menaces réelles ou fabulées, expulsions successives, exclusion). Dans les romans, deux modes de vie se confrontent : la marginalité (représentée par le narrateur et sa communauté d’amis dans Au plafond et par la famille Randall dans Tarmac) et la normalité (figurée par la famille Raffin dans Au plafond et la famille Bauermann dans Tarmac). Cette mise en scène de la marginalité et de l’exclusion se double, dans les romans étudiés, d’une poétique descriptive de la réversibilité où les valeurs, les espaces et les événements sont représentés sur le mode du renversement. C’est

en effet à un basculement généralisé (de l’ordre établi, des lois physiques, etc.) que nous convient ces deux romans. Chez Dickner, le proche et le lointain sont interchangeables : Rivière-du-Loup se dessine comme l’exact revers d’une ville japonaise (et vice-versa). À ce renversement de l’exotisme, s’ajoute le retournement des figures de la catastrophe. En effet, chez Dickner, ces figures sont systématiquement désamorcées par des métaphores qui les rattachent au domaine du jeu ou du quotidien. Chez Chevillard, c’est plutôt par le détournement ironique et jubilatoire des notions de haut et de bas, de sécurité et d’insécurité, d’inclusion et d’exclusion que s’opère le renversement de la représentation spatiale. Dans les romans étudiés, l’incertitude devient le prétexte à une inventivité et à une manière inédite de concevoir et d’habiter le monde.

Tarmac présente le parcours de Hope Randall, une adolescente issue d’une famille

où chaque membre reçoit, depuis des générations, sa propre révélation de la date de la fin du monde. Oscillant entre ses désirs de stabilité et ses réflexes de déracinée, entre ses penchants scientifiques et sa curiosité maladive à l’égard du hasard et de la superstition, Hope entreprend de découvrir par elle-même le moment de l’apocalypse. Quelques coups de dés la mènent à élire le 17 juillet 2001 comme date fatidique, prophétie consolidée par la date de péremption figurant sur des sachets de ramen et confirmée par une publicité, trouvée dans un vieux numéro de Spider-Man, faisant la promotion de l’œuvre de Charles Smith, un devin de pacotille qui prévoit, tout comme Hope, la fin du monde pour le 17 juillet 2001 (T : 146). À la recherche de ce dernier, Hope entreprend un long périple qui la mènera de Rivière-du-Loup à Tokyo en passant par Seattle. Rien ne sera simple pour Hope, dont la quête est entravée par une série d’incongruités et d’aberrations géographiques. Dans

Tarmac, on assiste donc à un télescopage généralisé des repères, des frontières et des

certitudes face à un monde en constante mutation.

Dans Au plafond, le narrateur – un homme qui porte constamment une chaise retournée sur sa tête – fait le récit de son existence, entièrement vouée à la remise en question de la matérialité contraignante du monde, ainsi que des codes et des lois qui régissent les manières de l’habiter. Tout en retraçant la généalogie de son rapport ambivalent à sa chaise – à la fois cellule protectrice et carcan qui lui a été imposé par un

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médecin afin de l’obliger à « pousser droit » (AP : 11) – il fait le récit de ses nombreuses tentatives pour habiter le monde des hommes, cet espace aliénant régi selon lui par de nombreuses conventions arbitraires. C’est loin des formes convenues d’habitation – dans un entrepôt frigorifique, puis dans un chantier abandonné, et finalement au plafond d’un appartement coquet – qu’il arrivera à habiter le monde d’une manière inédite, à l’envers, accompagné de ses amis marginaux : le très puant Kolski; Topouria, un grutier déchu; Malton et Lanson, rivés à leur chaise roulante; Madame Stempf, une rempailleuse de chaises perpétuellement enceinte; et finalement Egger, le plus fidèle émule du narrateur.

En proposant un regard critique sur le caractère arbitraire des conventions spatiales, la rigidité des découpes territoriales et l’artificialité des frontières qui cadastrent notre monde, c’est à une réforme générale des manières d’habiter et des formes d’habitation instituées que nous invitent les deux romans étudiés.

« Rien n’a été prévu pour nous » : espaces de la marginalité et de

l’exclusion

Je ne demande qu’à me fondre, j’en suis empêché.

(Au plafond : 16)

Selon Hope, la Terre orbitait en banlieue, dans un bras galactique insignifiant – de quoi se sentir irrémédiablement en marge des choses. (Tarmac : 132)

Dans Tarmac et Au plafond, les représentations de l’espace habité se nouent constamment autour de la question de la marginalité et de la conformité. Ainsi, dans

Tarmac, tout oppose Hope et Michel (ou Mickey). Alors qu’elle est issue d’une longue

lignée de déracinés, il vient d’une famille unie (cimentée !) œuvrant depuis des générations dans divers métiers associés à la construction :

[d]ébarquée de Hollande au milieu du 19e siècle, ma famille s’était installée au New Jersey, où elle avait exercé la maçonnerie avant de se spécialiser peu à peu dans le ciment et le béton. Mes aïeux avaient si bien travaillé que, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, ils exploitaient l’une des plus grosses cimenteries de la région : la Bauermann Portland Cement Works. (T : 49)

On le verra plus tard, Mickey habite un monde régi par des conventions et des rituels familiaux immémoriaux. Il représente l’Amérique banlieusarde dans tout ce qu’elle a de stable et de rassurant. Chez Mickey, la vie quotidienne se veut douce et banale :

[u]ne odeur sucrée flottait dans la cuisine. Sur la table, on avait disposé un panier de gaufres fraîchement micro-ondées, des oranges et un pichet de sirop de maïs. Mon père lisait le cahier Économie, ma mère détaillait les avis de décès. La cafetière faisait son boulot. La radio jouait en sourdine, simple bruit de fond. (T : 43)

À l’opposé, Hope, avec ses « allure[s] d’enfant abandonnée au fin fond de la forêt amazonienne » (T : 25), est issue d’une famille d’illuminés et de marginaux de tout acabit qui, depuis au moins sept générations, « souffr[ent] d’une grave obsession pour la fin du monde » (T : 18). Sa famille aux origines incertaines, « très vaguement acadienne » (T : 18), est portée par le déracinement perpétuel. On apprend qu’ils ont été

déportés par les Britanniques en 1755. Parachutés au Maryland, ils y adoptèrent le patronyme Randall, sans pour autant se laisser assimiler, et revinrent en Nouvelle- Écosse, où ils consacrèrent les décennies subséquentes à squatter des lopins de tourbière ingrate. (T : 18)

L’instabilité, le déracinement et l’exclusion semblent être à l’origine de leur obsession familiale pour la fin du monde :

On pourrait d’ailleurs croire que l’obsession familiale pour l’apocalypse remontait à ce traumatisme géopolitique. N’était-il pas normal, voire inévitable, qu’une lignée d’agriculteurs déportés éprouvât certaines sensibilités à l’égard des agglomérations urbaines, des grandes catastrophes et du cours normal de l’histoire ? (T : 18)

Le caractère destructeur de la famille Randall s’oppose en tout au caractère bâtisseur des Bauermann. Habitués des espaces précaires, les Randall endossent eux-mêmes des comportements (auto-)destructeurs; ils sabotent et endommagent les biens publics et sont affligés de lourdes tendances suicidaires. Par exemple,

Harry Randall Truman, le patriarche, avait perdu la tête à l’automne 1835, peu après le passage de la comète de Halley. Il avait annoncé le retour de Moïse à bord d’une baleinière incandescente, puis avait bouté le feu à la grange du pasteur pentecôtiste. Les voisins l’avaient intercepté, ligoté et expédié au Halifax Mental Asylum, où il termina ses jours dans l’aile des pyromanes et autres sociopathes. (T : 20)

Il en va de même pour « Gary Randall [qui] s’était terré quinze ans durant dans un cabanon en plywood, de la fenêtre duquel il accueillait les (rarissimes) psychothérapeutes avec des

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salves de calibre 12 » (T : 20) ou encore de Henry, le grand-père de Hope, qui « se suicida en gobant une poignée de clous à toiture » (T : 20). De l’aile des pyromanes au cabanon en plywood, les Randall habitent toujours en marge du monde, dans des lieux décalés comme cette ancienne animalerie, l’Arche de Noéh (sic) où habitent Hope et sa mère (à défaut d’habiter une baleinière incandescente pilotée par Moïse !).

Dans Au plafond, le narrateur se présente également comme un être marginal en proie, depuis son plus jeune âge, à une exclusion dont il semble a priori responsable. En effet, cet hurluberlu porte en permanence une chaise retournée sur sa tête. Ainsi, « [l]orsqu[’il] entre dans un lieu public, un magasin, un restaurant, en [s]e baissant légèrement pour franchir la porte […] les conversations se figent, puis cèdent la place à ce même murmure qu[’il] croyai[t] avoir laissé dehors, qui décidément [l]e suit […] » (AP : 9). On le « toise dans les foules » ou on lui fait « des réflexions désagréables parce qu [’il] ne cède pas [s]a chaise à une vieille dame debout qui se fatigue ou se sent mal » (AP : 12). Aux yeux de la société,

[s]a chaise [l]e désign[e] comme fauteur de trouble ou contestataire dangereux : un homme qui se dépla[ce] avec un siège sur la tête p[eu]t aussi bien faire dérailler les trains ou exploser les avions; s’il prom[ène] sur de telles distances le meuble justement conçu pour le repos et la halte, sa perversion lui inspirer[a] [peut-être] un jour le désir inverse d’entraver la libre circulation des véhicules pourvus d’ailes et de roues puis les mouvements naturels des êtres animés (AP : 105-106).

Contrairement à la paranoïa qui afflige chaque membre de la famille Randall, dans Au

plafond, c’est le comportement du narrateur qui suscite toutes les suspicions des gens

« normaux ». Les raisons qui ont mené ce dernier à devoir porter une chaise sur la tête nous laissent comprendre qu’il est affligé, depuis l’enfance, d’une incapacité à grandir normalement, à prendre sa place dans le monde de manière adéquate. En effet, alors qu’il n’était qu’un « [e]nfant apeuré » et solitaire (AP : 9-10), le narrateur

[a]urai[t] voulu décroître en ces années où la moelle jaillit comme une sève, où la thyroïde vous écartèle de l’intérieur, [il] ne pouvai[t] que [s]e recroqueviller, grandir en rond, en spirale. Un médecin consulté par [s]a mère [lui] imposa l’exercice de la chaise retournée pour [l]e forcer à pousser droit. (AP : 10-11; nous soulignons)

Par un renversement ironique, la chaise que porte le narrateur – qui se présente d’abord comme un carcan imposé par un médecin – est rapidement transmuée par le personnage en

moyen de s’émanciper des codes rigides qui régissent le monde. Revendiquant haut et fort sa singularité, se présentant désormais comme un demi-dieu siégeant dans le ciel (AP : 11), il déplore que « [r]ien n’a été prévu pour [les gens comme lui] » :

Souvent, les plafonds sont trop bas. Tous les vêtements qui s’enfilent par la tête ont des encolures ridiculement étroites. Pour les architectes et les couturiers, c’est comme si nous n’existions pas. Il ne leur viendrait pas à l’idée de travailler en pensant à notre singularité […] (AP : 13-14).

Sur un mode ludique, le narrateur pousse à l’extrême ce qui pourrait être une logique de l’adaptabilité où l’espace s’ajusterait à tous ses usagers, à toutes leurs singularités.

Derrière cet humour bon enfant, il n’en reste pas moins que le narrateur entretient un rapport inquiet avec le monde dans lequel il vit : « ainsi, même entre gens de ma sorte, si rares soyons-nous, rien n’est simple, nous avons appris à nous méfier de tout le monde, après quelques déconvenues, nous avons développé des réflexes de fuite ou de repli » (AP : 54; nous soulignons). C’est toutefois davantage sur le mode de la lutte et de la provocation que semble s’opérer la relation que le narrateur noue avec le monde. Loin de s’apitoyer sur son sort, il affirme en effet:

Nulle pitié ne m’est due – et si cela était, je saurais bien m’apitoyer sur moi-même, je suis devenu débrouillard, un vrai Robinson Crusoé – mais j’estime être en droit d’exiger quelques aménagements : je veux pouvoir porter autre chose que des blouses ou des vêtements qui se boutonnent sur le devant, je veux pouvoir entrer dans des voitures non décapotables ou profiter des transports en commun. Je ne demande qu’à me fondre, j’en suis empêché. (AP : 16)

Exiger des aménagements : voilà ce que revendiquent les personnages d’Au plafond. Dans une sorte d’exacerbation parodique de l’individualisme contemporain, ils revendiquent le droit à leur unicité et vilipendent la rigidité du monde dans lequel ils habitent. C’est donc à une série de « petites provocations » que se livre, au quotidien, le narrateur « pour défier le sens commun dont l’autorité rassise et l’intransigeance obtuse [l’]accabl[ent] » (AP : 65). Loin d’être le seul personnage marginal du roman, le narrateur est entouré de désaxés magnifiques : des laissés-pour-compte et des chômeurs tel son ami Topouria, un grutier inventif qui, alors qu’il participait aux travaux de construction d’un pont, a décidé de repenser son usage en l’édifiant, contrairement à toute logique, « dans l’axe du fleuve afin de permettre à celui-ci d’enjamber l’océan et de poursuivre sa course sur le continent

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assoiffé, infertile qui s’étend sur la rive opposée. » (AP : 29) Faire fi des conventions à tout prix, voilà ce qui caractérise la bande de joyeux originaux qui cohabitent avec le narrateur. Pensons à Kolski qui, par sa puanteur, s’exclut volontairement du monde, dressant une barrière de pestilence entre lui et les autres. Le narrateur explique l’avoir rencontré dans la salle d’attente d’une gare, en pleine heure de pointe : « il puait comme un égout et je trouvais refuge dans son odeur, un abri sûr, elle me protégeait comme une vitre blindée de la foule hostile, maintenue à distance, qui ne pouvait plus rien contre moi. » (AP : 42; nous soulignons) Dans Au plafond, la marginalité agit bien comme un refuge, comme une manière de mettre à distance le monde tout en le maîtrisant : « [n]ous étions au centre d’un large cercle vide, entourés de respect malgré l’air méprisant de tous ces gens, et maîtres de l’espace aussi loin que portaient les effluves émanant des vêtements et du corps de Kolski. » (AP : 43) Dans ce roman, la marginalité des personnages dépasse largement les limites de leur corps, elle se spatialise littéralement, fait office de rempart; une chaise retournée sur la tête devient carcan protecteur, une mauvaise odeur corporelle agit comme une muraille impénétrable. Parfois, c’est le corps lui-même qui se « bunkerise ». Ainsi, Madame Stempf, une rempailleuse de chaises amie du narrateur, garde précieusement ses enfants en son sein. En effet, elle qui « assimile l’obstétrique à une procédure d’expulsion » (AP : 31-32) ne permet pas qu’on la prive de ses enfants :

elle les a retenus dans ses flancs, à l’abri, les quatre ou cinq enfants, peut-être six, arrondissant son ventre autour d’eux et dressant le rempart de son corps contre l’hiver, contre la nuit, contre le vent, contre l’orage, contre les angles et les ongles, les coudes, les crocs. Contre les lames, les balles, les coups –ils s’en sont trouvés bien, bercés par le lent roulis de ses hanches énormes, de son buste incirconscriptible, ils se sont épanouis (AP : 31-32; nous soulignons).

Chez Chevillard, la marginalité agit donc comme un véritable dispositif de protection qui tient à bonne distance le monde, vécu par les personnages comme oppressif, hostile et dangereux. Derrière le caractère loufoque de leur posture, se dissimule en effet un malaise bien palpable, une inquiétude face à un monde potentiellement invasif.

Dans Au plafond comme dans Tarmac, la tension entre marginalité et conformité se traduit également dans les divers lieux où choisissent d’habiter les personnages, tiraillés

entre leur besoin de se loger en un lieu protecteur et leur désir d’investir l’espace à leur manière, loin des codes et des formes d’habitation instituées.

La tentation de la normalité ?

La source du malentendu est bien là : on a considéré que mon usage de la chaise était une manière de prendre position dans le champ de la pensée en faveur du renversement des valeurs et des pouvoirs, alors qu’il m’a toujours semblé au contraire que je rétablissais un juste équilibre en agissant de la sorte, que je remettais plutôt les choses à leur place. (Au plafond : 106).

Dans Tarmac, l’espace cristallise la tension entre le banal et l’extraordinaire, entre la normalité et la marginalité. Ainsi, Rivière-du-Loup nous est présentée comme une petite ville régionale générique, dotée d’un stade municipal, d’une piscine, d’un cinéma, d’un