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Maladies systémiques, locales et lien avec l’oncogenèse

Brin Tardif

3. Bacteroidetes et Porphyromonas

3.2. Genre Porphyromonas, microbiotes et pathologies associées 1. Classification du pouvoir pathogène des bactéries

3.2.3. Maladies systémiques, locales et lien avec l’oncogenèse

Porphyromonas gingivalis a été décrite comme une bactérie importante dans plusieurs

maladies humaines. Son habitat naturel est la bouche, principalement les sites sous-gingivaux, mais elle peut être isolée, moins fréquemment certes, de la salive et des muqueuses orales. Ses facteurs de virulence incluent des peptidases comme les gingipaïnes, les collagenases et autres protéases, la capsule, les fimbriae, les hémagglutinines et son lipopolysaccharide (do Nascimento Silva et al. 2017).

La principale maladie associée à Porphyromonas gingivalis est la parodontite, une maladie locale au niveau de la gencive. En plus de ces manifestions locales, plusieurs études épidémiologiques montrent un lien entre cette bactérie et plusieurs maladies systémiques comme la polyarthrite rhumatoïde, des maladies cardiovasculaires, le diabète et différents types de cancers orodigestifs (Atanasova and Yilmaz 2014). Tant la parodontite comme le diabète sont des maladies chroniques fréquentes. Les individus atteints de diabète, surtout ceux qui ont une glycémie mal contrôlée, ont une parodontite sévère et généralisée. P.

gingivalis est plus fréquente et en quantité plus importante chez les patients diabétiques

comparé aux personnes non diabétiques (Aemaimanan et al. 2013). Concernant la polyarthrite rhumatoïde, il s'agit d'une maladie inflammatoire chronique caractérisée par la présence d'auto-anticorps anti-protéines citrullinées (anticitrullinated protein antibodies ou ACPA). P.

gingivalis possède une peptidyl-arginine deiminase (PAD), enzyme qui produit des peptides

citrullinés in vivo. Une association existe entre la présence d'anticorps anti-P. gingivalis et des ACPA (Hitchon et al. 2010). D'ailleurs l'ADN de la bactérie a été retrouvé dans les articulations des patients atteints de polyarthrite rhumatoïde (Totaro et al. 2013). Finalement, une association positive entre parodontite et maladie cardiovasculaire est connue. Des études

in vitro, avec des animaux et des observations cliniques montrent que des bactéries

paropathogènes, dont P. gingivalis, influencent des mécanismes majeurs dits proatherogéniques et peuvent donc jouer un rôle dans la pathogénèse de l’athérosclérose (Chistiakov et al. 2016).

52 Comme déjà dit, l'implication la plus forte de P. gingivalis dans une maladie concerne la parodontite. La parodontite est une maladie des tissus de soutien de la dent, le paradonte (la gencive, le cément, le ligament alvéolo-dentaire et l'os alvéolaire). Les maladies parodontales commencent par une gingivite, une inflammation localisée de la gencive qui est initialisée par la plaque dentaire. La parodontite chronique est le résultat d'une gingivite non traitée et progresse vers la perte de la gencive, des ligaments et une destruction de l'os alvéolaire. Ceci entraine l'apparition d'une poche parodontale au niveau du sillon gingivo-dentaire (ou sulcus), zone d’inflammation accompagnée d'une dysbiose correspondant à une diminution des bactéries symbiotiques au profit des paropathogènes (Kinane et al. 2017). P. gingivalis y est présente en faible quantité mais peut "orchestrer" une inflammation via l'activation du système du complément de l'hôte et ses interactions avec les bactéries du microbiote oral. L'infection de modèles animaux dits gnotobiotiques ou encore libres de microorganismes (germ-free ou GF) avec P. gingivalis ne produit pas de parodontite, mais son inoculation dans les modèles animaux libres de pathogènes (specific-pathogen-free ou SPF) produit des symptômes typiques de cette maladie. Cela veut dire que P. gingivalis n'est pas capable à elle seule de produire une parodontite, mais qu'elle est un des acteurs responsables de son apparition. De plus, son introduction dans les bouches saines, produit une augmentation de la charge bactérienne dans la gencive et change qualitativement le microbiote (Hajishengallis et al. 2011). À cause de ces caractéristiques, P. gingivalis, bactérie capable d'entraîner un changement du microbiote et de stabiliser ce microbiote dysbiotique associé à une maladie, est nommée pathogène clé de voûte (keystone pathogen) (Hajishengallis et al. 2012).

Malgré l'implication de la dysbiose pour l'initiation de la parodontite, la réponse inflammatoire de l'hôte est celle qui produit les lésions irréversibles du parodonte ce qui entraîne la perte des dents. Encore une fois, P. gingivalis est capable d'entretenir cette inflammation par plusieurs mécanismes d'évasion de la réponse immunitaire. Les gingipaïnes peuvent avoir une activité de catalyseur de l’activation du système de complément de l’hôte. En même temps, la bactérie active les leucocytes et augmente l'inflammation, mais réduit leur capacité de tuer les bactéries. Une serine phosphatase sécrétée, SerB, est capable d'inhiber la production d'interleukine 8 (IL-8) ce qui diminue le recrutement des neutrophiles dans la gencive. L'élimination spécifique de P. gingivalis est capable de retourner le microbiote dysbiotique à son état antérieur (Hajishengallis et al. 2012). P. gingivalis est donc un paropathogène clé de voûte mais également un pathobiont par sa manipulation du système immunitaire de l'hôte.

Figure 37. Porphyromonas gingivalis, EMT et apparition de CSC. In vitro, une co-culture avec Porphyromonas gingivalis produit un changement de phénotype des cellules épithéliales de gencive vers un phénotype mésenchymateux avec une diminution des marqueurs épithéliaux et une augmentation des mésenchymateux caractéristique d'une transition épithélio-mésenchymateuse (EMT). Cette EMT confère des propriétés de cellules souches cancéreuses (CSC) aux cellules exposées à la bactérie, par un mécanisme encore inconnu.

EMT ?

Phénotype épithélial Phénotype mésenchymateux Phénotype et propriétés de CSC

↓ cytokératine 19

↑ vimentine, N-cadhérine, fibronectine et métalo-protéinase de matrice 9 ↑ facteurs de transcription : twist, snail, zeb1

↑ capacités de migration et d'invasion

↑ CD44 (marqueur de CSC) ↑ formation de tumorsphères in vitro

53 Une autre caractéristique intéressante de cette bactérie, et de la maladie qu'elle est capable de produire, est son implication de plus en plus convaincante dans l'initiation et le développement du cancer. Un cancer oral nommé carcinome à cellules squameuses gingivales (oral squamous cell carcinoma ou OSCC) est parmi les dix premiers cancers les plus communs au monde et possède une présentation clinique similaire aux états avancés de la maladie parodontale : inflammation, saignements, poches parodontales profondes, destruction osseuse et mobilité des dents (Katz et al. 2011). Plusieurs études sur ce cancer identifient la présence de P. gingivalis : dans des biopsies de OSCC (Katz et al. 2011), comme stimulant in

vitro la prolifération de cellules d’OSCC (Binder Gallimidi et al. 2015), ou comme inhibant

l'apoptose des cellules via des cascades d'activation souvent citées en oncogènese (JAK1/STAT3 et PI3K/Akt) (Perera et al. 2016).

La transition épithélio-mésenchimateuse (EMT) est un phénomène qui conduit une cellule épithéliale polarisée à perdre ses caractéristiques épithéliales et à acquérir un phénotype de cellule mésenchymateuse. Il s'agit d'un processus normal lors du développement embryonnaire et de la cicatrisation, mais qui devient pathologique lors de la fibrose et du cancer. Ce changement de phénotype est caractérisé par un remaniement du cytosquelette, l'augmentation des capacités de migration et d'invasion, une résistance élevée à l'apoptose et l'expression de certains marqueurs spécifiques. Cette reprogrammation est faite par certains facteurs de transcription spécialisés comme Snail, Twist et Zeb (Lamouille et al. 2014; Voon et al. 2013). L'inflammation chronique est un facteur prédisposant à l'EMT et ce phénomène a déjà été décrit lors de la fibrose des gencives par certaines drogues (Ha et al. 2015; Sume et al. 2010). L'EMT est un processus désormais reconnu comme participant à l'initiation et à la progression tumorale et qui confère des propriétés de cellules souches cancéreuses aux cellules épithéliales différenciées. Les cellules souches cancéreuses (CSC) sont une sous-population minoritaire des cellules d'une tumeur qui a conservé ou acquis les propriétés d’auto-renouvellement et de division asymétrique des cellules souches (Singh 2013).

Au moins deux équipes montrent l'implication de P. gingivalis dans des processus d'EMT et d'apparition de CSC (Figure 37). Une équipe de Corée du Sud a été la première à publier que la co-culture de cellules d’OSCC avec P. gingivalis produit une internalisation des bactéries dans les cellules et induit des changements morphologiques via une EMT, l'acquisition de capacités de migration et d’invasion, la résistance aux agents de chimiothérapie et des propriétés de CSC (Ha et al. 2015). Une collaboration d’équipes des États-Unis et du Royaume-Uni a confirmé ces résultats en utilisant des kératinocytes

inmortalisées dérivés de l'épithélium gingival et ont observé une augmentation du facteur de transcription ZEB1, entraînant une EMT et des capacités de migration des cellules. La bactérie est également capable d’augmenter l’expression de ZEB1 in vivo (Sztukowska et al. 2016).

Tous ces résultats sont similaires à ceux obtenus pour une autre bactérie, Helicobacter

pylori et sa relation avec le cancer gastrique qui est actuellement reconnue par toute la

communauté scientifique comme un acteur important de l’oncogenèse digestive. Au cours de mes études de Master à l'Université de Bordeaux entre 2012-2014, j'ai participé à la description de l'EMT induite par H. pylori sur des cellules épithéliales gastriques et à l'apparition de cellules avec des propriétés de CSC (Bessede et al. 2014), et également à la mise en évidence d’un mécanisme moléculaire qui conduit à l'induction de la dysplasie gastrique in vivo et l'acquisition de propriétés de CSC in vitro (Bessede et al. 2016). Ceci ouvre des possibilités énormes d'étudier P. gingivalis et des espèces très proches (comme P.

gulae) dans le contexte de carcinogénèse et il semble pertinent de se poser la question : est-ce

que Porphyromonas gingivalis est l'Helicobacter pylori de la bouche ?