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La malédiction de la croissance ou l’impossible règlement du conflit redistributif

Depuis l’indépendance où l’on dispose de données de croissance à peu près fiables, Madagascar semble continuellement subir une malédiction de la croissance (figure 1.4a.). Les périodes de reprise économique, principalement liées à des facteurs exogènes tels que l’amélioration des termes de l’échange, l’accroissement des investissements directs étrangers ou l’augmentation de l’aide exté- rieure, font naitre, en interne, des tensions sociopolitiques qui aboutissent systématiquement à des soulèvements populaires et des crises politiques profondément déstabilisatrices pour l’économie (Hu- gon, 2015).

Il n’est pas dans notre objectif de développer ici l’analyse historique et empirique des enchaînements de facteurs endogènes et exogènes qui conduisent un tel cycle de crises, pas plus d’ailleurs que d’ana- lyser l’inexorable déclin économique qui en résulte. Ces deux dimensions de la trajectoire malgache (figure 1.4.) ont été finement étudiées dans l’ouvrage collectif « L’énigme et le paradoxe » auquel nous renvoyons les lecteurs (Razafindrakoto & al., 2017). A partir de ce cadre analytique et d’approches comparables soucieuses d’explications pluricausales et dynamiques, se dessine une économie poli- tique de longue période dans laquelle la régulation sociale fait d’autant plus défaut qu’elle est con- frontée à une amélioration sensible de la situation économique (Razafindrakoto & al., 2015 ; Hugon, 2015 et 1982 ; Roubaud, 2003 ; Pourcet, 1978). Dans l’économie malgache où dominent les régimes rentiers, l’incapacité à élargir les compromis socio politiques de redistribution en cohérence avec la transformation des rentes que génèrent les phases de croissance économique – et, de façon plus cru- ciale encore, avec la transformation de la rente étatique gérée au sein de coalitions élitaires restreintes mais instables (Razafindrakoto & al., 2017 : 50 ; Galibert, 2011) – apparaît comme trait caractéristique d’une économie engluée dans des trappes à pauvreté en dépit d’atouts reconnus. A ce titre, la littéra- ture signale la rareté des conflits politiques violents et armés auquel serait associé un tabou culturel de la violence29, une capacité avérée de transformations institutionnelles, la relative unité linguistique,

l’ancienneté de l’État, les ressources du sol et du sous-sol, le patrimoine touristique, la biodiversité, la compétitivité prix du travail, le potentiel des zones franches, la fiscalité attractive. Autant d’avantages à mettre en face d’handicaps structurels comme l’insularité, la fragmentation territoriale et la désarti-

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culation économique accentuées par la taille et l’état du réseau de transport, la récurrence des catas- trophes naturelles (cyclones, invasions de criquets), l’importance des coûts de transaction et la cor- ruption (Hugon, 2015 : 9 ; Razafindrakoto & al., 2017).

Figure 4

Des politiques publiques malgaches confrontées aux échecs répétés de la régulation sociale

4a Croissance et crises sociopolitiques (1960-2016) 4b Divergence de l’économie malgache

(PIB par habitant, 2011 USD PPA)

Source : repris de Razafindrakoto & al. (2017 : 21) Source : Banque mondiale, WDI, calcul des auteurs

Le PIB par habitant a été divisé par trois depuis l’indépendance en 1960. Au regard de deux panels de comparaison, l’économie s’est appauvrie et a même nettement décrochée au cours des deux dernières décennies (figure 4b.). Le revenu par habitant, plus élevé que celui des PMA au milieu des années 1990, n’est plus que de 60% en 2017. Il passe, dans le même temps, de 60% à 40% du revenu par habitant des pays d’Afrique subsaharienne. Le taux de pauvreté national s’établit chroniquement à plus de 70% depuis les années 1990 (Banque mondiale, 2015) et de fortes inégalités persistent notamment entre milieu urbain et milieu rural. En 2013, le taux de personnes vivant dans l’extrême pauvreté s’établit à 79,6% en zone rurale pour 50,3% en zone urbaine (BAD, 2015). En 2012-2013, selon les dernières don- nées d’enquête fournies par l’INSTAT, la proportion de personnes vivant en dessous du seuil national de pauvreté s’élève à 71,5%. Celle disposant de moins de 2$ en PPA par jour atteint 91%. Une trajec- toire régressive qui étonne d’autant plus qu’à l’inverse de certains de ses voisins subsahariens, la grande île n’a connu ni guerre, ni conflit majeur.

Madagascar est caractérisé par une société fortement segmentée et atomisée. Le système de castes, officiellement aboli, continue à régir les rapports sociaux fondés, plus globalement, sur la verticalité et la hiérarchie : « Le respect des dirigeants et de l’ordre hiérarchique apparait comme une donnée es- sentielle » (Razafindrakoto & al., 2017 : 235). Sur ces fondamentaux sociaux et politiques altérables comme l’a révélée la crise de 2009, une élite étroite se partage le pouvoir conquis et maintenu à l’appui de pratiques clientélistes et corruptives caractéristiques d’un État néo-patrimonial. Mais le système de

21 31 41 51 61 71 81 91 101 111 121 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017

Madagascar PIB par habitant 2011 USD PPA

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redistribution des rentes qui lui est associé se limite au petit groupe de ceux qui sont directement liés au pouvoir en place (op. cit.). Les alliances et coalitions élitaires étroites, se font et se défont rapide- ment au gré des intérêts privés des membres, de la compétition entre factions concurrentes et d’ob- jectifs d’accumulation rapide de richesses dictés par une probabilité de durer au pouvoir perçue, au vu de l’histoire politique moderne malgache, comme très faible30.

L’État « liquéfié »31 en plus d’être « fragile », affiche cependant une « façade administrative » rassu-

rante car conforme aux prérequis de l’action publique. Assurant et maîtrisant la formulation des poli- tiques officielles, les services administratifs décisionnaires pourvus de hauts fonctionnaires individuel- lement efficaces contribueraient de façon relativement efficace au processus de négociation avec les acteurs extérieurs. Mais par la suite, doté de très faibles capacités institutionnelles et financières, l’État s’avère incapable de se déployer sur l’ensemble du territoire national et de garantir le suivi des déci- sions. Au côté d’un monde de politiques publiques « officielles », signifié par les discours, la symbo- lique des lancements et la documentation officielle, une « kyrielle de mondes d’ethos » opérerait lors de la mise en œuvre concrète des politiques publiques, donnant lieu, plus que dans d’autres situations, à d’intenses négociations et reformulations pratiques de politiques publiques, changeantes dans l’es- pace et dans le temps32.

Dans ce contexte particulier d’élaboration, de décision et de mise en œuvre des politiques publiques, les politiques de redistribution et les politiques sociales sont restées jusqu’à ce jour de faible ampleur. La part des dépenses sociales dans le PIB représente 2,4% alors que ce taux atteint 5,3% pour l’Afrique Sub-saharienne (PNUD, 2017). La protection sociale est faiblement développée que ce soit en termes d’assurances sociales (10% de l’emploi est formel et ouvre droit à une assurance sociale, INSTAT, 2013) ou en termes d’assistance sociale (moins de 2% de la population sont couverts selon la Banque mon- diale (2018). La société malgache, comme la plupart des sociétés prise dans le piège des trappes à pauvreté, bénéficie d’une faible couverture des risques par le marché. Les acteurs sont doublement pénalisés puisqu’ils agissent également « dans un environnement où l’État et la pluralité des droits n’opèrent pas comme réducteurs d’incertitude », ce qui explique la reproduction, l’adaptation et la prégnance maintenue de logiques réciprocitaires communautaires (communauté d’appartenance et d’adhésion) dans la façon dont la société se protège (Hugon, 2015 : 10).

30 Cf. l’expression PFR (en « position de fuite rapide ») représentative d’une élite malgache prête à quitter le pays

si nécessaire, signalée par Razafindrakoto & al. (2017 : 231).

31 On renvoie ici au livrable FAPPA « Madagascar : l’État néo-patrimonial absorbe-t-il les politiques publiques ? »,

Darbon & al. (2018c).

32 On doit très directement ce passage au contenu des échanges et propositions croisées entre Darbon et Galibert

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La trajectoire de la protection sociale à Madagascar depuis les années 1960 : impulsions et