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CHAPITRE II. Les boîtes de Pandore

1. La chambre mentale

1.2 Une maison de fous

Si la peur, le silence et l’illusion forment les trois premiers murs de la « chambre mentale », seule la folie semble capable, telle une porte barrée à double tour, d’emprisonner                                                                                                                

430 « Hélas ! je ne me possédais plus : j’étais sa chose !... Et les moyens dont disposait la Voix devaient

facilement abuser une enfant telle que moi ! » (FO, p. 156).

431 Frederic Tygstrup, « Espace et récit », Littérature et espaces, sous la direction de Juliette Vion-Dury, Jean-

pour toujours les protagonistes au sein du lieu clos. Thème essentiel de la littérature fantastique fin-de-siècle, dans lequel « les angoisses folles et autres hantises se substituent aux sorcières et aux magiciens du fantastique d’antan432 », la « névrose psychique433 » naît d’une

terrible constatation : « L’inquiétante étrangeté, l’effroi de l’autre devient certainement plus intense si l’autre, c’est moi434 ». La présence d’une « chambre mentale », dans les récits de Gaston Leroux, n’est ainsi que la suite logique de l’évolution qu’a connue le genre fantastique à l’approche du XXe siècle et qui a permis « l’émergence d’un fantastique du dedans435 ». Constamment ébranlée, la raison des personnages les pousse bien souvent à se demander : « Que croire ? Que ne pas croire avec un pareil conte de fées ? Où finit le réel, où commence le fantastique ? » (FO, p. 184).

Dans Le Mystère de la chambre jaune, où règne une « atmosphère de perpétuelle hystérie436 », Mlle Stangerson sombre ainsi peu à peu dans le délire :

[O]n put espérer que la malheureuse femme, cette fois encore, échapperait à son sanglant destin, on s’aperçut que, si elle reprenait chaque jour l’usage de ses sens, elle ne recouvrait point celui de la raison. La moindre allusion à l’horrible tragédie la faisait délirer [et] creusa[it] encore l’abîme moral où nous vîmes disparaître cette belle intelligence (MCJ, p. 245).

Selon Isabelle Casta-Husson et Vincent Van Der Linden, bien que « les autres personnages [fassent] tous l’expérience de l’égarement437 » à un point ou à un autre du récit, le lecteur assiste surtout à « particulière insistance sur la "fragilité psychologique" de Mathilde438 ». En réapparaissant sous forme concrète (lors de la deuxième attaque) et abstraite (dans le rêve)439, la violence interrompt non seulement le rétablissement de la victime, mais elle la plonge aussi dans un état d’aliénation prolongée. Qu’elle soit « métaphorique ou réelle, subie ou

                                                                                                               

432 Nathalie Prince, « Per retro : la littérature fantastique des années 1880-1900 », loc. cit., p. XVIII.

433 Ibid., p. XVII.

434 Ibid., p. XVII-XVIII. 435 Ibid., p. XIX.

436 Isabelle Casta-Husson et Vincent Van Der Linden, op. cit., p. 42. 437 Ibid., p. 41.

438 Ibid.

439 « Pour sans cesse associer le vrai au faux, Gaston Leroux n’a donc pas du tout répugné à imposer un jeu sur

les doubles. Il y aura donc deux chambres de Mathilde, l’une trompeuse, celle du Pavillon, l’autre qui la verra poignardée par Larsan ; ou deux mystères, l’un inventé, celui de la chambre, l’autre réel, "le mystère de Mlle Stangerson" que révèle le dernier chapitre ; ou deux coups de revolver, l’un imaginaire, l’autre réellement tiré (p. 415) ; ou deux "phases" (p. 416) dans le "crime", la véritable rencontre avec Larsan et le rêve » : Christian Robin, loc. cit., p. 82.

simplement redoutée, [la] folie se fraie un chemin dévastateur440 » dans le roman en menaçant à chaque instant, à la manière d’une malédiction, de s’abattre sur le personnage féminin :

Il faut espérer qu’un jour prochain Mlle Stangerson recouvrera sa raison qui a momentanément sombré dans l’horrible mystère du Glandier. Voulez-vous qu’elle la reperde lorsqu’elle apprendra que l’homme qu’elle aime est mort de la main du bourreau ? (MCJ, p. 257-258).

Déplaçant cette « folie latente » du statut de sous-texte à celui de rouage principal, Le

Parfum de la dame en noir procède, pour sa part, à l’exacerbation de l’hystérie. Bien que les

évènements se déroulent deux ans après ceux du Mystère de la chambre jaune (voir PDN, p. 7), l’héroïne est toujours sujette à des troubles psychotiques : « Mathilde ne devait rien tant redouter que de redevenir folle, et la certitude cruelle où elle était maintenant de ne pas avoir été victime de l’hallucination de son cerveau troublé avait certainement servi à lui rendre un peu de calme » (PDN, p. 81-82). Puisque la femme, dans ce roman, est en partie écartée de la trame narrative – Rouletabille détrônant sa mère au cœur de l’intrigue –, ce sont surtout les personnages masculins441 qui sont cette fois en proie au délire :

Ah çà ! est-ce que je deviens fou, moi aussi ?... Pourquoi dis-je : moi aussi ?... comme… comme la Dame en noir ?... comme… comme Rouletabille ?... est-ce que je ne trouve pas que Rouletabille devient un peu fou ?... Ah ! la Dame en noir nous a tous ensorcelés !... Parce que la Dame en noir vit dans le perpétuel frisson de son souvenir, voilà que nous tremblons du même frisson qu’elle… La peur, ça se gagne… comme le choléra (PDN, p. 137).

Souvent décrite dans Le Parfum de la dame en noir par « ses yeux de folle » (PDN, p. 11), la femme parvient à faire exsuder sa folie hors des frontières de son esprit ; même un rôle accessoire ne saurait ainsi diminuer son influence sur les hommes qui osent pousser la porte de la « chambre close ».

Le Fantôme de l’Opéra procède également d’un intérêt pour une forme d’aliénation

masculine, la femme ayant accepté la part de surnaturel que comprend son environnement immédiat, attitude qui l’empêche de sombrer complètement dans le délire. Raoul de Chagny, aux premières loges quant il s’agit d’assister aux mésaventures de la chanteuse et du fantôme, se présente comme le personnage le plus vulnérable, sa démence étant si souvent réaffirmée qu’elle emprunte les allures d’un leitmotiv442 : « [L]e cerveau du jeune homme était dérangé »                                                                                                                

440 Isabelle Casta-Husson et Vincent Van Der Linden, op. cit., p. 41.

441 Ballmeyer, afin d’écarter son rival (Robert Darzac), ira même jusqu’à le faire enfermer dans une « maison de

fous » (PDN, p. 274).

442 La peur et la folie masculines ont également intéressé André Castaigne. L’une de ses aquarelles (voir Annexe

(FO, p. 187), « M. Raoul de Chagny avait complètement perdu la tête » (FO, p. 229). Dès l’incipit du récit, le narrateur affirme que la police, face au mystérieux drame s’étant joué au Palais Garnier, « avait dû conclure, faute de preuves, à la folie du vicomte » (FO, p. 9). Le roman est placé sous le signe de la déraison, l’un des personnages se demandant même « s’il ne s’[est] point égaré dans un asile d’aliénés » (FO, p. 228). Grâce à cette folie qui permet, comme chez Poe, de montrer au lecteur le « côté obscur de l’existence443 », Gaston Leroux consolide le caractère théâtral de l’atmosphère, le délire se présentant comme le produit d’un univers où les masques ne cessent jamais de tomber : « [The] incitement to madness underlying the many levels of illusion in Leroux’s Paris comes from the realization that there may be, at the base of it all, no escape from layers of masks that keep revealing other maskings beneath them […]444 ».

Chez Leroux, hommes et femmes semblent ainsi s’être égarés dans une maison de fous. À l’aide de la « chambre mentale », forme abstraite de la « chambre close », Le Mystère de la

chambre jaune et Le Fantôme de l’Opéra confrontent les protagonistes féminins et masculins

aux expériences de la descente aux enfers, de l’emprisonnement, de l’aliénation et de la détérioration445, l’aventure physique s’accordant bien souvent aux aléas du psychologique : « Ainsi, en descendant au fond du caveau, j’avais touché le fin fond de ma pensée redoutable ! » (FO, p. 309).

En jouant avec les frontières de la « chambre close », déplacées à l’intérieur de l’esprit des personnages, Leroux rappelle que le fantastique est, avant tout, une « littérature des limites et de leurs franchissements […], où il ne s’agit pas tant de franchir les limites que de les explorer, […] [de] les envisager dans leurs aspects imaginaires, moraux et sociaux446 ». Afin

de repousser encore plus loin les frontières de ses espaces, l’auteur a également recours à des avatars de la « chambre close », masculins cette fois.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

dominé par des teintes de bruns et de rouges qui évoquent le caractère infernal des dessous, se détache l’expression de terreur peinte sur le visage des personnages. Leurs yeux exorbités, seuls points lumineux de l’image, sont absorbés par la vision d’une tête enflammée qui flotte à gauche. Cette atmosphère inquiétante suffirait à rendre fous les plus courageux.

443 Michel Forest, « Introduction », Le Chat noir et autres contes, Montréal, Groupe Beauchemin, coll. « Parcours

d’une œuvre », 2008, p. 7.

444 Jerrold E. Hogle, op. cit., p. 129.

445 « The Phantom of the Opera adds to and elaborates upon several Dracula motifs ; these include the psycho-

physiological experiences of descent, entrapment, bewilderment, and deterioration » : Kirk J. Schneider, Horror

and the Holy : Wisdom-Teachings of the Monster Tale, Chicago/ La Salle, Open Court, 1993, p 47. 446 Nathalie Prince, « Per retro : la littérature fantastique des années 1880-1900 », loc. cit., p. XXI.

2. Les espaces masculins

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