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La Madone Sixtine : fascination de Grossman pour la Mère à l’enfant.

Dans le document L'individu soviétique de Vassili Grossman (Page 154-157)

La parabole de la Mère à l’enfant est omniprésente dans l’œuvre de Grossman, mais revient de manière plus obsessionnelle encore, et sous une forme plus religieuse et plus mystique, à partir de ses romans de guerre et d’après-guerre ; ce qui coïncide avec la mort de sa propre mère fusillée en tant que juive, à Berditchev, en 1942 par les

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GROSSMAN Vassili, Pour une juste cause, préface et trad. L. Jurgenson, éd. L’âge d’homme, Lausanne, 2008, partie III, chap. 42, p. 971-973.

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Einsatzgruppen. La Mère à l’enfant est Maria Lioubimova, mère de Youlka et prisonnière du goulag, dans Tout passe :

« Sans doute ne peuvent-ils cohabiter que dans un cœur de jeune femme ces deux tourments : l’inquiétude maternelle, le désir passionné de sauver son enfant abandonné et, en même temps, le sentiment d’être soi-même désarmé comme un enfant devant le courroux de l’Etat, le désir de se cacher la tête contre la poitrine de sa mère. » 344

Dans Vie et destin, la Mère à l’Enfant est Sofia Ossipovna Levintone, qui adopte le petit David orphelin, aux portes d’une chambre à gaz, sur le seuil de la mort :

« Elle [Sofia] serra contre elle le petit garçon [David] avec cette force que purent mesurer les membres des Sonderkommandos dans les camps de la mort : quand ils vidaient les chambres à gaz, ils ne cherchaient jamais à défaire l’étreinte de proches qui étaient enserrés. [...] Sofia Ossipovna sentit le corps de l’enfant s’affaisser dans ses bras. [...] ‘’Je suis mère’’ pensa-t-elle. Ce fut sa dernière pensée. »345

Mais elle est, plus que tout, Anna Semionovna, la mère de Strum (le héros central de Vie et destin et l’alter ego de son créateur) à laquelle l’écrivain donne le prénom et le tragique destin de sa propre mère. L’extrait suivant est tiré d’une lettre fictionnelle écrite par Anna Semionovna à son fils juste pour lui annoncer sa mort proche :

« Et pourtant, en ces jours terribles, mon cœur s’est empli d’une tendresse maternelle pour le peuple juif. Je ne me connaissais pas cet amour auparavant. Il me rappelle l’amour que j’ai pour toi mon fils bien-aimé.»346

Les références régulières à la souffrance (la Passion) et la miséricorde donnent une portée christique à ces portraits hagiographiques de femmes qui pourraient fusionner en une seule et même entité iconographique, celle de la Madone Sixtine de Raphaël.

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GROSSMAN Vassili, Œuvres, Tout passe, trad. J. Lafond, préface T. Todorov, éd. Robert Laffont, Paris, 2006, chap. 13, p. 935.

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GROSSMAN Vassili, Œuvres, Vie et destin, trad. A. Berelowitch, préface T. Todorov, éd. Robert Laffont, Paris, 2006, partie II, chap. 49, p. 471-473.

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Ainsi, par sa propre éternité, la Madone rend éternelles les héroïnes des romans de Grossman, et plus largement les femmes disparues et chères à l’écrivain :

« La maternité, et la fragilité d’une jeune fille, presqu’une enfant. Cette grâce, après la Madone Sixtine, on ne peut la dire ineffable, mystérieuse. Dans sa Madone, Raphaël a dévoilé le mystère de la maternité et de la beauté. [...]

Et j’ai compris que la vision de cette jeune mère me ramenait, non à un livre ou à une musique, mais à Treblinka... [...]

Nous allons bientôt prendre congé de la Madone.

Elle a vécu notre vie, avec nous. [...] Nous allons bientôt quitter la vie, nos cheveux sont déjà blancs. Mais, elle cette jeune mère, elle ira à la rencontre de son destin, son enfant dans les bras et, avec une nouvelle génération d’hommes, elle verra dans le ciel une lueur puissante, aveuglante : la première explosion à hydrogène superpuissante, annonçant le début d’une nouvelle guerre, totale. [...]

En regardant partir la Madone Sixtine, nous gardons la foi que la vie et la liberté ne font qu’un, qu’il n’est rien de supérieur à ce qu’il y a d’humain en l’homme. »347

La consécration excessive de la mère et de la maternité par l’écrivain peut s’expliquer par la douleur que lui causa la mort de sa propre mère, fusillée à Berditchev. Grossman s’en veut à l’extrême de ne pas l’avoir emmenée avec lui à Moscou au début de la guerre ; il ne se pardonne pas de l’avoir abandonnée au sort du peuple juif et aux mains du nazisme.

Or c’est précisément dans sa pénitence que Grossman découvre sa judéité, qui devient obsessive, débordante348 ; en témoigne la vision mystique de la Madone de Raphaël à Treblinka qui, par transposition spatio-temporelle, devient la Mère du peuple juif, du peuple

347 GROSSMAN Vassili, Œuvres, la Madone Sixtine, trad. J. Sophie Benech, préface T. Todorov, éd.

Robert Laffont, Paris, 2006, chap. 1-2, p. 792-799.

348 « J’ai mentionné dans l’introduction du présent essai *le Cas Grossman+ que le ‘’syndrome de

Tuwim’’, sous une forme ou sous une autre, s’est manifesté chez de nombreux écrivains. Chez nombre d’entre eux, pour la plupart, il a disparu, alors que chez Grossman, il s’est incrusté, il s’est exacerbé, d’après une mémorialiste, au point de devenir de la ‘’folie’’. Le contexte général, le tempérament de Grossman et les circonstances particulières de sa vie n’y sont pas étrangers. » In MARKISH Simon, Le cas Grossman, trad. D. Négrel, éd. Julliard/L’âge d’homme, Paris, 1983, chap. 2, p. 60.

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martyr : « c’était elle [la Madone] qui foulait de ses pieds nus et légers cette terre vacillante de Treblinka, marchant depuis l’endroit où l’on déchargeait les wagons jusqu’à la chambre à gaz. »349

Pour les Garrard350, le choix par Grossman de la Madone à l’Enfant tombe comme une évidence : « la Madone était une mère juive et son fils un petit enfant juif circoncis. A ce titre, l’un et l’autre n’auraient sans doute pas échappé vivants des mains des nazis. »351

D. La babouchka Alexandra Vladimirovna, une vieille femme

Dans le document L'individu soviétique de Vassili Grossman (Page 154-157)