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Chapitre 1 - Approches conversationnelle et pratique de l’organisation : regards sur

IV. Méthodologie et niveaux d’analyses

Clairement, la perspective de la pratique constitue une invitation à aller au contact des

praticiens, de ce qu’ils font et de leurs contextes d’action. Miettinen et al. (2009) identifient

trois perspectives méthodologiques de type qualitatif ancrées dans une forte dimension terrain

et à partir desquelles peut émerger la théorisation (Corbin & Strauss, 1990). Il s’agit de

l’ethnographie, de l’ethnométhodologie et de la théorie de l’activité invitant à des

pratiques/réflexions plus larges sur l’impact des productions académiques sur le

fonctionnement de nos sociétés via le recours à la recherche-action. Seuls les éléments

saillants de ces méthodologies, illustrées sur la base de quelques travaux significatifs, sont ici

présentés.

L’ethnographie invite le chercheur à s’engager avec les praticiens et de faire

l’expérience de leur pratique en temps réel (Golden-Biddle & Locke, 1993) à observer

comment leur compréhension est créée et actionnée en pratique (Ahrens & Mollona, 2007). Il

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de l’ethnographie est d’assurer que le recueil d’actes de paroles et l’observation de pratiques

se fassent en lien avec la description détaillée de la vie quotidienne qui les supporte. Il s’agit

alors de "uncover and explicate the ways in which people in particular work settings come to

understand, account for, take action, and otherwise manage their day-to-day situation” (Van Maanen, 1979, p. 540). Autrement dit, l’ethnographie permet de saisir “how things work”

(Van Maanen, 2011, p. 218) de manière particulièrement située, c'est-à-dire d’étudier le

milieu tel qu’il est et ainsi relever les pratiques des acteurs. Par exemple, Samra-Fredericks

(2000b) a eu recours à une méthodologie ethnographique pour capturer les pratiques des

équipes de hauts dirigeants sur du moyen/long terme. Ce travail apparaissait alors précurseur

sur le sujet des TMT (Top Management Team) et a représenté une étape importante en

management. L’auteur y donne à voir et entendre les interactions telles qu’elles ont lieu dans

ces lieux jusqu’alors fermés à la recherche en management. Pour Samra-Fredericks,

l’ethnographie a ainsi permis de mettre au jour les routines interpersonnelles et les

compétences mobilisées par ces dirigeants pour influencer les processus de ces comités de

direction. L’article de Gioia & Chittipeddi (1991), en s’appuyant également sur une recherche

de type ethnographique a permis d’analyser avec un haut niveau de granularité un processus

mal connu en management stratégique : l’initiation des changements stratégiques. Le résultat

de premier niveau (Van Maanen, 1979) est constitué d’une description affinée (jusqu’alors

jamais atteint dans les travaux sur les changements stratégiques) de l’initiation du changement

en identifiant 4 phases distinctes3. De ce résultat de premier niveau, les auteurs en ont tiré une

théorie plus générale du changement. En effet, les comportements observés par les deux

auteurs ont pu être distingués en deux catégories : une activité de construction du sens des

situations (sensemaking) couplée à une activité d’influence des interprétations concurrentes

(sensegiving). Cet article a inspiré de nombreux travaux s’inscrivant dans le courant de la

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pratique et particulièrement en stratégie avec l’émergence du champ de la stratégie comme

pratique (strategizing). Ainsi Rouleau (2005) s’est intéressée à la double activité de

sensemaking et sensegiving des managers intermédiaires à l’occasion d’un changement

stratégique. D’autres se sont intéressés aux déclencheurs (triggers) et aux facilitateurs

(enablers) (Maitlis & Lawrence, 2007) voire aux empêcheurs (Mantere, 2005) de ces deux

activités. Il ressort de ces divers travaux mobilisant une méthodologie ethnographique des

apports significatifs pour la compréhension des situations de travail des managers.

L’analyse conversationnelle a été initialement développée par Sacks et ses

collaborateurs Schegloff et Jefferson (1974). Cette discipline s’inscrit dans le mouvement

initié par l’ethnométhodologie de Garfinkel (1967). Ces auteurs ont développé une approche

inductive fondée sur le repérage de régularités et de récurrences dans la construction

collaborative et ordonnée des échanges langagiers produits en situation. Elle s’oppose à une

approche déductive de l’analyse conversationnelle (que l’on retrouve en analyse du discours)

fondée sur la délimitation d’unités et de catégories dont on recherche à formuler les règles

d’enchaînement et de composition. Dans la perspective ethnométhodologique, la parole est

considérée comme l’activité centrale de la vie sociale (Coulon, 2002; Samra-Fredericks &

Bargiela-Chiappini, 2008). L’analyse conversationnelle se concentre alors sur la façon dont

elle est organisée dans les échanges quotidiens. La question centrale est celle de la

coélaboration par les participants d’une rencontre pour l’accomplissement d’actions. Elle

permet de cette manière de décrire les arrangements locaux, les procédures d’organisation, ou

les procédures de séquentialisation en mettant en avant le caractère ordonné des conversations

(Boden, 1994; Fairhurst & Cooren, 2004). À travers la description de ces procédures

conversationnelles, la perspective ethnométhodologique met en évidence la manière dont les

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intelligible ce qu’ils sont en train de faire. D’un point de vue technique, l’analyse

conversationnelle se fonde sur l’enregistrement et la retranscription d’interactions naturelles

dans des situations variées. Cette base méthodologique est fondamentale puisque résolument

inductive : on part des données pour effectuer l’analyse.

La Théories de l’activité constitue la troisième voie méthodologique identifiée par

Miettinen et al. (2009). Cette perspective est développée par Engeström (2005) dans la

continuité des travaux de l’ethnométhodologie tout en s’appuyant sur les travaux fondateurs

de Vygotsky (1978). Engeström s’est ainsi intéressé à des micro-détails pour comprendre des

phénomènes plus macro. La théorie de l’activité développée par Engeström (1987) a

progressivement ouvert la voie à une méthodologie de recherche-intervention (Engeström,

2000). La théorie de l'activité avance que les actions sont toujours insérées dans une matrice

sociale composée d'individus et d'artefacts. Engeström positionne clairement sa contribution

dans la continuité des travaux mobilisant des approches ethnographiques, ethnométhodologie

voire en termes d’analyse de conversation pour étudier des phénomènes micro, tout en

interrogeant ces dernières : « what difference do these studies make in practice ? »

(Engeström, 2000, p. 150) pour justifier sa démarche interventionniste. Les travaux

d’Engeström ont plus largement ouvert la voie aux travaux de type recherche-action en

étudiant l’activité entendue comme le travail en train de se faire.

Au-delà de la seule théorie de l’activité et/ou de recherche-action, la perspective de la

pratique entend effectivement contribuer à l’amélioration du management des organisations

(Rouleau et al., 2007b). Cette « perspective a le potentiel » d’amener les praticiens à

davantage de « réflexivité » (p. 196) justement parce qu’elle interroge leurs propres pratiques

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(…) à travers l’étude des situations d’activités » (p. 201), il devient plus aisé pour le chercheur de diffuser les « usages sociaux » de ses recherches.

Si du fait de leurs choix méthodologiques, les travaux relevant de la perspective de la

pratique portent naturellement sur le niveau micro, les niveaux méso et macro ne sont

néanmoins pas en reste. En effet, la perspective de la pratique s’est clairement développée et

diffusée comme une alternative aux perspectives fonctionnalistes et normatives de l’action et

du débat individu/structure en sciences sociales. Malgré la volonté affichée par différents

auteurs de dépasser l’analyse des organisations sous la distinction micro/méso/macro4 dont

Boden (1994, p. 5)5 par exemple affirme qu’une telle représentation n’existe pas (il s’agit

seulement d’une représentation illusoire), il nous semble, avec d’autres (Detchessahar, 2011;

Vaara, 2010; Whittington, 2011), que les travaux s’inscrivant dans la perspective de la

pratique gagneraient alors à montrer, plus systématiquement, comment ces différents niveaux

s’entremêlent empiriquement. Le chercheur est alors invité à démontrer comment les

pratiques des acteurs structurent et sont structurées par des éléments se trouvant à d’autres

niveaux (Miettinen et al., 2009, p. 1310)6.

4 À partir des articles de Miettinen et al. (2009, p. 1309) et Vaara (2010), il est possible de considérer que le niveau micro concerne ce que les acteurs disent et font ; le méso renvoie aux routines organisationnelles (Feldman, 2000) et plus largement au niveau de l’organisation ; et le macro aux institutions, à la gouvernance voire aux considérations sociétales.

5 « there is no such thing as micro of macro », Boden, 1994, p.5

6 “understanding practice as taking place simultaneously both locally and globally” (Miettinen et al., 2009, p. 1310)

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Conclusion du chapitre 1  

L’objectif de ce premier chapitre était de définir le périmètre de la perspective de la pratique.

Pour ce faire, j’ai structuré ma présentation autour de son objet, de ses méthodologies et

niveaux d’analyse privilégiés, de sa dimension communicationnelle et de la place donnée aux

outils de gestion et plus largement à la matérialité.

Le tournant de la pratique qu’ont connu les sciences de l’organisation ces dernières

années constitue le retour d’une démarche intellectuelle en réalité plus ancienne. Ce

renouveau doit ainsi se comprendre comme une volonté affichée d’un ensemble de chercheurs

de dépasser les approches traditionnelles du fonctionnement des organisations (analysant leur

fonctionnement de manière trop éloignée des pratiques réelles des acteurs et produisant par

conséquent des savoirs trop peu actionnables pour la conduite quotidienne des organisations)

pour étudier avec un haut de niveau de granularité les pratiques concrètes des praticiens dans

tous les domaines du management.

Cette perspective tente de prendre en considération dans le travail de recueil et

d’analyse de données, les dimensions sociales et historiques afin de donner davantage de

profondeurs aux pratiques observées. Ainsi les méthodologies mobilisées invitent à une

grande proximité avec le terrain et traduisent un goût prononcé pour le micro tout en prenant

en considération des éléments plus globaux rendus possibles grâce aux outils théoriques de

ces perspectives (« praxis, practices, practitioners » ; conversation/textes).

Si la perspective de la pratique ne peut se réduire aux pratiques communicationnelles,

les travaux sur le sujet leur accordent une place importante. Également, la dimension

sociomatérielle, c'est-à-dire les outils de gestion, est régulièrement prise en compte dans le but

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En lien avec les développements précédents, le chapitre 2 présente une synthèse des

mes différents travaux, puis ouvre la discussion théorique visant à démontrer la pertinence du

programme de recherche poursuivi sur la base d’une discussion initiale des travaux sur la

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Chapitre 2 ‐ Approches conversationnelle et pratique de 

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