• Aucun résultat trouvé

La mélancolie et l'expérience du sublime : le sublime kantien

« La vraie vertu fondée sur le principe contient en elle quelque chose qui semble s'accorder au mieux avec la disposition mélancolique. (…) Toutes les sensations du sublime possèdent pour lui une fascination plus grande que les charmes passagers du beau. » Kant Emmanuel, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764

Le moment kantien s'inspire de Burke, mais le réduit à une lecture physiologique. L'émotion est le terme réservé au sublime. C'est un mouvement qui va de soi vers l'extérieur. Le sublime met les choses en mouvement, et c'est ce mouvement qui va créer l'émotion. Le beau est associé au calme, à la contemplation sereine, malgré le fait qu'il augmente les forces vitales, il n'est pas créateur d'émotions. Dans le paragraphe 23 de la Critique de la faculté de

juger, Kant explique la différence entre le beau et le sublime. Le sublime est un sentiment

esthétique qui ne plaît pas, il est même humiliant pour la raison. C'est un sentiment contrariant, une expérience désagréable, mais qui, dans un second temps, ouvre un nouvel ordre. Pourtant, il reste de l'ordre du jugement esthétique. Le beau et le sublime ne plaisent pas eux-mêmes, ce sont tous les deux des jugements réfléchissants. Ils procurent une satisfaction qui se rapporte à des concepts indéterminés. Ils supposent une harmonie entre l'entendement et l'imagination. Ce sont des jugements singuliers, mais universellement valables. Le sublime ne se superpose pas au beau, les caractéristiques générales du jugement de goût valent pour les deux expériences. Le beau est naturel, on en juge la forme, il est donc limité. C'est un concept indéterminé de l'entendement, la satisfaction qu'il apporte est relative à la qualité. Il apporte un sentiment d'épanouissement de la vie, c'est un jeu des facultés, un plaisir positif avec une finalité sans fin. Le sublime est tout autre, c'est un objet informe et illimité, il suppose une intervention de la raison dans son expérience, il est relatif à la quantité et non à la qualité. Il provoque un arrêt des forces vitales puis un épanchement. C'est une expérience sérieuse, un plaisir négatif qui ouvre sur le respect, une agression de l'imagination, car elle est inappropriée à la représentation de son objet. Kant cherche à penser la négativité du plaisir, ce n'est pas une simple privation. Il existe pour lui deux manières d'atteindre le rien, la première se fait en additionnant deux zéros, l'autre est en opérant une soustraction d'une entité positive à son égal positif. Le sublime fonctionne de la deuxième manière, c'est une action, une force négative. Le plaisir fonctionne de la même manière, il peut être positif ou négatif. Le sublime est donc un sentiment de plaisir

négatif. L'émotion du sublime se passe également en deux temps ; le premier est un arrêt des forces vitales, l'imagination violentée, la sensibilité humiliée. Le deuxième intervient après l'arrêt, les forces vitales sont relâchées avec plus de force, l'imagination s'efface devant la raison et le sujet découvre quelque chose de beaucoup plus grand que lui. C'est la dynamique du sublime. Cet accès, ou du moins cet aperçu d'une chose immense, bien plus grande et plus puissante que soi, peut être mis en lien avec l'intuition de l'absolu et du divin qui existe dans l'expérience de la mélancolie.

On peut rencontrer le beau dans la nature, mais pas le sublime. D'ailleurs il ne peut pas se rencontrer dans une forme sensible. Quand l'imagination rencontre des objets illimités, très grands, hideux, elle rencontre quelque chose qui la dépasse et cela va créer dans l'esprit un nouveau sentiment. Le sujet découvre la grandeur, il n'a d'autre choix que de faire l'expérience du sublime. Ce qui provoque le sublime est le fait que notre imagination ne parvienne pas à saisir la forme, s'en suit une humiliation. Le sublime est en nous, à la limite de notre imagination. Dans cette inadéquation, notre esprit peut se détacher de la sensibilité pour se tourner vers la raison. Les idées de la raison dépassent le simplement sensible, l'imagination. Par exemple, lorsqu'on voit un océan déchaîné, on voit qu'il est un danger potentiel. On conçoit alors la totalité grandiose qu'est cet océan grâce à la raison qui nous en donne l'idée. Les idées sont toujours totales dans le sublime. On comprend alors que le sublime est en nous, les choses ne sont pas intrinsèquement sublimes, le sublime est une émotion. La peur de disparaître est nécessaire pour ressentir le sublime qui possède une dimension terrible. L'intégrité du sujet doit être entamée. On doit chercher le principe du beau en dehors de nous et le sublime en nous. Il n'y a ni fin ni finalité dans le sublime.

Dans le paragraphe 24, Kant envisage une division du sublime qualitative et quantitative — car il s'impose par son absence de forme, de limite. Il y aurait alors le sublime mathématique, la faculté de connaître, et le sublime dynamique, la faculté de désirer. Dans le sublime mathématique nous apprenons que « nous nommons sublime tout ce qui est absolument grand », c'est-à-dire au-delà de toute comparaison. La grandeur n'est pas quantitative. L'appréciation esthétique permet de dire que quelque chose est absolument grand, elle est subjective et universelle. L'appréciation esthétique de la grandeur se trouve au fondement du jugement réfléchissant. Quand on juge un objet grand, cela englobe une finalité subjective. Le respect arrive avec l'appréciation subjective de la grandeur. Le sublime est à lui-même sa propre mesure. C'est parce qu'il doit être cherché en nous et non dans les objets de la nature. « Est

sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit. » Dans la nature, il est toujours possible de trouver des objets plus petits ou plus grands que celui qui est observé. De ce fait, rien de ce qui tombe sous les sens ne peut être sublime. Dans l'expérience du sublime, la totalité est fournie par une idée qui vient de la raison. Ainsi, c'est elle qui donne l'unité. L'idée est la représentation de l'inconditionnel. Si nous prenons ce schéma pour le transposer à l'expérience du mélancolique, dont l'imagination est grande est la capacité à créer des idées également, on comprend qu'il peut être difficile d'accepter le monde sensible. Si très régulièrement l'imagination est humiliée sous la perception de choses sublimes, d'un idéal, de la divinité, et qu'il est impossible pour le sujet de l'exprimer dans le monde sensible, l'abattement est compréhensible. Plus le contact est répété avec cet au-delà, plus il semble malaisé de sortir de soi, de son sentiment, pour évoluer dans le monde sensible. Kant identifie la mélancolie à l'idée du sublime ; le mélancolique a surtout le sentiment du sublime, qui le touche plus que le spectacle du beau. L'âme mélancolique recherche la contemplation des déserts et des tempêtes, de la nuit plutôt que du jour, le premier étant sublime, l'autre beau. Tout ce qui va s'arrimer dans l'idée de la terreur, de la brutalité. Dans la Critique de la faculté de juger il écrit que la mélancolie est le plus sublime des sentiments humains. Le mélancolique est le sujet sensible par excellence du sublime. Le sujet du sublime est toujours convoqué par l'impuissance de son imagination à saisir l'infini. Dans le même temps, la compréhension suprasensible de la raison peut embrasser le sublime au-delà de l'humiliation du corps et de l'imagination. C'est la raison qui peut alors permettre de communier avec le monde. Le mélancolique est en contact avec ce qui nous dépasse. C'est ce qui fait la grandeur de l'humanité et de l'artiste.