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Que ce soit dans le monde des arts médiatiques ou dans celui des industries culturelles, le public constitue la destination ultime de toute œuvre. Une des finalités de la créativité

convoquée par l’industrialisation des biens culturels est d’élever à la fois le goût du public et

son niveau culturel et surtout de lui attribuer un rôle de participant dans la réalisation du produit.

Il s’agit là d’une astuce de marketing qui incite le public à payer le produit culturel, lui faisant

croire qu’il est chanceux d’acquérir non seulement un bien culturel stéréotypé, mais aussi un

produit créatif unique et distinct. Ainsi, le public devient amateur, collectionneur d’art, créateur,

mais également artiste. Nous retrouvons ici l’un des points essentiels de la thèse de H. Jenkins,

sur la « culture du fan » (Jenkins, 2006). Les industries culturelles intégrant la création

artistique opèrent une mutation en devenant des industries de reproduction créative, ou encore

des industries créatives tout court. Le propre de ces dernières est de faire croire au destinataire

qu’il est un créateur amateur, donc, un artiste. Le collectionneur est celui qui, par sa collection,

s’assimile à la création. Cette volonté de transfert de l’acte créatif de l’artiste vers le public

prend une légitimité lorsque Bilton décrit la volonté de tout un chacun d’assumer cet acte :

« Creativity and the creative industries are the success stories of the new century. Creativity,

once considered to be the work of God, or latterly the work of the god-like artist-genius, has

been democratized. Today, politicians, business leaders, footballers and schoolchildren aspire

to be “creative” »47 (Bilton, 2007, p. XIII). Bilton ajoute, à ce propos, que le grand public

47

« La créativité et les industries créatives constituent les réussites du nouveau siècle. La créativité,

auparavant considérée comme l'œuvre de Dieu, ou dernièrement, l'œuvre d’un divin artiste-génie, a été

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aspire légitimement à la créativité, en soulignant : « This mystical quality has allowed creativity

to be claimed by everybody. We all have our moments of madness, and according to this

discourse of irrational creativity, we all possess the potential to be creative. Our only problem

is that we do not seem able to unlock our potential »48 (Bilton, 2007, p. XIV).

Nous avons posé plus haut la question sur les risques que présente une pareille

collaboration sur l’intégrité de l’artiste par rapport à sa démarche artistique initiale. Pour revenir

à cette question, nous pouvons avancer le constat que l’artiste est soucieux de plaire au public,

même si ce dernier est restreint, lorsqu’il travaille selon son mode traditionnel. Il l’est également

dans le cadre d’une œuvre intermédiaire. A ce titre, la seule différence dans la relation entre

l’artiste et le public, vient du changement de la nature de ce dernier, qui n’est plus d’élite, mais

de masse. De plus, le rôle du public est primordial et Becker le souligne ainsi « C’est ce que

connaît le public qui fait l’œuvre, ne serait-ce que l’espace d’un instant. Aussi les réactions

sélectives du public ont-elles autant d’incidence sur l’œuvre que le choix de l’artiste et du

personnel de renfort »(Becker, 1988, 2010, p. 226). Si nous suivons cette logique, il faut sans

doute examiner la manière dont « ce public qui fait l’œuvre » va, par ses réactions, influencer

les courants esthétiques, thèse qui remet en question l’analyse sociologique du goût

artistique faite par Pierre Bourdieu. En effet, comme le confirme Bilton : « More recently, arts

marketers have begun to research this aesthetic experience more carefully. Some of this

research suggests that audiences want to be challenged by their experience of art. They are not

seeking reassurance, nor do they simply want to reproduce and reassert their own tastes. They

value an experience that makes them think, where they are not sure what something means or

what will happen next. These findings fly in the face of a conventional " customer-led "

approach to marketing and challenge the sociological approach of artistic taste pioneered by

Pierre Bourdieu »49 (Bilton, 2007, p. 143).

démocratisée. Aujourd'hui, les politiques, les chefs d'entreprises, les footballeurs et les écoliers aspirent à être «

créatifs » » (Bilton, 2007, p. XIII).

48

« Cette qualité mystique a permis à la créativité d'être revendiquée par tout le monde. Nous avons tous

nos moments de folie, et selon ce discours de créativité irrationnelle, nous possédons tous le potentiel d’être créatif.

Notre seul problème est le fait que nous ne sommes apparemment pas capables de débloquer notre potentiel »

(Bilton, 2007, p. XIV).

49

« Plus récemment, les spécialistes du marketing des arts ont commencé à étudier plus attentivement cette

expérience esthétique. Certaines de ces recherches suggèrent que le public souhaite être mis à l’épreuve par son

expérience de l'art. Ils ne cherchent pas à se rassurer, ne veulent pas non plus reproduire et réaffirmer leurs propres

goûts. Ils apprécient une expérience qui leur fait réfléchir, où ils ne sont pas sûrs de ce qu’une chose peut signifier,

ou ce qui va se passer par la suite. Ces découvertes s'inscrivent dans une approche conventionnelle de "

consommation " et mettent en cause l'approche sociologique du goût artistique initiée par Pierre Bourdieu »

(Bilton, 2007, p. 143).

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III.3.2.Critique et esthétique

Les branches de l’esthétique touchent, d’un côté, de multiples secteurs des industries

culturelles, notamment le film, le spectacle, l’édition et la musique et de l’autre, les arts

médiatiques. A ce stade de l’observation, il nous semble qu’il y ait un intérêt pour que

l’esthétique de l’art s’intéresse aux industries culturelles. C’est l’esthétique qui se questionne,

comme c’est le cas dans l’esthétique de l’art en interaction avec l’esthétique du film, par une

dialectique propre à cet espace intermédiaire entre ces deux mondes. Une série de questions se

posent. Est-ce qu’une redéfinition des critères esthétiques peut favoriser une meilleure

collaboration entre arts médiatiques et industries culturelles ? A quel moment l’esthétique des

arts médiatiques rejoint, par exemple, l’esthétique du film, dans l’espace intermédiaire, pour

que l’on puisse témoigner d’une esthétique de l’art conjuguée avec celle des industries

culturelles.

Ce croisement d’esthétiques est en soi fructueux, car il donne naissance à un troisième

genre d’esthétique, fondé sur une nouvelle définition du beau et du sublime. En effet, à travers

l’histoire de l’esthétique, son évolution s’inscrit sur une trame dialectique. A ce titre, nous

pouvons citer Picasso, avec lequel le beau a radicalement changé de définition, puisque des

actes auparavant considérés non-artistiques le sont ultérieurement quand l’esthétique a rendu

légitime la portée artistique des œuvres de l’artiste. Qu’est-ce qui intéresse alors l’esthétique

dans les industries créatives ? On peut répondre par l’idée selon laquelle l’esthétique s’intéresse

à la reproduction et à la manière dont cette reproduction est intégrée par les arts médiatiques.

Ainsi, les esthètes confèrent une légitimité à l’espace intermédiaire en lui attribuant une valeur

à la fois marchande et symbolique et suivent l’évolution des deux mondes en mutation. Dans

ce sens, l’esthétique peut se porter garante pour certifier si tel ou tel autre produit, issu de

l’espace intermédiaire, peut être nommé « œuvre créative ». Raymonde Moulin explique ce rôle

de la critique quand elle parle de l’œuvre de Fred Forest vendue par Maître Binoche. L’œuvre

de Forest consiste à mettre en vente un « mètre carré artistique ». « Le certificat d’authenticité

fourni par Pierre Restany a été ainsi rédigé : " Je soussigné, Pierre Restany, critique d’art et

expert international d’art contemporain, certifie que le mètre carré artistique [de] Fred Forest

constitue sur le double plan du geste et de l’objet une œuvre d’art authentique conçue, présentée

et vendue comme telle " »(Moulin, 2009, p. 40).

Dans le contexte de la critique esthétique, l’intermédiaire a ainsi une qualité d’expert en

vue de faciliter l’évolution de l’esthétique intermédiaire. Il est connaisseur des modes de

diffusion de l’esthétique dans les arts médiatiques, ainsi que dans les secteurs des industries

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culturelles. Pour ce faire, il est censé attribuer un espace propre à cette nouvelle esthétique dans

sa gestion globale de la reproductivité créative. Autrement dit, le dispositif de travail géré par

le courtier apporte un espace où l’esthétique va s’épanouir de manière adéquate à ces nouvelles

normes de l’intermédiation. Avec le réseau numérique, la rencontre d’un grand public autour

d’une seule thématique est devenue une activité courante, jouissant ainsi des conditions

favorables que les esthètes recherchaient péniblement dans l’antiquité. Socrate rassemblait, non

sans peine, les gens, alors qu’aujourd’hui les forums de discussions et les espaces de

commentaires virtuels dans les interfaces numériques envahissent la toile. Tout produit

intermédiaire sur Internet est doté d’un espace de discussion dialectique, textuel, sonore ou

audiovisuel. Cette esthétique se manifeste à travers les courriers électroniques, les blogs, les

forums, les « like », les « unlike », les nombres de visites de pages, les connexions en temps

réel. Cet espace de discussion dialectique contribue à l’émergence de cette esthétique

remodelée, laquelle s’avère être l’esthétique de l’intermédiation par excellence.

Ces méthodes de jugement esthétique sont également applicables à une œuvre des arts