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IV. L E FONCIER VU PAR SES ACTEURS

2. Les mécanismes de production des institutions vus par les acteurs du foncier

2.1 Les mécanismes sur le long terme : la technique du tâtonnement

Lorsque l’on interroge les différents acteurs concernant la production des institutions sur le long terme (à partir des années 1980 et/ou du Doi Moi), seuls les acteurs membres des institutions vietnamiennes disposent d’un recul important et d’une connaissance assez fine des évolutions. Généralement, les acteurs étrangers sont capables de donner les dates clés de l’histoire du foncier à partir de la fin des années 1980, mais ne connaissent de cette évolution que les points forts comme par exemple le fait que la loi foncière de 1993 reconnaisse cinq droits dérivés pour les détenteurs de DUS. En revanche, ces acteurs ont souvent une connaissance fine de la situation actuelle et une connaissance moins sectorielle et moins limitée à ce qu’il se passe à Hanoï que la plupart des acteurs vietnamiens.

Le principal facteur de différenciation entre acteurs étrangers et vietnamiens sur le long terme tient bien sûr à la participation relativement récente des premiers. Ainsi que cela a été noté plus haut, les acteurs étrangers ont commencé à intervenir en 1991 au plus tôt, c'est-à-dire globalement au cours et dans le cadre du processus de rédaction de la loi foncière de 1993. Un autre point est le fait que les personnels des projets et des institutions de coopération connaissent un turn-over rapide, les nouveaux venus ne disposant plus de leurs prédécesseurs que des traces écrites. Pour finir, ceci étant lié, les membres de ces institutions sont investis dans des projets à durée limitée, ayant des objectifs définis et le plus souvent une méthodologie déjà prédéfinie elle aussi. Ce qui limite leur capacité non seulement à se projeter sur un plus long terme, mais aussi à mobiliser les connaissances passées. Lorsqu’ils le font, ces connaissances sont celles disponibles dans les rapports produits précédemment (par exemple le rapport AusAID de 2000 qui est très souvent cité) et il y a peu d’investissement dans la production de connaissances permettant une compréhension approfondie des processus en cours. À noter cependant que les contacts avec leurs partenaires vietnamiens leur apportent des connaissances de plus en plus fine avec le temps passé au Viêt Nam…

Côté vietnamien, une différenciation doit être faite entre les membres du GDLA et du MoNRE, d’un côté, ceux des autres ministères, de l’autre. Logiquement, les premiers disposent de connaissances à la fois fines et extensives du processus de production des institutions sur le long terme. Plusieurs nous ont ainsi raconté leur version de ce processus comprenant des détails comme les dates des décrets, leurs noms etc. Ceux-ci peuvent aussi retracer la chronologie de participation des acteurs étrangers et leur rôle.

Ce sont ainsi des membres du GDLA et du MoNRE qui nous ont décrit le processus de production des textes de loi foncier par le gouvernement vietnamien comme un processus de tâtonnement. Le gouvernement procèderait, selon eux, à des essais de nouvelles dispositions dans des régions (de niveau variable allant de la province à la commune), puis promulguerait des textes, décrets, amendements de lois ou même nouvelles lois permettant de les mettre en application. Les résultats de la mise en application de ces textes seraient ensuite analysés et des propositions d’amélioration élaborées, selon le même processus. La loi foncière de 1993, par exemple, est présentée comme une « revisionnal land law » par Dang Hung Vo (2007), mise en place après cinq années d’expérimentation de la loi de 1988.

Ce processus de production des textes par tâtonnement explique la multiplication des textes, leur caractère partiel, retardé… Cela explique aussi l’existence d’expériences menées au niveau provincial ou du district (souvent par des projets de coopération) avec l’accord des pouvoirs publics, mais en désaccord avec la législation en vigueur.

L’analyse de l’évolution des textes de loi corrobore aussi assez clairement ce point de vue. La loi foncière de 1993, par exemple, dresse le nouveau cadre foncier, mais est très rapidement complétée par toute une série de textes qui modifient certains points, en précisent d’autres ou contredisent même le texte. Dans la loi de 2003, pourtant plus longuement préparée que la précédente, les points sur lesquels l’État n’a pas encore travaillé sont indiqués clairement par la mention « Le gouvernement – ou le MoNRE – réglementera ou organisera en détail… » que l’on retrouve plus d’une dizaine de fois dans la loi. Plus intéressant encore, nombre de décrets qui entourent la loi sont publiés afin de corriger les contradictions entre les textes ainsi que leur mauvaise mise en œuvre, ce qui montre bien un processus mal maîtrisé.

Il est intéressant de noter aussi que le gouvernement est en train de préparer une révision de la loi foncière pour la fin de l’année 2009 (date probable de mise en œuvre du texte) alors qu’une nouvelle loi est déjà prévue en 2013. Il y a donc en quelque sorte une planification de ces tâtonnements, le gouvernement ne pouvant pas attendre 2013 pour une révision d’ensemble et devant proposer des révisions intermédiaires.

Un constat assez similaire peut être fait pour la création de l’administration foncière, qui a nécessité trois étapes et est passée d’un statut de relative indépendance au sommet de l’État à un statut de rattachement à un ministère, ce qui indique une recherche de positionnement de cette administration – ayant cessé d’exister pendant plus de vingt ans – au sein du système administratif d’ensemble du pays. Il faut aussi et surtout mentionner les dysfonctionnements (décrits plus haut) de cette administration et la nécessité ressentie par le gouvernement par exemple de réglementer par décret (n° 181/2004/ND/CP de 2004) l’obligation faite au GDLA d’établir les certificats de droit d’usage des terrains selon un modèle uniforme sur tout le territoire vietnamien

Ces tâtonnements, à l’origine de textes successifs et pas toujours concordants, sont systématiquement présentés comme un défaut en ce qui concerne la mise en application des textes de loi entre autre en raison de la trop faible durée de vie des textes qui fait que lorsqu’ils sont appliqués ils n’existent parfois déjà plus.

En revanche, ils ne trahissent pas pour tous les acteurs un dysfonctionnement de la l’évolution des institutions foncières, mais sont plutôt considérés comme une technique. Le recours à cette technique s’expliquerait en effet pour deux interlocuteurs par le vide juridique dans lequel se trouverait le Viêt Nam en raison du choix fait du socialisme de marché. La Chine, qui a fait un choix assez similaire, ne peut pas constituer un exemple à suivre en raison des choix très différents en matière foncière. Aucun pays, par conséquent, ne peut véritablement montrer la voie à suivre et on doit sans cesse inventer la façon de concilier les impératifs socialistes et l’ouverture économique. Le cas particulier fait aux terres agricoles est, selon ces interlocuteurs, l’exemple emblématique de celle-ci.

Cet avis n’est cependant pas dominant et beaucoup, Vietnamiens comme étrangers, pensent que les tâtonnements trahissent plutôt l’impuissance des institutions à se renouveler et celle des politiques à avoir une vision claire à long terme. Il y a donc à la fois des défauts techniques et politiques.

Au niveau « technique » les limites classiques sont invoquées : manque de personnel, de moyens financiers, de compétences… La législation foncière et l’administration du foncier sont souvent décrites comme des domaines particulièrement ardus, nécessitant des compétences très variées, problème qui est accentué par la relative jeunesse de la question foncière au Viêt Nam. Ce défaut est, selon les acteurs étrangers, en cours de correction grâce aux acquis d’une expérience de plus en plus longue, mais aussi grâce aux investissements en formation consentis aussi bien par le gouvernement que par les organismes de développement. Mais le problème n’est pas encore résolu, surtout dans les échelons infra nationaux.

Au niveau politique, les raisons invoquées sont variées. D’aucuns ont mentionné l’absence de vision à long terme des décideurs dont les préoccupations sont celles des problèmes du jour. Ce qui expliquerait par exemple que la loi de 1993 soit concentrée sur le foncier agricole sans tenir compte des évolutions en cours dans les autres domaines et que celle de 2003 n’ait pas vu venir les problèmes ruraux… Beaucoup ont noté aussi la frilosité du gouvernement à ce sujet. Le foncier, dont l’histoire est liée à celle du Viêt Nam, est un domaine délicat qui ne peut pas être traité à la légère. Dans un même ordre d’idée, les étrangers notent un point spécifique qui est celui de la « fermeture » de ce secteur. Décider au niveau foncier est politiquement sensible et aider à la décision est malaisé. Cela ne favorise pas la prise de positions nettes, les changements importants, et explique dès lors les nombreux tâtonnements.

Un élément d’explication apparemment plus anecdotique, mais revenu plusieurs fois, est celui des déséquilibres et des tiraillements entre institutions et ministères. Un exemple mentionné plusieurs fois est celui des tensions entre MARD et MoNRE, le premier ayant perdu une partie de son pouvoir de décision sur les terres agricoles et forestières au profit du GDLA dans le cadre de la répartition des terres et à cause de son intégration au sein du MoNRE. La planification concernant l’utilisation des terres revient par exemple aujourd'hui au MoNRE, privant le MARD du pouvoir de jouer sur les affectations de terre dans le cadre de ses stratégies de développement agricole. Les membres du MARD doivent dès lors effectuer du « lobbying » (sic) afin de pouvoir faire entendre leurs points de vue sur certaines questions considérées comme importantes pour les zones rurales. Un autre exemple de tiraillement est celui qui existe entre le MoNRE et le ministère de la Construction dans la mesure où le premier est en charge de l’ensemble de la question foncière, alors que le second continue à être habilité à délivrer des « livrets roses », livret garantissant la propriété des biens immobiliers dans les zones urbaines. La distinction dans le traitement des zones urbaines et rurales est ainsi un point de friction important.

Lorsque l’on considère les textes fonciers sur le long terme, le constat peut être fait d’une amélioration de la prise en compte des spécificités des différentes catégories de terre, comme les terres forestières ou les terres d’habitation, ce qui transparaît par exemple par le nombre plus grand de catégories (ou sous catégories de terre) reconnues et par le traitement spécifique de chaque catégorie. Nos interlocuteurs signalent cependant comme une constante les faiblesses de la concertation entre les institutions dans le processus de production de la législation ce qui se traduit par la multiplication de décrets d’application sectoriels venant compléter, préciser mais aussi contredire la loi foncière afin de la rendre applicable. Il en résulte une certaine confusion autour de la législation foncière ainsi éventuellement que l’apparition de contradictions avec les textes produits dans les secteurs connexes ainsi que nous le verrons plus loin entre la législation foncière et la législation forestière.