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PARTIE III : LES MECANISMES DE CHIMIORESISTANCE

1) Mécanisme d’action de la doxorubicine

Découverte dans les années 1960, la famille des anthracyclines se situe parmi les molécules anti- cancéreuses les plus efficaces, malgré une forte toxicité cardiaque et myéloïde. Cette famille d’agents anti-cancéreux s’est révélée très active sur un large panel de tumeurs (Jamieson and Boddy 2011). Une méta-analyse, réalisée par l’EBTCG (Early Breast Cancer Trialist’s Collaborative Group) a prouvé l’efficacité d’un traitement à base d’anthracycline sur la prévention des récurrences (RR = 0.89) et sur la survie (RR de mourir d’un cancer du sein = 0.84). De plus, l’utilisation des anthracyclines présente des avantages en terme de toxicité, par rapport au traitement CMF (Cyclophosphamide, Méthrotrexate, 5-Fluorouracile) (Lal et al 2010). Comme la plupart des antibiotiques, les premières anthracyclines ont été isolées à partir du pigment produit par la bactérie Streptomyces peucetius et ont été nommées doxorubicine (ADRIAMYCINE®) et daunorubicine (DAUNOMYCINE®) (figure 25) (Minotti et al 2004). Alors que la doxorubicine est utilisée principalement dans le traitement des tumeurs solides, telles que le cancer du sein, du poumon, de l’ovaire, de l’estomac, de la thyroïde, les sarcomes et les lymphomes, la daunorubicine est indiquée dans les leucémies lymphoblastiques et myéloblastiques (Cortes-Funes and Coronado 2007). Depuis, d’autres antracyclines ont rejoint l’arsenal thrérapeutique anti-tumoral, comme l’éprubicine, l’idarubicine, la pirarubicine, la zorubicine, l’aclarubicine, la valrubicine et le mitoxantrone. En dépit de l’utilisation accrue des anthracyclines en clinique, leur mécanisme d’action reste un sujet à débat (Minotti et al 2004). Les anthracyclines présentent un effet cytotoxique et antiprolifératif, liés à l’inhibition de la biosynthèse de macromolécules d’ADN et d’ARN, via deux actions : l’intercalation de l’ADN et l’inhibition de la topoisomérase II. Les anthracyclines peuvent aussi générer des radicaux libres qui contribuent à leur effet cytotoxique (Minotti et al 2004).

Figure 25. Structures chimiques des principales anthracyclines.

DOX : doxorubicine, DNR : daunorubicine, EPI : épirubicine, IDA : idurabucine (d’après (Minotti et al 2004)).

90 1-2) Pharmacocinétique de la doxorubicine

Au niveau chimique, toutes les anthracyclines présentent une structure rigide aromatique, contenant un motif quinone, lié par une liaison glycosidique à un sucre aminé : la daunosamine (figure 25) (Cortes- Funes and Coronado 2007). Concernant la pharmacocinétique de la doxorubicine, elle présente souvent une clairance plasmatique tri-phasique après injection intra-veineuse. La demi-vie de distribution de la doxorubicine est de 3 à 5 minutes. Du fait de sa lipophilie, elle rentre rapidement dans les cellules, majoritairement par voie passive (Tacar et al 2013). Sa concentration intra-cellulaire est environ 10 à 500 fois supérieure à sa concentration extra-cellulaire (Lal et al 2010). Dans la cellule, elle est majoritairement retrouvée dans le noyau (concentration nucléaire environ 50 fois supérieure à sa concentration cytoplasmique). La forme libre intra-cellulaire de la doxorubicine (2% de la quantité totale intra-cellulaire de doxorubicine) peut être séquestrée dans d’autres compartiments cellulaires, tels que les lysosomes, l’appareil de Golgi et les mitochondries (Tacar et al 2013) (Danesi et al 2002). De plus, il existe une faible biotransformation de la doxorubicine en doxorubicinol. Cette biotransformation a lieu dans le foie et est réalisée par les carbonylreductases 1 et 3. La doxorubicine et le doxorubicinol sont métabolisés en doxorubicinone et doxorubicinolone. Ces deux métabolites peuvent être réduits en structures aglycones : 7-deoxydoxorubicinone et 7-déoxydoxorubicinolone qui sont excrétés après conjugaison avec l’acide glucuronique ou sulphonique. Les aglycones de doxorubicine sont très transitoires. En effet, ces métabolites ont été détectés dans les liquides biologiques de seulement quelques patients traités à la doxorubicine et à des concentrations très faibles (en comparaison avec le doxorubicinol et la doxorubine) (Lal et al 2010). La demi-vie terminale de la doxorubicine est de 24 à 36 heures, suggérant qu’elle prend beaucoup plus de temps pour s’éliminer que pour pénétrer dans les tissus (Tacar et al 2013).

1-3) Poison des topoisomérases II (figure 28)

Les topoisomérases II (topo2) sont des enzymes nucléaires qui suppriment les contraintes de torsion de l’ADN, permettant le bon déroulement de la réplication, de la transcription et de la ségrégation chromosomique. Ce rôle essentiel repose sur la capacité de la topoisomérase II à réaliser des cassures double-brin afin de supprimer les super-enroulements de l’ADN, puis à assurer le passage d’une autre molécule d’ADN à travers la coupure et à réaliser la religature des brins (Nitiss 2009a). Il existe deux isoformes de la topoisomérase II chez les mammifères : topo2α (exprimée préférentiellement dans les cellules qui prolifèrent) et topo2β (ubiquitaire) (Lansiaux and Pourquier 2011). Les topoisomérases II sont des enzymes homodimériques, qui réalisent une cassure double-brin dans un brin d’ADN (appelé segment G (pour Gate)) et vont passer le second brin (appelé segment T (pour Transported)) à travers la cassure. Brièvement, en présence de Mg2+, chaque unité de la topo2 se lie à chaque brin de l’ADN

du fragment G, par une liaison phosphotyrosine covalente, provoquant une cassure double-brin. En présence d’ATP, l’enzyme change de conformation et adopte une forme de « pince fermée »,

91 permettant la capture de l’autre brin d’ADN (le segment T), qui peut ainsi passer à travers la cassure du segment G et sera libéré de la topo2. Le segment G est religaturé et la pince s’ouvre, libérant le segment G intact (figure 26) (Nitiss 2009b). La doxorubicine est un poison des topoisomérases II α et β. Elle peut bloquer la réaction catalytique de la topo2 à deux étapes différentes. A faible concentration, la doxorubicine bloque la religature de l’ADN. En fait, elle stabilise la réaction intermédiaire (normalement transitoire), où les brins d’ADN sont coupés et liés de manière covalente aux résidus tyrosine de la topo2. Un complexe ternaire anthracycline-topo2-ADN est ainsi formé et stabilisé. Le complexe induit l’accumulation de cassures simple et double-brin, formant d’importants dommages à l’ADN et la mort cellulaire (Cortes-Funes and Coronado 2007). A forte concentration, la doxorubicine interfère avec la liaison initiale entre l’ADN et la topo2, empêchant la formation du complexe clivable et générant des cassures et la mort cellulaire (figure 26) (Pommier et al 2010).

1-4) Rôle des radicaux libres (figure 28)

Un des mécanismes de la doxorubicine, à l’origine de son rôle anti-tumoral et de sa toxicité notamment cardiaque est la génération de ROS (Reactive Oxygen Species). La structure quinone de la doxorubicine lui permet d’agir comme accepteur d’électrons, via des réactions d’oxydoréduction impliquant la cytochrome P450 réductase, la NADH (Nicotinamide adenine dinucleotide phosphate) déshydrogénase et la xanthine oxydase. L’addition d’électrons à la structure quinone de la doxorubicine la convertit en structure semiquinone. Cette réaction est suivie d’une oxydation spontanée à l’origine de la quinone de base et des anions superoxydes. Ces anions superoxydes donnent naissance à des peroxydes d’hydrogène ; réaction catalysée par la superoxyde dismutase (figure 27) (Jamieson and Boddy 2011). Une des conséquences de la génération intra-cellulaire de ROS est d’induire des dommages à l’ADN et la mort cellulaire. De plus, les ROS peuvent entraîner la peroxydation des lipides des membranes (Gewirtz 1999). En effet, durant le cycle d’oxydoréduction, la semiquinone peut s’oxyder en aglycone, très soluble dans les lipides. Ainsi, l’aglycone peut s’intercaler dans les membranes biologiques et former des ROS, à l’origine de la fragilisation des membranes et de la mort cellulaire. Chimiquement, la structure de la doxorubicine et des autres anthracyclines permet la génération de ROS. Cependant, les études qui ont mis en évidence ce mécanisme d’action se placent souvent à des doses supracliniques. Dans les cas où la doxorubicine est utilisée à des doses cliniques, on observe une longue phase de latence entre l’administration de la drogue et la détection de H2O2 (Gewirtz 1999).

92 Figure 26. Mécanismes d’inhibition de la toposiomérase II par la doxorubicine. (a) Réactions schématiques catalysées par la topo2 : décaténation et relaxation de l’ADN superenroulé. (b) La topoisomérase II réalise une cassure double-brin dans un brin d’ADN (appelé segment G (pour Gate)), et passe le second brin (appelé segment T (pour Transported)) à travers la cassure. La doxorubicine peut bloquer la réaction catalytique de la topo2 à deux étapes différentes. A faible concentration, la doxorubicine bloque la religature de l’ADN, en stabilisant le complexe clivable composé de la topo2 et de l’ADN coupé. Puis cela entraîne des dommages à l’ADN et la mort cellulaire. A forte concentration, la doxorubicine interfère avec la liaison initiale entre l’ADN et la topo2, empêchant la formation du complexe clivable (d’après (Nitiss 2009a) (Pommier et al 2010)).

Figure 27. Formation de ROS par la doxorubicine. En présence de NADH, la structure quinone de la doxorubicine peut être oxydée en structure semiquinone par les enzymes NOS (Nitrite oxyde synthase) et XDH (Xanthine deshydrogénase). Puis une oxydation spontanée par l’oxygène reforme la quinone de base et des anions superoxydes, qui peuvent former H2O2 (d’après (Jamieson and Boddy

93 1-5) Formation d’adduits et de pontages à l’ADN (figure 28)

De par ses propriétés intercalantes, la doxorubicine est capable de former des liaisons covalentes avec l’ADN, mais elle aurait aussi la capacité à se lier à l’ADN mitochondrial (Tacar et al 2013). Elle forme des pontages très stables entre les molécules d’ADN et également des adduits à l’ADN. La doxorubicine s’intercale préférentiellement entre les bases de l’ADN Guanine et Cytosine adjacentes. La formation d’adduits doxorubicine-ADN peut activer, en aval, les réponses de dommages à l’ADN et l’apoptose (Yang et al 2014). Cependant, ces mécanismes impliquent des doses élevées de doxorubicine (Gewirtz 1999) (Minotti et al 2004). De plus, après réactions radicalaires, médiées par le fer, les anthracyclines produisent des formaldéhydes, à partir de carbone ou de lipides. La doxorubicine réagit avec le formaldéhyde généré pour former un intermédiaire appelé DOX-FORM. De manière intéressante, ce conjugué est capable de s’intercaler dans l’ADN, par liaison covalente très stable (formation d’une base de Schiff) (Minotti et al 2004). La formation de DOX-FORM renforce de manière importante la toxicité induite par la doxorubicine (Taatjes and Koch 2001). Des études ont montré que des niveaux élevés de DOX-FORM étaient détectés dans les cellules tumorales sensibles à la doxorubicine et non dans des cellules tumorales résistantes ou des cellules normales (Kato et al 2001). Cependant, la formation d’adduits à l’ADN ne semble pas être le mécanisme majeur de la doxorubicine. En effet, un traitement à la doxorubicine aux doses cliniques entraîne seulement la formation de 4.4 +/- 1 adduits sur 107 paires de bases de l’ADN (Coldwell et al 2008).

1-6) Libération de céramide (figure 28)

Le céramide est une molécule lipidique, impliquée dans une variété de processus cellulaires, tels que l’apoptose, la senescence et l’inhibition de la prolifération. De manière intéressante, un traitement des cellules tumorales sensibles à la doxorubicine induit une augmentation de céramide. Cette augmentation n’est pas retrouvée dans les cellules tumorales résistantes, suggérant que la quantité de céramide peut jouer un rôle sur la chimiorésistance (Liu et al 2001). Ainsi, la doxorubicine bloque la prolifération cellulaire en stimulant la synthèse du céramide et donc l’apoptose. Des études récentes ont suggéré que la doxorubicine favorise la synthèse du céramide en augmentant la protéolyse de la protéine membranaire CREB3L1 (Cyclic AMP-responsive Element-Binding protein 3-Like protein 1), localisée au niveau des membranes du réticulum endoplasmique et de l’appareil de Golgi. La protéolyse de CREB3L1 libère son domaine amino-terminal, qui peut transloquer au noyau et inhiber la prolifération cellulaire. De manière intéressante, la production de céramide par la doxorubicine peut induire cette protéolyse. Le niveau d’expression de CREB3L1 est également associé à la sensibilité à la doxorubicine (Denard et al 2012). Pour conclure, le ciblage du céramide par la doxorubicine représente un mécanisme d’action moins connu, mais qui joue un rôle non négligeable dans la cytotoxicité de la doxorubicine.

94 Figure 28. Résumé des mécanismes d’action cytotoxiques de la doxorubicine. La doxorubicine rentre majoritairement par voie passive dans la cellule. Dans le noyau, elle peut s’intercaler dans l’ADN et inhiber la topoisomérase II, ce qui crée des dommages à l’ADN et la mort cellulaire. La doxorubicine peut être oxydée en structure semiquinone dans la mitochondrie et générer des ROS, par retour à la forme quinone initiale. Les ROS induisent des dommages à l’ADN, la péroxydation des lipides et la mort cellulaire. Enfin la doxorubicine favorise la synthèse de céramide, qui va induire la protéolyse de CREB3L1 membranaire. CREB3L1 peut transloquer au noyau et favoriser la transcription de gènes cibles comme p21, aboutissant à l’arrêt du cycle et la mort cellulaire.

2) Les mécanismes de résistance de la doxorubicine

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