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Le ciel est lisse

Sur la blancheur de ma feuille Et nos pas ont creusé

De farouches souvenirs

Gatien Lapointe,

Inutile azur.

Si Guyart reste ferme face à son intention de ne pas retourner en France (lorsqu’elle s’adressait à des correspondants autres que son fils), face à Claude, le discours de la mère se teintera de nuances. Peu de temps après son arrivée à Québec, son fils lui demande s’il la reverra. Elle répond : « Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde? je ne le sçay pas; mais Dieu est si bon que si son nom en doit être glorifié, que ce soit pour le bien de votre âme et de la mienne, il fera que cela soit; laissons-le faire, et je ne le voudrois pas moins que vous, mais je ne veux rien vouloir qu’en luy et pour luy; perdons nos volontez pour son amour52. » Avec ces mots, elle laisse la porte entrouverte à une possible rencontre. Également, quelques années avant sa mort, la religieuse envisagera cette éventualité. Attitude surprenante de la part de l’Ursuline ? Non car, d’une part, il s’agit du « très-cher Fils » et que, d’autre part, laisser place à l’inconnu c’est aussi envisager toutes les avenues, puisque l’on sait que rien n’est tracé d’avance. Dans une lettre à Claude, elle déclare : « Il est à croire que nous nous verrons plutôt en l’autre monde qu’en celuy-cy. Dieu néanmoins a des voyes qui nous sont inconnues, sur tout dans un païs flotant et incertain comme celuy-cy, où naturellement parlant, il n’y a pas plus d’assurance qu’aux feuilles des arbres quand elles sont agitées du vent53. »

52 Marie de l’Incarnation, Correspondance, op. cit., p. 187. 53 Ibid., p. 659.

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Si la mère et le fils entrevoient la possibilité de se revoir, ils assistent impuissants aux naufrages qui, parfois, emporteront leur relation de papier. La blancheur de la feuille est ce qu’il reste lorsque leurs mots se noient. À Claude, elle écrit : « Vous vous plaignez que vous n’avez pas reçu les amples lettres que je vous écrivois l’an passé. Mille lieues de mer et plus sont sujettes aux hazards, et tous les ans ce qu’on nous apporte, et ce qui repasse en France court le même risque54. » Combien reste-t-il d’épaves de lettres au fond du fleuve et de l’océan ? Caractéristique distinctive de la lettre : ne pas toujours arriver à destination. L’écriture épistolaire porte un trait de l’errance, celui de se perdre. S’ajoute alors à la distance, le hasard des écueils des ondes. Peut-on imaginer relation plus hasardeuse entre la mère et le fils ? Et Claude n’a jamais vu le pays d’adoption de sa mère. Par la lecture des Relations des Jésuites et des lettres de l’Ursuline, il découvrira la Nouvelle-France, mais il ne la connaîtra jamais in situ. Il n’aura que son imagination et, nous pouvons le supposer, quelques gravures d’époque, pour façonner l’endroit de vie de sa mère. La froidure du pays se mettra aussi de la partie pour accentuer la distance, cette fois-ci en imposant une longueur de temps interminable. Des mois de glace où toute communication avec la France devient impossible. Le fleuve inflige cette rupture. Guyart écrit, le 21 octobre 1669 : « Mon très-cher Fils. Voici ma lettre d’adieu. Le vaisseau unique qui est retenu par force à notre port doit lever l’ancre Samedi prochain, ou Lundi au plus tard; autrement il seroit contraint d’hiverner ici : La terre est déjà couverte de nège, et le froid fort aigu, et capable de geler les cordages55. »

Des zones grises se pointent lorsque de longs délais dans les réponses viennent s’immiscer dans le lien épistolaire. La relation se retrouve entre deux eaux, laissant les correspondants apprivoiser le silence. Comme le dit Jean-Pierre Arrou-Vignod, c’est peut-être nous aujourd’hui qui ne savons plus vivre le mystère qu’octroie la lenteur du temps : « Nous ne souffrons plus le Temps, qui était la poésie des correspondances, la scansion lente des envois et des réponses, le retard. Le commerce indéfiniment étiré des lettres a pris la forme haletante et fébrile du cri, nous laissant plus démuni devant le mystère de la séparation56. »

54 Marie de l’Incarnation, Correspondance, op. cit., p. 183. 55 Ibid., p. 867.

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Eau mouvante ou de glace, « la Rivière qui marche57 » sculpte la vie en terre de Nouvelle- France. L’Ursuline l’apprendra rapidement. Le Saint-Laurent fige les mots et les corps mais ne sait effacer les absents. Il deviendra le témoin de deux vies séparées. Si l’Ursuline a choisi cet éloignement, elle ne réclame pas moins les lettres de son fils :

Mon très-cher Fils. Un navire qui doit partir demain me porte à vous écrire ce mot, quoique je n’aye encore reçu aucune de vos lettres. J’ay pourtant apris de vos nouvelles par un autre moien, et je sçay que vous êtes à présent au Monastère de Bonne-nouvelle de Rouen. [...] Cette nouvelle qui m’est venue par hazard, m’a ôtée de la peine où j’étois à votre égard. N’en est-ce pas une bien grande de voir quatre vaisseaux arrivez il y a assez long-temps, et deux autres qui viennent d’arriver, sans rien apprendre de la personne qui m’est la plus chère dans le monde ? cela me donnoit sans doute de l’inquiétude, quoique je vous voye continuellement en Dieu58.

Je considère que l’extrait qui suit possède l’image la plus significative de la relation entre Marie Guyart et Claude. Ne se satisfaisant pas des lettres de sa mère, le fils aspire à trouver quelqu’un qui a adressé la parole à la religieuse. L’Ursuline fait alors venir au parloir de Québec un homme qui retournera en France. Elle ne se contente pas d’échanger des mots avec cet homme, mais a l’audace de lever le voile couvrant son visage : « Mon très-cher Fils, voici un petit moment qui me reste. Je m’en vais vous le donner pour l’occasion d’un honête jeune homme qui s’en va en France et qui est frère d’un de nos domestiques qui s’en retourne aussi avec luy. Vous me dites que vous n’avez veu personne qui m’ait parlé depuis que je suis en ce païs. J’ay fait venir celuy-cy, et j’ay levé mon voile devant luy afin qu’il vous puisse dire qu’il m’a veue et qu’il m’a parlé59. » Ce geste de la mère n’a rien d’anodin. Il porte une signifiance extrême puisqu’il était interdit aux religieuses de dévoiler leur visage lorsqu’elles étaient au parloir, sauf devant les Amérindiens et certains proches60. Pour Guyart, lever le voile c’était à la fois briser la distance et l’accentuer, à l’image d’un lien épistolaire singulier entre ces deux êtres que tout unit et que tout sépare. Un simple geste de la mère semblant dire : « voyez, c’est bien moi qui suis là… au loin ».

57 Appellation donnée par les Amérindiens.

58 Marie de l’Incarnation, Correspondance, op. cit., p. 790. 59 Ibid., p. 384.

60 Voici ce qui est dit à ce sujet dans le document Constitutions et Règlements des Premières Ursulines de Québec,

1647, éd. Gabrielle Lapointe, Québec, 1974, p. 99 : «Toutes les grilles auront leurs chassis ou volets et, outre les volet

[sic] et chassis, un rideau qui ne s’ouvrira si non lors que le voile des religieuses sera baissé, qui ne doit estre levé, la grille estant ouverte, sans congé de la Supérieure, si non pour les personnes qui selon l’esprit ou la chair, selon le spirituel ou le temporel, leur servent de père et de mère, ce qui se peut estendre à tous les proches parans jusques aux cousins germains et cousines germaines, s’il ne s’y rencontre quelque inconvient. Pour le regard des sauvages il y aura la mesme liberté comme estant les enfans spirituels d’instruction ou de prières de toutes les sœurs de la maison. »

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« De ma fuite sont tes ailes, de ma fuite la puissance de ton planement61. » Ces paroles de Rina Lasnier auraient-elles pu être dites par Marie la mère ? L’éloignement géographique aura-t-il permis à la mère et au fils de trouver plus aisément leur territoire intime, eux qui vivront une imposante vie mystique, chacun à leur manière62 ? Nous ne le saurons jamais. Vivre à distance des êtres aimés donne une perspective différente sur notre propre vie. Ces deux humains ont vécu intensément « la présence de l’absence » qui les mènera plus loin qu’ils n’auraient jamais espéré ou, à tout le moins, qui les portera ailleurs.

Malgré sa douleur, la religieuse assumera sa décision de vivre loin de son fils. Elle a toujours considéré cet éloignement comme un bénéfice pour Claude et pour elle-même : « Vous avez donc beaucoup gagné en me perdant, et mon abandonnement vous a été utile : et moy pareillement ayant quitté en vous ce que j’avois de cher et d’unique dans le monde; et en un mot, vous ayant volontairement perdu, je me suis trouvée avec vous dans le sein de ce Dieu tout aimable [...]63

Cette séparation, déchirante mais volontaire, demeurera toujours une énigme pour les gens ne pouvant considérer qu’une religieuse du XVIIe siècle puisse prendre une route atypique. Je ne peux que m’inscrire en faux face à ceux et celles n’ayant de cesse de décrier l’attitude de l’Ursuline. Le lien ne sera pas rompu entre cette dernière et son fils. Il sera différent et d’une intensité peu commune qui donnera naissance à une relation épistolaire dense et soutenue à l’intérieur de laquelle la mère deviendra peu à peu la directrice spirituelle64 de Claude, fait peu banal au XVIIe siècle. Femme en quête de distance, elle sera de même une femme en quête d’une vastitude intime dont elle découvrira le prolongement en terre d’Amérique. Les grands espaces seront des compagnons donnant à son existence une couleur nouvelle. La troisième partie met en relief la

61 Rina Lasnier, Présence de l’absence, Montréal, l’Hexagone, [1956] 1992, p. 20.

62 Claude Martin (1619-1696) sera bénédictin réformé de la congrégation de Saint-Maur. Il a été prieur de plusieurs

monastères de France et a exercé durant seize années la fonction d'assistant du supérieur général à l'abbaye de Saint- Germain-des-Prés, à Paris. Pour découvrir les écrits spirituels de Claude Martin, consultez l’ouvrage réunissant les grands textes de Dom Claude : Les voies de la prière contemplative, textes réunis et présentés par Dom Thierry Barbeau, Solesmes, Abbaye Saint-Pierre, 2001.

63 Marie de l’Incarnation, Correspondance, op. cit., p. 527.

64 Au XVIIe siècle, une religieuse ne pouvait détenir le titre officiel de « directrice spirituelle ». Par contre, Guyart ne sera

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manière dont l’Ursuline a vécu cette immensité. Et avant d’apprivoiser la terre de Nouvelle-France, son expérience de la mer la préparera à vivre l’infini de cette Amérique sans frontières.

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