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2. L ES ÉRUDITS SUR UN PIÉDESTAL

2.1. Le livre, un compagnon et un parangon pour les érudits

2.1.1. Le livre miroir

Comme Balzac, France exhibe le livre. Ce dernier entoure l’érudit sceptique dans son cabinet, dans les rues bordées par les étalages des bouquinistes ou les vitrines des libraires. De plus, au-delà du plaisir sensuel qu’il procure à l’homme de lettres, le livre noue avec lui un rapport familier, voire fusionnel, il le reconnaît comme un être de chair. Ainsi, lorsque Jérôme Coignard s’éprend de la libraire Nicole Pigoreau et l’embrasse dans sa boutique, il dresse une longue liste de tous ceux qui les observent :

Un jour les Tite-Live, les Platon et les Aristote, Thucydide, Polybe et Varron, Épictète, Sénèque, Boèce et Cassiodore, Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide, Plaute et Térence, Diodore de Sicile et Denis d’Halicarnasse, saint Jean Chrysostome et saint Basile […] Lenain, Godegroy, Mézeray, Mainbourg, Fabricus, le père Lelong et le père Petau, tous les poètes, tous les orateurs, tous les historiens, tous les pères, tous les docteurs, tous les théologiens, tous les humanistes, tous les compilateurs, assemblés du haut en bas des murs furent témoins de nos baisers177.

La métonymie, l’auteur pour son livre physique, rend bien l’idée selon laquelle ces objets sont dotés d’une âme pour l’érudit, leur anthropomorphisme invite à les considérer au même niveau que la vie. C’est à ce titre que les livres deviennent de réels compagnons. Coignard garde toujours dans la poche de son habit un exemplaire des Consolations de Boèce pour pouvoir satisfaire en tout temps son envie d’en lire quelques pages178. Il le suit

jusque dans sa cellule de la Bastille où il passe quatre ans179. Ce petit livre de poche, en

176 Pascal Brissette et Michel Lacroix, op. cit.

177 Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, op. cit., p. 14.

178 Il n’est pas le seul des personnages de France à avoir cette habitude : Brotteaux des Ilettes, petit aristocrate ruiné par la Révolution, marionnettiste et figure importante du roman Les Dieux ont soif porte toujours sur lui une copie du long poème de Lucrèce De rerum natura.

plus d’être une source de réconfort, sentiment que son titre évoque déjà – « une seule page de ce livre admirable affermirait mon cœur qui s’abîme180 » –, est étroitement uni au sort

de son possesseur : « les cinq ou six rats qui rongeaient sur la table de nuit son livre de Boèce181 » et qui sont dérangés par l’élève de Coignard à la veille de leur fuite de Paris semblent annoncer le funeste destin qui attend l’abbé. Ainsi, dépassant le statut de simple compagnon, le livre devient miroir de l’érudit. Après s’être fait poignarder et sachant qu’il ne reviendra pas de cette blessure, Coignard « poussa un profond soupir, rouvrit des yeux blancs, demanda son livre de Boèce et retomba en défaillance182 ». À l’approche de la mort,

c’est devant sa copie des Consolations qu’il souhaite se recueillir, comme si ce livre lui renvoyait une image de sa vie toute entière.

Le XXXVIIIe tome de l’Histoire générale de voyages, livre qui surgit dans chacun

des tomes de la tétralogie de l’Histoire contemporaine, tient aussi lieu de miroir pour Lucien Bergeret. Ce livre fait partie de l’inventaire de la librairie de M. Paillot et ne sera jamais acquis par M. Bergeret. À défaut de le posséder, le maître de conférences le consulte à chacune de ses visites chez le libraire et ce sont les pages 212 et 213 qui, « depuis six années, chaque fois qu’il ouvrait l’inévitable bouquin, lui apparaissaient fatalement à l’exclusion de toute autre page, comme un exemple de la monotonie où s’écoule la vie, comme un symbole de l’uniformité des travaux et des jours183 ». Cette étrange coïncidence

donne à penser que ce livre est une personnification de la routine lancinante de Bergeret qui, malheureux dans sa propre demeure, subit silencieusement les foudres constantes de

180 Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, op. cit., p. 122. 181 Ibid., p. 147.

182 Ibid., p. 177.

sa femme et enseigne imperturbablement à l’université de Tourcoing, tout en étant haï du recteur et du doyen. Plus tard, dans Le Mannequin d’osier, ce même livre le renvoie à sa propre déconvenue, l’adultère de sa femme : « Ce jour-là, comme les autres jours, le livre s’ouvrit de lui-même à la page 212. Sur cette page, il vit les images mêlées de Mme Bergeret

et de M. Roux…184 » Enfin, quand il quitte sa ville de province pour aller s’établir à Paris, il retourne une dernière fois auprès du livre qui, encore une fois, lui présente un reflet de lui-même : « Ces lignes, qu’il lisait pour la centième fois et qui lui rappelaient tant d’heures de sa vie médiocre et difficile, embellie cependant par les riches travaux de la pensée, ces lignes dont il n’avait jamais cherché le sens, le pénétrèrent cette fois de tristesse185. »

L’habitude machinale de recueillement de M. Bergeret devant ces pages, au contenu banal, tient en quelque sorte du rituel. Le livre est pour lui un objet de réflexion – dans les deux acceptions du terme –, car ce qu’il renferme provoque un raisonnement et ses pages sont des surfaces réfléchissantes qui ramènent le lecteur à sa propre réalité. Ainsi, c’est le mot « échec » de la page 212 qui projette M. Bergeret dans ses pensées et le force à mettre en perspective son humiliante situation domestique : « (Il est clair que cet événement n’est ni singulier, ni rare, et qu’il ne doit pas étonner une âme philosophique.)186 » En ce sens, le livre apparaît comme un allié, comme un rassurant compagnon d’infortune.

Enfin, comme il l’a fait pour Coignard et Bergeret, France suggère un rapport de profonde sympathie entre Sylvestre Bonnard et le livre, palpable tout au long du roman par sa verve de fin collectionneur, mais plus fortement appuyé dans cette comparaison : « Mes

184 Anatole France, Le Mannequin d’osier, op. cit., p. 924. 185 Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, op. cit., p. 202. 186 Anatole France, Le Mannequin d’osier, op. cit., p. 924.

bouquins, c’est moi. Je suis vieux et racorni comme eux187. » L’alternance des

personnifications et réifications dans les sept romans confirme la réciprocité du rapport entre les érudits franciens et le livre matériel : les Consolations de Boèce et Coignard se représentent mutuellement, comme c’est le cas de Bergeret et de l’Histoire générale des voyages, et enfin celui de Bonnard et de sa collection. Ainsi, l’érudit n’est pas situé dans un au-delà du langage comme peut l’être l’écrivain mallarméen; au contraire, la culture érudite insiste, dans son amour pour le livre papier, sur l’importance de l’écrit dans la construction de l’identité et dans la conservation de la mémoire littéraire collective.

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