Ces deux perspectives de recherche de M. C. Penloup montrent que l’investissement des
scripteurs est lié à l’investissement du sujet dans l’écriture. La place accordée au sujet dans
l’écriture scolaire est alors à interroger. Nous nous proposons de réfléchir à l’investissement
énonciatif comme marque de l’investissement psychoaffectif du sujet dans l’écriture.
3. 2. Le scripteur dans son texte : l’investissement énonciatif
Qui suis-je quand j’écris ? Un auteur, un écrivain, un écrivant, un scripteur ? Les
dénominations sont nombreuses pour désigner le sujet qui écrit et ne sont pas équivalentes.
Chacune renvoie à la fois à une situation dans le processus d’écriture et à une réalité précise
Partie 2 : Problématique et expérimentation didactiques
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qui détermine un statut défini socialement. Il nous semble qu’il y a là la construction d’une
représentation sociale sur l’écrit et sa dimension sacralisée.
Dans le cadre d’une approche didactique, il nous semble important de nous dégager de
ces représentations. M. Dabène (1987) fait hypothèse d’un continuum scriptural, hypothèse
largement reprise par la recherche en didactique. Nous souhaitons élargir cette hypothèse à
celle d’un continuum énonciatif. Nous avons soulevé le problème de l’investissement du sujet
dans les écrits scolaires en raison d’une part, de l’évacuation du sujet de l’écriture et d’autre
part, des représentations de l’écriture véhiculées par l’École. Nous voulons voir quel lien
entretiennent l’investissement énonciatif du sujet et l’investissement de l’écriture.
Dans un premier temps, nous nous interrogeons sur la présence de la première personne
dans l’écriture, c'est-à-dire de la subjectivité du sujet, afin de distinguer le « je » objet de
l’écriture et le « je » sujet de l’écriture. Ensuite, nous présentons les recherches sur
l’investissement énonciatif de sujets scripteurs dans les écrits scolaires ou académiques
(Guibert, 2003 ; Ivanič, 1998). Enfin, nous nous intéressons aux marques de l’investissement
énonciatif des scripteurs.
3. 2. 1. Le « je » objet ou sujet de l’écriture
J. Goody (1979) a souligné les spécificités de l’ordre du scriptural. Pour
l’anthropologue, l’écriture est par essence heuristique : écrire permet de produire des
connaissances. De la même façon, écrire sur soi permet de se connaitre et de construire son
identité. Nous voulons relever deux dimensions essentielles à cette construction de soi par
l’écriture. La première concerne l’écriture autobiographique, la seconde les pratiques
d’écriture au sens large à la première personne. La dimension autobiographique de l’écriture
renvoie à une représentation et une pratique de l’écriture particulières, fascinantes et
fortement répandues. Son importance est notable chez les adolescents qui connaissent une
période de construction de soi. S’appuyant sur les travaux de P. Lejeune (1989), C. Barré-De
Miniac écrit que l’écriture autobiographique « est un moyen de travailler (construire,
infléchir, modeler) le rapport à soi-même et à sa vie » (2000 : 22).
L’écriture comme expression de soi repose sur une double relation : tout d’abord
l’écriture permet au sujet de « se dire », comme c’est le cas dans l’écriture du journal intime
ou dans les pratiques d’écriture libres ; ensuite l’écriture constitue un moyen de « se trouver »
puisque le sujet se découvre lui-même à travers ce qu’il écrit. L’écriture devient alors
productrice de connaissances sur soi.
Chapitre 3 : L’investissement énonciatif et psychoaffectif
71
Il semblerait donc que le rapport à soi qui passe par un rapport à l’écriture de soi fait par
là-même du sujet singulier un sujet qui, dans sa singularité, parle aux autres comme si l’écriture,
par l’effet d’objectivation et de linéarisation, mais aussi de socialisation qu’elle permet,
produisait un effet en retour de construction de soi (Barré-De Miniac, 2000 : 22).
La construction de soi est facilitée par le passage à l’écrit et par la distance que
l’écriture permet par rapport à soi (réflexivité). Plusieurs je superposés dans des
écritures-réécritures de récits autobiographiques sont identifiés par D. Bucheton (1998). Le premier est
le « je de l’émotion » : le sujet revit l’expérience qu’il raconte avec l’émotion vécue. Le
second est un « je acteur » : le scripteur se met en scène dans son texte et devient personnage
jouant devant son lecteur. Le « je » prend alors une autre dimension et devient un « je
auteur » : pour parler de lui dans son texte, le scripteur soigne l’expression et introduit des
effets de style. Au cours des différentes réécritures, D. Bucheton constate le contrôle sur les
textes et la distance prise à l’égard de celui-ci, ce qui se traduit par l’insertion de séquences
descriptives ou explicatives, la formulation de phrases plus longues, la construction de
paragraphes et l’expression d’images. Les trois je présentés ne se chassent pas l’un l’autre au
cours des réécritures. Chacune des dimensions du je est présente dès le début de l’écriture. La
réécriture permet toutefois une mise à distance de plus en plus marquée d’avec l’expérience
émotionnelle de départ. Au regard de ce que les psychologues nous apprennent sur les
émotions (chapitre 1), nous pouvons penser que le récit autobiographique permet de
construire l’expérience émotionnelle. Mais nous pouvons aussi penser que les caractéristiques
attribuées à l’écriture autobiographique sont présentes dans toute écriture à la première
personne, à la condition ; semble-t-il, que le pronom désigne le scripteur. En effet, se
positionner directement en utilisant la première personne favorise le développement de la
pensée et à l’affirmation de son point de vue.
Écrire au je est difficile. C’est apprendre sur soi, apprendre sur le monde, contrôler ses affects,
développer sa pensée, complexifier son point de vue, apprendre à le faire entendre : ces
apprentissages ne peuvent être disjoints d’un développement conséquent du langage et de son
pouvoir de signification, de reconfiguration du réel et donc d’agir (Bucheton, 1998 : 53).
On peut alors se demander quelle place est accordée par l’école au sujet dans l’écriture.
Malgré des tentatives pour introduire l’écriture autobiographique, notamment dans les
programmes de dernière année de collège ou de lycée, la construction du sujet n’est pas prise
en compte. L’objectif de l’école est de transmettre aux élèves une culture commune. La
parution en 2006 du socle commun des connaissances et compétences le confirme. Or, en
évacuant le sujet de l’écriture scolaire, l’école peut-elle former l’élève à penser par
lui-même ? En effet, comme le souligne D. Bucheton (1998), l’écriture à la première personne
contribue à la construction de l’identité sociale du sujet. Bien que la chercheuse s’intéresse à
Partie 2 : Problématique et expérimentation didactiques
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l’écriture autobiographique, elle élargit ses remarques à toute écriture. Par convention, il est
exigé au lycée que travaux de dissertations et de commentaires ne soient pas rédigés à la
première personne. Or, bien souvent les élèves ne cessent de demander s’ils peuvent utiliser la
première personne. Si l’écriture autobiographique, par sa dimension autoréflexive, peut être
considérée comme un dialogue avec l’autre soi-même, les autres types d’écriture peuvent être
considérés comme une invitation à dialoguer avec autrui.
Il reste que la présence formelle de la première personne n’est pas garante de la
présence du sujet dans son texte, nous l’avons vu au chapitre 2. Pour cette raison, É. Bautier
préfère parler d’écriture « en tant que sujet » (1998 : 12). En effet, elle relève une certaine
opacité du « je ». Pour D. Bucheton (1998), la véritable présence d’un auteur dans son texte
est l’expression de sa singularité. Dans un article co-écrit avec É. Bautier (1995), toutes deux
posent la question de l’enseignement/apprentissage de cette singularité de l’écriture.
Différentes dimensions du sujet s’imbriquent dans la construction de cette singularité : ses
affects, ses pensées, l’expression de la construction de son rapport au langage et aux autres,
l’image qu’il a de lui ou qu’il veut donner à voir.
Ainsi, la présence du je dans un texte est complexe car le je est en lui-même complexe.
Les travaux de D. Bucheton et E. Bautier nous aident à répondre à deux questions importantes
pour notre recherche : qu’est-ce que dire je ? comment dire je ? En effet, nous avons pu voir
que l’investissement de soi dans un texte ne se manifeste pas uniquement par l’expression de
la première personne. Ce n’est pas parce qu’un auteur écrit je qu’il investit son texte de sa
personne. C’est donc bien l’investissement de soi et l’expression de la subjectivité qui est au
cœur de l’implication énonciative.
3. 2. 2. L’identité énonciative / identité psychosociale
Nous avons vu au chapitre 2 que l’identité énonciative pouvait être considérée comme
le reflet de l’identité psychosociale du sujet (Charaudeau, 2009). Or nous constatons que la
question de l’investissement énonciatif suscite de nombreux problèmes pour l’appropriation
de l’écriture. Dans la recherche en didactique, cette question peut être envisagée selon deux
articulations possibles entre le social et l’individuel dans l’écriture : soit comme le
développement d’une compétence scripturale d’adaptation au genre demandé, soit comme la
tension entre les représentations de l’écriture et les exigences de la tâche. Les travaux de R.
Guibert (1989, 2003) et de R. Ivanič (1998) éclairent ce deuxième aspect. Toutes deux
réalisent leurs recherches auprès de jeunes adultes en reprise d’étude. Ces derniers ont
développé, au cours de leur parcours professionnel, une identité psychosociale qui,
Chapitre 3 : L’investissement énonciatif et psychoaffectif
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paradoxalement, constitue un obstacle à l’entrée dans les types d’écritures qui leur sont
Dans le document
Apprendre à écrire des textes qui suscitent des émotions : vers un investissement énonciatif et subjectif
(Page 66-70)