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2. Transports dans le paysage

2.2. Lieux de mémoire d'Ozu

La séquence qui se situe vers la fin du film, avant de rencontrer Yuharu Atsuta, semble reconstituer le trajet à accomplir pour se rendre chez le chef opérateur, bien que nous n'en voyons ni le départ, ni l'arrivée.

Cette suite de plans, par le montage, recompose l'artificialité de la continuité du déplacement d'un train tout en nous dévoilant un incident, que l'on peut qualifier de moment de “vérité” à travers l'ombre du caméraman et du preneur de son. Nous pourrions aussi parler d'autoportrait en action ou de révélation du dispositif de représentation

Le premier plan, large et fixe, en plongée, montre des voies de chemins de fer qui convergent au loin et un train qui strie le champ en une diagonale ascendante et qui disparaît à l'horizon. Le bruit du train et la musique de Loory Petitgand. L'attente,

les voies vides. La voix de Wenders s'élève : « Les trains. Tous les trains des films d'Ozu. Pas un seul film dans lequel on ne voit pas au moins une fois un train. »

Un jour, on lui a demandé pourquoi il y avait autant de trains dans ses films : « [Ozu] a répondu que c'était parce qu'il les aimait beaucoup. Le train, avec tous ses rouages, est indissociable du cinéma. C'est une machine très proche de la caméra. [...] Les trains sont des caméras à vapeur sur rails ».72

Illustration 5 : Tokyo-Ga

L'attention tombe et la caméra se déporte sur la droite, sur une main qui pointe quelque chose. Nous découvrons deux ombres au sol, celles du caméraman et du preneur de son. La caméra reprend sa première attention sur la voie ferrée.

Un deuxième train à la forme aérodynamique et aux couleurs blanche et bleue, traverse le cadre dans le sens inverse. Dans cet espace zébré apparaissent un carré d'un rouge solide, un triangle d'un jaune pointilliste et un trapèze d'un bel aplat bleu, plus brillant que celui du ciel qui occupe le cinquième supérieur de l'image, et de nombreuses taches de vert dans le coin droit inférieur.

Ce train est là en tant que tel, et valant pour tous les autres trains. D'ailleurs les trains d'Ozu sont des vrais trains comme le revendique Yuharu Atsuta :

« Les intérieurs, on les a systématiquement tournés en studio, jamais dans des décors naturels. La seule exception, c'étaient les trains. Quand il fallait tourner dans un train, j'ai toujours dit à Ozu, surtout pas en studio, et il a bien accepté ça. On peut faire ce qu'on veut, les trains en studio, ça a toujours l'air faux. Ca tremble de partout, mais ça n'a rien à voir. Dans tous les films d'Ozu après- guerre, vous pouvez en être sûr, les trains sont authentiques. »

Raccord mouvement, nous distinguons avec peine le train qui passe à l'arrière- plan entre les maisons, la caméra le suit du regard en un panoramique horizontal vers la gauche. Le train traverse un pont qui enjambe un cours d'eau : nous sommes dans le film Gosses de Tokyo (Otona non miru ehon – Umarete wa mita keredo, Yasujiro

Ozu, 1932)mais en couleur. Des enfants (ou des adolescents) jouent et s'affrontent — au foot — en contrebas, sur les rives boueuses. Coupe. Le même pont, filmé depuis un point différent — la caméra s'est déplacée sur l'autre rive. Le train semble reprendre sa traversée du pont pour la continuer avant de laisser celui-ci vide. Les rives ne sont pas laissées en friche comme de l'autre côté : elles sont aménagées en zones de circulation, aires de jeu et espaces verts.

Nouveau plan plus rapproché, sans aucune musique : deux maisons, le bruit du train, puis le train même qui pénètre dans le cadre. Le train même, le même train. Le bruit du train continue brièvement sur le plan suivant, sur l'intérieur d'une maison, ouverte elle-même sur un jardin. La voix de Wenders reprend : « Yuharu Atsuta était le deuxième assistant-caméra des films muets d'Ozu... ».

Cette séquence me semble synthétiser autant de caractères propres au cinéma de fiction qu'au cinéma du réel.

D'abord la durée : du temps est pris pour montrer ces trains — une minute entière pour le premier plan. Ces trains sont là en tant que tels et leur passage dans l'espace réel prend du temps restitué et recomposé à l'écran dans la même durée. Dans un des premiers films de Wenders, il y avait une minute de noir dû au passage dans un tunnel. Cette minute de noir, c'est ce que durait le tunnel qui faisait huit cents mètres.

Cependant, il y a ici reconstitution d'une continuité. Par la musique qui lie les trois premiers plans, nous avons l'impression qu'il s'agit d'un même et unique train qui traverse l'écran. Or, nous savons qu'il n'y a qu'une caméra et que ce train est en réalité plusieurs trains différents à plusieurs moments discontinus, malgré le temps

qui lui est accordé. Lors de la même rencontre, Wenders avait rajouté qu'en tant que cinéaste, il devait garder une loyauté à l'égard du temps, même si les choses étaient représentées de façon artificielle et que ce n'était plus du tout une réalité. Par cette séquence, Wenders met donc en application sa pensée du cinéma : il suit ce(s) train(s) au fil du temps, en tentant de restituer la juste et unique durée de ce déplacement même si celle-ci doit être composée de différentes durées de différents trains selon différents points de vue dans l'espace et à différentes distances. Wenders nous donne à voir ce train unique en le reconstituant dans chaque moment de sa durée et de son déplacement.

Attardons-nous sur “l'incident” gardé, lorsque le caméraman perd le cadre sur la voie ferrée et dévoile les deux ombres : il n'y pas de rupture du temps, le déroulement est respecté, il n'y a pas de coupe. Pourquoi avoir gardé ce décadrage, cette déconcentration ? Pourquoi ne pas avoir recommencé ce plan ? Parce qu'il s'agit d'un documentaire, d'un cinéma “direct” dont on ne peut refaire la prise ? L'absence d'événementialité du passage des trains suppose que cette prise peut se refaire, sauf si la pellicule est comptée. Ce souci de réalité (ou d'éthique?) est pourtant contredit par l'effet de reconstitution de la continuité du déplacement du train...

Ou bien parce que cela permet d'inscrire le corps du cinéaste dans l'espace qu'il filme ? Une sorte d'autoportrait involontaire qui permet cependant de rappeler que ces images sont issues d'une intention, qu'elles existent parce que quelqu'un les a fabriquées ? Un autoportrait en action, révélant le dispositif d'enregistrement : un homme à la caméra, un autre au son.

Ce double autoportrait nous révèle une autre vérité : ce ne sont effectivement pas les images de Wenders qui, pour la première fois, est au son, mais celles de Lachman. Ceci explique certainement la difficulté à les reconnaître : développées et vues près de six mois après, Wenders n'a pas filmé lui-même les images dont il avait pourtant le désir et l'intention. Tout en étant libre de son cadre, le caméraman répond aussi aux indications de l'auteur comme le montre la main et l'index pointant un élément pour l'instant invisible pour nous mais qu'il veut faire advenir dans notre regard. Wenders montre ce qu'il voit et l'intention de ce qu'il voit.

Le corps du cinéaste est bien visible et voyant. Il est dans l'espace du paysage, fait corps avec lui, ou plus exactement se fond en lui par la projection des ombres73.

73 Le photographe Lee Friedlander photographie la ville en y projetant très souvent son ombre ou son reflet comme une sorte d'intrusion dans cet espace saturé de signes mais affirmant aussi la photo

Je mettrai cet incident en parallèle avec un extrait de Merleau-Ponty74 :

« Un corps humain est là quand, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l'autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement quand s'allume l'étincelle du sentant-sensible […] Puisque les choses et mon corps sont fait de la même étoffe, il faut que sa vision se fasse de quelque manière en elles, ou encore que leur visibilité manifeste se double en lui d'une visibilité secrète. « La nature est à l'intérieur », dit Cézanne. Qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n'y sont que parce qu'elles éveillent un écho dans notre corps, parce qu'il leur fait accueil. »

C'est l'instant de vérité cherché par Wenders à travers le hasard du vol de l'oiseau75 : il y a l'aller-retour, le (re)croisement, le mouvement de la vision, le tressaillement qu'évoque Wenders à défaut de l'étincelle.