• Aucun résultat trouvé

Lieux des pratiques alimentaires de Laure

AC Nielsen SAS GMS – TradeDimensions (2013) / Licence d'utilisation finale ALISS-INRA APUR – BD COM 2011 / Acte d'engagement Sciences Po

IGN – GEOFLA® 2014 / Licence Ouverte

La différenciation sociale singulière des usages stratégiques de l'espace

A propos de l'éducation, Oberti (2007) montre que les classes moyennes et les classes supérieures sont mieux dotées en écoles dans leur quartier de résidence que les classes populaires. De surcroît, elles contournent davantage la carte scolaire, vers des établissements parfois très éloignés de leur domicile. Dans le cas de l'alimentation, à la Goutte d'Or, cette différenciation sociale des rapports à l'espace est inversée. Contrairement aux classes moyennes et aux classes supérieures, les classes populaires disposent d'équipements collectifs qui leur conviennent. Qui plus est, elles mettent au point des stratégies de mobilité relativement lointaine, vers la petite couronne.

Pour le modèle de la dualisation sociale (Sassen, 1996 [1991]), les déplacements des classes populaires s'aiguillent des espaces périphériques, où elles résident, vers les espaces centraux métropolitains, où elles travaillent. Le cas de l'alimentation contribue à dessiner une géographie métropolitaine différente. La mobilité urbaine hors-travail n'est pas un privilège des classes moyennes et des classes supérieures ; les pôles d'attraction métropolitains se situent aussi dans les espaces périphériques.

Conclusion

A la Goutte d'Or, les classes populaires précaires trouvent des ressources (réseaux de solidarité, faveurs accordées par les commerçants, offre à bas prix) pour pallier l'insécurité alimentaire. Mais elles cherchent aussi à diversifier leurs lieux de ressources, y compris dans d'autres quartiers populaires et immigrés de Paris et de la petite couronne. Des difficultés d'accès aux transports entravent ces stratégies de mobilité.

Les classes populaires stables bénéficient, à la Goutte d'Or, de commerces adaptés à leurs principes d'économie domestique et à leurs pratiques alimentaires. Mais elles élaborent aussi des stratégies de mobilité, dirigées vers les centralités commerciales populaires et immigrés de Paris et de sa banlieue proche. La non-motorisation gêne ces déplacements.

Les classes moyennes et les classes supérieures, pourtant désireuses de s'approvisionner localement, se désolent de la dissonance entre l'équipement commercial local et leurs principes d'économie domestique et leurs pratiques alimentaires. Leur mobilité est circonscrite à l'arrondissement et piétonne.

L'approche métropolitaine de l'inscription urbaine des pratiques alimentaires montrait que les individus qui font leurs achats alimentaires à la fois dans et hors leur quartier de résidence ont une plus forte probabilité de consommer fréquemment les quantités recommandées de fruits et légumes, par rapport à ceux se restreignant à leur quartier de résidence [chapitre 1]. L'approche localisée et compréhensive montre que cette mobilité, caractéristique des classes populaires, relève de stratégies d'accommodement entre goûts et contraintes budgétaires.

Quelles sont les incidences de la différenciation sociale de ces pratiques sur les modes de cohabitation entre groupes sociaux ? Le chapitre suivant aborde le travail de l'espace par les pratiques alimentaires.

Chapitre 4. Quand les pratiques alimentaires travaillent la ville : styles de vie, cohabitation sociale et gentrification.

Des Africaines étalent des vêtements et des produits de beauté sur les carrosseries des voitures garées rue Poulet. Elles vendent aussi du maïs bouilli ou grillé de chaque côté du marché Dejean. En se promenant rue Myrha, rue Poulet ou rue des Poissonniers, des cris suivent vos pas : « Subu, subu ! » pour Subutex, « Marlboro, Marlboro ! » Et : « Maïs chaud, maïs chaud ! » Quand une patrouille de policiers se profile, tout ce monde s'enfuit. Le commerce illicite occupe les trottoirs face aux tissus africains, aux boucheries halal, aux restaurants sénégalais et nord-africains, aux cafés sombres où des hommes boivent du thé et jouent aux dominos, aux librairies d'ouvrages pieux, aux épiceries qui restent ouvertes jusqu'aux petites heures de la nuit, aux cabines d'où l'on peut téléphoner dans le monde entier, aux marchands de mystérieux légumes, aux poissonneries qui proposent des marées exotiques. Les boulangeries sont tenues par des Maghrébins qui savent cuire des pains ronds mais peinent à retrouver le goût des croissants.

Maurice Goldring (2006), La Goutte d'Or, quartier de France. La mixité au quotidien, Paris : Autrement, p. 12.

Le façonnement de l'espace par les pratiques alimentaires

L'étude de la différenciation des pratiques alimentaires à la Goutte d'Or révèle une fine stratification sociale locale. L'éclectisme distingue les couches supérieures des classes populaires, les immigrés et installés de longue date, les individus affectionnant le quartier et insérés dans ses réseaux de sociabilité. A l'inverse, les classes supérieures ou les immigrés récents les moins attachés au quartier, et les classes populaires précaires et tributaires de la solidarité locale, sont peu éclectiques [chapitre 2]. Les classes populaires précaires cherchent à remédier à l'insécurité alimentaire en multipliant leurs lieux de ressources. Les classes populaires stables utilisent les commerces du quartier, mais sont aussi très mobiles. Les classes moyennes et les classes supérieures voudraient s'approvisionner dans le quartier, mais l'offre commerciale locale ne leur sied pas [chapitre 3]. Comment ces groupes sociaux aux pratiques différenciées cohabitent ?

Ce chapitre montre que la confrontation des styles de vie à l'échelle locale produit des micro-mécanismes de ségrégation et freine le processus de gentrification. On se focalise sur les deux principales « petites centralités » (Lallement, 2010 : 87) : les boucheries de Château Rouge et les restaurants et cafés du secteur sud de la Goutte d'Or (abrégé en « Goutte d'Or ») [carte 4]. Ces centralités sont conformes aux styles de vie populaires et immigrés. L'incompréhension mutuelle des groupes sociaux quant à leurs pratiques cristallise des tensions relatives aux ordres d'interaction, d'où des pratiques d'évitement et l'affirmation des logiques de distinction. Les styles de vie populaires et immigrés, visibles et démonstratifs, freinent subtilement la gentrification.

Encadré 7. Réaliser une ethnographie urbaine sur le façonnement de l'espace par les pratiques