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Je ne parlerai pas de la peau, et de manière plus large, du corps comme d'un espace qui « ferait front » à quelque chose ou qui serait en lui-même conflictuel, mais comme d'un espace qui « fait face » à des notions. Un lieu donc in-détachable du regard qui choisit de lui donner un sens qui le dépasse.

Pour introduire cette partie je voudrais prendre l'exemple de la célèbre toile La

liberté guidant le peuple (1830) d'Eugène Delacroix (ill. 35). La femme au centre de la toile,

qui se détache plus nettement que les autres personnages sur un fond de fumée gris clair, c'est l'allégorie de la liberté. Ce n'est donc pas une femme réelle mais un corps matériel utilisé pour représenter une notion : la liberté, la fougue d'espoir qui permet l'assaut final au delà de l'épuisement des forces. Pourtant, je ne souhaite pas faire une analyse détaillée des enjeux de cette toile mais attirer l'attention sur le corps de la jeune femme.

Son bras levé, celui qui tient le drapeau, à cause du contre- jour nous voyons la ligne de ce bras comme un tracé sombre. La main habilement placée par le peintre, se détache sur l'espace blanc du drapeau. Ainsi, c'est plus un « poing levé » symbolique qui est représenté sur la toile que l'harmonie des membres en mouvement d'un corps.

La tête, portant le bonnet phrygien, est peinte complètement de profil. Si le peintre avait cherché le réalisme dans sa représentation comme cela est fait

pour les cadavres au premier plan, la lumière devrait être plus contrastée mais cela ne permettrai pas de voir les traits du visage si précisément. Ici donc, c'est plus le profil de l'esprit révolutionnaire que le peintre esquisse en choisissant le compromis plutôt que le réalisme morphologique. Enfin, le buste et la robe servent à asseoir la présence

Illustration 35 : Eugène Delacroix - La liberté guidant le peuple (1830) (détail) - huile sur toile - Dimensions : 260 x 325 cm - Musée du Louvre,

physique du personnage. La disposition du personnage dans la toile fait sentir le poids de ce corps de chair, un peu penché en avant, la force motrice entraîne non seulement le corps mais aussi toute la foule qui le suit. Finalement, le corps dans cette œuvre est très effacé, il est mouvement, il est symbole, il est allégorie.

L'histoire de l'art et l’iconographie regorgent des applications du regard sur le corps. Rares sont les pièces où l'on peut lire un intérêt sincère réservé au corps, souvent il n'est qu'un socle pour l'idée, il est interprète de l'idée.

Les représentations d'épisodes mythologiques étaient dans l'histoire de la peintures, les rares moment où l'on pouvait montrer des nus sans risquer la censure et il ne faut pas croire que c'est l'invention de la photographie qui a inventé l'attrait visuel pour les rondeurs féminines représentées dans l'image. De cela nous pouvons dire que le regard et la culpabilisation de celui-ci, ont contribué à lier corps – nudité – volupté. En somme, le nu à l'image n'est pas sexuel, mais c'est les conventions du regard qui le rendent tel.

La toile, connue comme la plus scandaleuse dans ce thème est L'origine du monde (1866) de Gustave Courbet (ill. 36). Je me permettrais, sans citer les informations d'introduction générales, d'énoncer certaines idées intuitives qui permettent également de comprendre l’approche avec laquelle je conçois le corps dans mon propre travail plastique.

Ce qui attire mon attention au premier abord, ce n'est même pas tant la matière de la toile et l'information figurative, mais c’est bien le cadre lui-même. Immense, pour la quantité de toile qu'il encadre, doré, baroque, toutes ces feuilles et fleurs font partie de l'espace visuel de la toile, elles plantent un contexte, celui de l'art et de l'époque à laquelle l’œuvre fut produite, insinuant la valeur provocante dont celle-ci était

chargée dès son apparition. Nous avions vu plus avant dans le mémoire que la pornographie est une mise en lumière du sexe, nous aurions pu appliquer cette

Illustration 36 : Gustave Courbet - L'origine du monde (1866) - huile sur toile – Dimensions :

définition à la toile, s'il n'y avait pas deux détails. Le premier est le sexe en soi, il est passif, il n'est pas en train d'être excité et il n'est pas en train d'interagir avec un autre organe, sa représentation est là, presque médicale. S'il l'on retrouvait par accident qu'elle fut commandée par une école de médecine, sortie de son cadre et installée dans une salle de classe, parmi du matériel de cours d'époque (autres dessins et moulages en plâtre), il n'est pas sûr que la toile aurait excité autant l'opinion publique.

Le second détail est le drapé blanc, il est dissimulé sous le bassin, mais sur la partie supérieure du corps que l'on voit, il couvre le sein gauche et le cadrage nous ampute le visage de cette femme si généreuse avec les secrets de son anatomie. Pourrions-nous parler par défaut d'érotisme ? Encore une fois, ce sexe trop littéral abrège toute abstraction imaginaire189.

Finalement, si l'on se concentre sur ce que l'on voit objectivement dans cette toile, ce sont plusieurs parties d'un corps féminin et un drapé blanc. S’en suit alors (comme dans la photographie pure), que la volonté de représenter quelque chose le plus objectivement possible donne le plus grand champs à l'imagination. Ce n'est ni les couleurs, ni la touche, mais l'absence de la subjectivité de l'artiste de l'intérieur de la toile qui donne tant à penser au spectateur. La subjectivité de l’artiste prend corps dans le cadrage, mais c'est l'économie de détails dans le tableau qui trouble le spectateur, quand l'artiste choisit de rester muet, le spectateur s'embrase et « qu'a-t-il voulu me dire ? » devient une interrogation obsédante.

Ce sont les rapports préétablis entre le visible et le dicible qui empêchent de voir le corps tel qu'il est. Le contexte de l'image devient une béquille de lecture, il limite la rencontre avec l'information visuelle pure. « Le régime représentatif des arts […] c'est le

régime d'une certaine altération de la ressemblance, c'est à dire d'un certain système de rapports entre le dicible et le visible, entre le visible et l'invisible. L'idée de la picturalité du poème qu'engage le célèbre Ut pictura poesis définit deux rapports essentiels : premièrement, la parole fait voir, par la narration et la description, un visible non présent. Deuxièmement elle fait voir ce qui n'appartient pas au visible, en renforçant, atténuant ou dissimulant l'expression d'une idée […] cette double fonction de l'image suppose un ordre de rapports stables entre le visible et l'invisible […] mais aussi les traits d'expression par lesquels la main du dessinateur traduit […] et transpose. »190

189 C'est bien plus le cadrage, et donc le mystère de ce choix qui a contribué à la célébrité de la toile que le sexe en soi, « qui est cette femme ? » et « pourquoi le peintre a-t-il décidé de ce cadrage ? » sont les questions qui ont le plus suscités l’engouement, la forme du sexe et sa pilosité ne sont pas les thèmes majeurs des articles qui ont été consacrés à la toile.

Je trouve dans la photographie pure la possibilité d’échapper au rapport visible/dicible et à l'altération de sens que cela entraîne. Ma préférence se porte vers les clichés du photographe américain Edward Weston (1886 - 1958), notamment les nus (ill.

38) et les photographies de paysages de dunes dans le désert américain (ill. 37) parce

qu'aucun de ses clichés ne prétend représenter autre chose que l'espace visuel qui se trouvait devant l'objectif au moment de la prise de vue. Alors nous pouvons dire que l'image dit et représente la même chose, aucun rapport de correspondances n'est nécessaire, l'image est son propre contexte. « […] Il existe une différence entre la

photographie et la photographie d'art : tandis que, dans la première, on recherche cette objectivité de la forme qui engendre les différentes conceptions que l'homme a de celle-ci, dans le second cas, on utilise l'objectivité de la forme pour exprimer une idée préconçue et aussi faire partager une émotion. »191

Cette image (ill.

37) ne cherche pas à

m'instruire sur l'espace terrestre que je ne connais pas et dont je vois la représentation, ni à correspondre à l'idée que je pourrais me faire du désert. L'image bien construite avec un premier, un second et un troisième plan harmonieux me placent face à mes « mauvaises » habitudes de spectateur,

qui se sent déséquilibré parce qu'il est démuni de sa béquille culturelle et intellectuelle. Dans l'idéal face à cette photographie le spectateur ne devrait pas se demander « Est-ce un gros plan sur un tas de sable ou un paysage à perte de vue? ». L'ensemble de lignes, de dégradés de gris, de profondeurs que l'on distingue sont l'image objective du cadrage 191 « La photographie pure s'oppose directement au pictorialisme, ce que résumera Marius de Zayas, un ami de Stieglitz, dans le n° 42-43 de Camera Work [...]» La définition dans le corps du texte est tirée l'article sur la photographie comme art par Jean-Luc DAVAL, « PHOTOGRAPHIE (art) - Photographie et peinture», Encyclopædia Universalis [en ligne], (consulté le 02/04/15)

http://www.universalis.fr/encyclopedie/photographie-art-photographie-et-peinture/

Illustration 37 : Edward Weston - Dune (1936). Gelatin silver print, (19,2 x 24 cm) - J. Paul Getty Museum - Gift of

subjectif du photographe. Je reformulerai cela en ces termes : c’est la volonté de « présenter » et non de « représenter » qui donne de l’émotion et de la sensibilité artistique à la photographie pure. Les nus de Weston me sont d'autant plus cher qu'il s'astreint au même protocole.

Dans la branche du cinéma expérimental, dans les 18 minutes que dure le film

Corps aboli192, réalisé en 1978 par Téo Hernandez, ce dernier réussit à présenter le corps,

en images sans le réduire à l'idée préconçue de l'homme anatomique « Le propos du film

est de dépasser la notion du corps en tant que système de fonctions, symptômes et réflexes qui essayent de délimiter la totalité du corps. ».193 Le changement de point de vu cadencé, avec

les mouvements du corps, ne permettent absolument pas de saisir un sens, la vidéo apparaît comme un tableau cubiste en trois dimensions et en mouvements tout en restant une image bidimensionnelle, le corps cesse d'être matérialité mais devient une potentialité artistique.

192 Format de distribution : Beta SP - 1 bobine ; Format original : Super 8 ; Cadence 25 ips ; Cadre 1,37 – standard ; son : sil.

193 Description du film dans le Programme pour « Machine humaine ». Une projection-concert dans le cadre des Duos Éphémères, musiques actuelles et films muets. Le 16/05/15 à 20h30 à l'Auditorium du Louvre. Carte blanche à Rubin Steiner.

Illustration 38 : Edward Weston - Nude (1935). Gelatin silver print, 11,6 x 9,2 cm

- J. Paul Getty Museum - Gift of Melvin and Elaine Wolf