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La licéité contestée des interceptions menées par l’Agence Frontex en eaux internationales 71

Chapitre 2. Délocalisation extraterritoriale des contrôles migratoires et

A.   Le cadre juridique de la haute mer et la fragilité légale des interceptions

2.   La licéité contestée des interceptions menées par l’Agence Frontex en eaux internationales 71

a) Le champ d’application restreint du Protocole de Palerme au « trafic illicite de migrants »

Par conséquent, afin d’intercepter un navire sans nationalité ou sans autorisation de l’Etat de pavillon, et de mettre en œuvre légalement des mesures d’interférence avec le principe de libre navigation prévues à la règle 2.4 de la Décision du Conseil de 2010, il faut que l’action soit fondée sur un autre traité, comme le signale l’exception placée au début de l’article 110 de la CNUDM301.

Ce sera en l’occurrence le Protocole de Palerme, puisqu’il s’agit du seul traité prévoyant un droit de contrôle à des fins anti-migratoires. La majorité des Etats membres de l’UE, ainsi que l’Union elle même, ont ratifié ce Protocole. De même, de nombreux pays Africains notamment les pays Méditerranéens considérés comme des pays de départ, sont liés par cet instrument, à l’exception du Maroc.

L’applicabilité du Protocole impose qu’il s’agisse bien de « trafic illicite de migrants », défini par le Protocole de Palerme comme « le fait d’assurer, afin d’en tirer,

directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l’entrée illégale dans un État Partie d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État »302. L’article 4 précise que ces infractions sont de nature transnationale, et impliquent un groupe criminel organisé. Cette Convention n’a donc pour champ d’application qu’une forme précise d’immigration clandestine, faisant appel à des passeurs organisés en réseau criminel, ce qui ne correspond pas forcément à l’ensemble de l’immigration illégale combattue par les Etats européens.

301 L’article 110, § 1 commence ainsi ; « Sauf dans les cas où l’intervention procède de pouvoirs conférés par un traité, un navire de

guerre qui croise en haute mer un navire étranger (…), ne peut l’arraisonner que s’il .(…) », CNUDM, Art. 110, §1

302 Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la

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Le Protocole de Palerme prévoit les cas de navires se livrant au « trafic illicite de

migrants » qui arbore la nationalité d’un Etat partie à la Convention, et impose, comme

l’on pouvait s’y attendre, l’autorisation expresse de cet Etat pour toute mesure de contrôle par un navire étranger303. S’agissant plutôt des navires sans nationalité, qui composent la majeure partie de l’immigration clandestine à laquelle sont confrontées les unités participantes des opérations de Frontex, « un Etat Partie qui a des motifs

raisonnables de soupçonner qu’un navire se livre au trafic illicite de migrants par mer et que ce navire est sans nationalité ou peut être assimilé à un navire sans nationalité peut l’arraisonner et le visiter. Si les soupçons sont confirmés par des preuves, cet État Partie prend les mesures appropriées conformément au droit interne et au droit international pertinents » 304 .

Ainsi, pour que dans le cadre d’une opération de Frontex un navire sans nationalité puisse être intercepté, détourné ou escorté à un port, et pour que les passeurs à son bord voient engagée leur responsabilité pénale305, le Protocole de Palerme exige des preuves attestant que le navire se livre au « trafic illicite de migrants », que le Protocole soit entré en vigueur à l’égard de l’Etat hôte sous les instructions duquel agissent les unités de gardes-frontières déployées, et que la législation de ce dernier envisage ces mesures de police renforcées306. Ces dispositions sont donc relativement exigeantes, et ne nous semblent pas correspondre à la majorité des cas rencontrés par les gardes frontières des opérations de Frontex. Elles ne peuvent pas à priori servir de base juridique récurrente à ces opérations d’interception.

b) L’absence de fondement juridique solide aux interceptions

menées de navires sans nationalité en haute mer

Où faut-il donc chercher pour trouver le fondement juridique de ces interceptions de navires sans nationalité en haute mer par les unités participantes aux opérations de l’Agence Frontex ? De l’analyse des différentes hypothèses juridiques concernant le fondement juridique des interceptions entreprises par les unités de l’Agence Frontex en haute mer et des maigres données qui sont disponibles, Efthymios Papastavridis tire la conclusion qu’il est difficile de trouver une réponse satisfaisante, étant donné le secret qui entoure la majorité des opérations d’interceptions entreprises par Frontex. Les participants officiels de ces opérations le confirment eux mêmes. Un officier des services de contrôle maritime Italiens déclarait ainsi dans un reportage allemand : « Il

303 Ibid, Art. 8, §2 304 Ibid, Art. 8, §7

305 L’article 5 du Protocole de Palerme dispose que « les migrants ne deviennent pas passibles de poursuites pénales en vertu du

présent Protocole du fait qu’ils ont été l’objet des actes énoncés à son article 6 »

CHAPITRE II - 73

n’y a pas d’information directe sur ce qui se passe en haute mer, et il n’y en aura jamais »307.

Plus encore, il semble que beaucoup de ces opérations se situent aux confins de la légalité, voire soient entièrement dépourvues d’un soubassement juridique stable308. Dans son article récent sur les interceptions de migrants en Méditerranée et leur retour forcé en Libye, Matteo Tondini donne un exemple d’interception qu’il est difficile de fonder juridiquement au regard des faits. En mars 2007, un navire de patrouille de la garde côtière italienne qui participait à l’opération HERA III au large des côtes sénégalaises et mauritaniennes a abordé un cargo Nord-Coréen dans les eaux internationales, et l’a détourné en direction de Dakar. Ce navire transportait effectivement des migrants clandestins. Le Sénégal, qui ne voyait pas d’implication sénégalaise dans l’affaire, a refusé le débarquement des migrants sur son territoire, et contraint l’escorte italienne et le navire à sortir de ses eaux territoriales. Le cargo et ses passagers ont finalement été laissés libres de continuer. L’auteur souligne que cette opération a très certainement été entreprise en l’absence d’une base légale valide, dans la mesure où il n’y a ni lien de nationalité, ni autorisation annoncée par l’Etat de pavillon, ni objectif de secours ou de lutte contre le trafic illicite de migrants qui ait été désigné309.

Remarquons d’ailleurs que dans certains cas, l’interception d’une embarcation sans nationalité « n’aura pas lieu dans le cadre de ses facultés de contrôle, mais de ses

obligations concernant la sauvegarde de la vie humaine en mer »310, ce qui brouille davantage la question des mesures de police applicables311.

Ces différents éléments sur le cadre juridique susceptible d’encadrer et de limiter les pouvoirs des Etats responsables lors des opérations coordonnées par l’Agence Frontex en eaux internationales sont importants parce qu’ils suggèrent que la licéité même des mesures prises à l’égard des navires et des personnes dont la navigation est interrompue en haute mer est controversée au regard du droit international. Dans certains cas, ces pratiques pourraient donc constituer un fait internationalement illicite et conduire à un engagement de la responsabilité internationale de l’Etat hôte.

307 Traduit des propos du Colonel Francesco Saverio Manozzi, Ancien chef de la Guardia di Finanza. Citation extraite du

documentaire de Roman Herzog pour la radio publique allemande ARD. Voir article en ligne

http://www.maltatoday.com.mt/2008/07/20/n6.html

308 Efthymios Papastavridis, Op. Cit., 2010, p 99

309 Matteo Tondini, « Fishers of Men ? The Interception of Migrants in the Mediterranean Sea and Their Forced Return to Libya »,

INEX Paper, October 2010

310 Commission des communautés européennes, « Document de travail des services de la Commission – Etude sur les instruments de

droit international pertinents en matière d’immigration clandestine par voie maritime », SEC(2007) 691, Bruxelles, 15 mai 2007 p 10

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Surtout, pour la question du respect des droits de l’homme qui nous intéresse plus précisément, ils permettent de donner des pistes quant à l’existence d’une juridiction de

jure ou non, et à l’engagement d’une responsabilité internationale dans le cas où des

violations du droit international des droits de l’homme seraient commises lors de ces opérations.

CHAPITRE II - 75

B. L’exercice d’une juridiction extraterritoriale lors

des interceptions en haute mer et la responsabilité

directe de l’Etat hôte

« Whether a Contracting Party is exercising extraterritorial jurisdiction is a question of fact and not of law »312

Les cas de compétence de jure en haute mer sont donc rares et strictement encadrés, puisque nous sommes par définition dans une zone extraterritoriale qui n’appartient à aucun Etat. Cela dit, au sens du droit international et européen des droits de l’homme, le fait qu’un Etat exerce sa juridiction est une question de fait, d’autorité réelle, qu’elle soit licite ou non313. L’existence d’une compétence de droit sur un territoire ou sur des personnes est bien sûr une forte présomption de contrôle effectif. Elle n’est cependant pas toujours suffisante, et ne constitue pas l’unique preuve juridictionnelle possible. Un Etat peut également exercer une juridiction extraterritoriale de facto, y compris si elle n’a pas de base légale en droit international.

La difficulté consiste alors à déterminer dans quelle mesure le contrôle se révèle suffisant pour déclencher les obligations de l’Etat en matière de droits de l’homme. L’interception en haute mer peut endosser des formes qui ne consistent pas véritablement à prendre contrôle d’un bateau, mais interfèrent tout simplement avec le principe de libre navigation, comme la diversion ou le détournement de navires. L’ensemble des variables qui entrent en jeu est d’autant plus difficile à appréhender qu’il est quasiment impossible de connaître précisément le déroulement de ces opérations en haute mer. Ces mesures ont cependant des conséquences parfois dramatiques et affectent les droits des personnes migrantes.

Nous envisagerons donc les différents scénarios possibles, afin de restituer des règles claires en matière d’engagement de la responsabilité internationale des Etats de l’UE et de rappeler les obligations fondamentales qui leur incombent. Nous défendrons l’idée qu’il est possible et nécessaire de reconstruire ce lien juridictionnel entre les actions d’un Etat et les conséquences de cette action sur les droits fondamentaux des individus.

312 Evelien Brouwer, « Extraterritorial Migration Control and Human Rights : Preserving the responsability of the EU and its

Member States », Extraterritorial Immigration Control. Legal Challenges, Edited by Bernard Ryan and Valsamis Mitsilegas, Martinus Nijhoff Publishers, 2011, p 217

313 Marko Milanovic, « From compromise to Principle : Clarifying the Concept of State Jurisdiction in Human Rights Treaties »,

76 – CHAPITRE II

1.

Les scénarios clairs d’exercice juridictionnel sur des