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COMME TERRAIN DE LUTTE IDENTITAIRE

2.3. Une libération, oui, mais : L’émancipation à l’épreuve du regard

L’émergence de nouveaux types de personnages féminins, dignes représentants des luttes féministes de la décennie soixante-dix, et par elles de nouveaux comportements plus libertaires, ne se fait néanmoins pas sans heurts. Effectivement, des obstacles se dressent sur le chemin de ces héroïnes pour tenter d’entraver leur évolution qui dérange en ce qu’elle remet en question l’ordre phallocentrique millénaire. Leur entourage, par des moyens plus ou moins grands et plus ou moins subtils, tente en effet de tuer dans l’œuf une rébellion qui risquerait d’atteindre profondément les bases d’une société régie par l’homme. Ces obstacles, souvent moins physiques que psychologiques, prennent la forme d’une pression constante exercée sur les héroïnes par le martèlement de ce que l’on pourrait qualifier de « stigmates de la putain ». Les femmes libres sont alors constamment ramenées à une nature de femme codifiée et stéréotypée dont, justement, elles tentent de se départir. Cependant, et là est surement le paramètre le plus intéressant de ce corpus, on peut relever de film en film une évolution notable du regard et de la réception de ces comportements, car dix années séparent La Fiancée du Pirate de L’une chante, l’autre pas, dix années de lutte pour les droits des femmes, dix années qui ont contribué à transformer l’avant-gardisme de Marie en des attitudes presque acceptées du côté de Pauline.

2.3.1. Les stigmates de la putain

Des trois films de ce corpus, La Fiancée du Pirate est celui qui met le plus en scène la méfiance du regard d’autrui porté sur la libération de l’héroïne. Ceci ne semble pas étranger au contexte de sortie de ce film aux idées encore alors avant-gardistes. Sorti en 1969 sur les écrans, le film de Kaplan est bel et bien antérieur à l’émergence du Mouvement de Libération des Femmes qui prépara l’opinion aux questions de la libre disposition du corps ou encore de la contraception. À cette époque, Marie fait donc figure d’extraterrestre aux désirs et aux revendications inenvisagées et encore inenvisageables. Ceci permet donc d’expliciter la violence des réactions et des réprobations à laquelle la jeune héroïne doit, tout au long du film, se confronter. En tant que défricheuse de terrain et enfonceuse de portes fermées à double tour, elle essuie les plâtres et paye les pots cassés de la morale ébranlée. Et les habitants du village ne se privent guère pour le lui signifier.

La mort de la mère de Marie, et la tentative d’émancipation de cette dernière suite à ce drame, provoquent chez les villageois un vent de haine qu’ils ne vont avoir de cesse que de répercuter sur la jeune femme. Mais face au caractère insaisissable de la jeune femme, leurs armes se limitent au verbe. C’est donc par la parole que s’exprime littéralement leur hostilité à l’égard des comportements libertaires de l’héroïne et plus particulièrement au travers de la mainte fois utilisée métaphore de la sorcière.

Le recours à cette figure légendaire est très signifiant puisqu’elle incarne dans le même temps un danger, une source de répulsion et un pouvoir supérieur à celui du commun des mortels. Marie, pour sa tentative d’autonomisation et pour le péché de chair, subit donc les mêmes foudres que ces figures persécutées pour leurs dons occultes et mortifères. Tellier, sans scrupule aucun, serait en effet prêt à l’envoyer au bûcher. Les remontrances subies par Marie sont d’ailleurs unanimes, les attaques viennent des hommes, mais aussi, et peut être surtout des femmes. Il n’existe, en effet, aucune forme de solidarité féminine au sein du village. La Goulette, Irène et consort sont d’ailleurs, les plus franches tireuses, celles qui fustigent le plus - par jalousie ? - les comportements débridés de la jeune femme, car peut- être y lisent-elles le négatif de leur propre condition. Marie est seule contre tous, trop en avance sur son temps et côtoyant des énergumènes trop en retard sur le leur. Pourtant, ces attaques souvent violentes visant à la détruire semblent au contraire la renforcer. Le verbe des villageois acquiert dès lors une valeur performative, car plus ceux-ci tentent de la ramener à sa nature dérangeante et à son anormalité et plus Marie fait de l’injure le moteur de sa

rébellion et l’arme qu’elle finit par retourner contre ses agresseurs. Plus elle est dite sorcière et plus elle le devient à leurs yeux, plus elle est étiquetée salope et plus elle se plait à l’être. Ainsi, en se réappropriant et en résignifiant l’insulte, elle en fait le signe de sa liberté.

Il est également intéressant de souligner que la violence des réactions à laquelle doit se confronter Marie est à l’image de ce qu’était la pensée de la société de l’époque. Si l’héroïne essuie les remontrances du village, Kaplan a quant à elle du faire face à la frilosité de la censure qui ne tolérait visiblement pas la soif de liberté du personnage qu’elle mettait en scène et ses comportements anticonformistes. Le Ministère de l’Information de l’époque, responsable de la signalétique des films et de la censure, lui a en effet demandé de modifier l’issue de son film. Pour rétablir l’ordre et la morale tant sociale que cinématographique, il fallait Marie meurt pour ainsi affirmer, entre les lignes, que c’était elle la méchante du film. « Ils m’ont dit qu’il fallait qu’elle meure et qu’elle soit punie à la fin. Parce qu’en fin de compte, ce film raconte l’histoire d’une pute qui s’en va libre et riche.38

». Cette méprise autour du sens de La Fiancée du Pirate est intéressante puisqu’elle met en avant un regard spectatoriel pas encore prêt à voir dans ce personnage qui se libère par le corps une figure positive. Aussi exacerbés et exagérés soient les traits caractéristiques des habitants de Tellier, il semble pourtant que leur moralisme soit une excroissance de celui de la société Française de la fin des années soixante.

Le cas de Suzanne, dans L’une chante, l’autre pas, fait en quelque sorte écho à celui de Marie tout en y apportant des nuances permises par la date de sortie plus tardive du film de Varda. L’originalité narrative de celui-ci est de proposer le portrait de ses deux héroïnes sur plus de dix ans qui permet, dès lors, de sonder les évolutions du regard porté sur les comportements de l’une et de l’autre.

Suite à la mort de Jérôme en 1962, Suzanne connait un profond passage à vide qui la pousse à délaisser Paris pour rejoindre le Soissonnais où demeurent ses parents. Le passage de la ville vers la campagne, qui plus est au début des années soixante, permet à la cinéaste de souligner les divergences du regard urbain et rural visiblement moins tolérant, à l’image de celui auquel se confronte Marie. Les personnages de ces deux films sont, en effet, presque contemporains, elles partagent en tous cas le fait d’amorcer leur émancipation avant l’heure féministe et de subir des remontrances similaires de la part de ceux qu’elles côtoient. Ainsi, si les parents de Suzanne apparaissent peu loquaces, leurs quelques répliques cinglantes visent à confronter la jeune héroïne à l’anormalité dans laquelle elle évolue selon eux. Suzanne est en !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

effet hors cadre. Elle est un intolérable entre-deux : ni fille, ni-mère, ni-épouse, ni-veuve. En dehors des limites tracées par les mœurs de l’époque, Suzanne n’existe pas vraiment tous comme ses enfants sommairement appelés « les bâtards » par la mère de la jeune femme. Au travers de l’utilisation de ce vocabulaire acide, mais aussi de la mise à l’écart physique de Suzanne du foyer quand celle-ci exprime sa volonté d’apprendre la dactylographie pour travailler et s’autonomiser, les parents de Suzanne (comme les villageois de Tellier) visent à l’affaiblir pour lui faire retrouver, même sans le dire, ce qu’ils jugent être le droit chemin et le cadre auquel elle a tenté d’échapper. Mais, comme pour Marie, ces insultes n’affaiblissent pas Suzanne, elles lui donnent au contraire la force d’assumer ses choix pour montrer au monde leur bienfondé, quand bien même pour cela doit-elle affronter la solitude et le froid. Car à la différence de Marie, Suzanne ne retourne pas les insultes qu’elle reçoit contre ses agresseurs, elle emmagasine silencieusement. Sa lutte est moins extérieure qu’intérieure et ce qu’elle cherche, en définitive, c’est moins convaincre l’autre que se convaincre elle-même de la légitimité de sa manière d’être et d’agir. C’est dans cette divergence que se laisse entrevoir la décennie qui sépare les deux films.

Bien que l’action se déroule en 1962, le comportement de Suzanne décrit par Varda bénéficie du succès des luttes de la décennie soixante-dix, peut-être est-ce là la raison qui pousse le personnage a laisser sur le bas-côté la revendication brute et bruyante d’une Marie pour y privilégier le silence et l’introspection. Suzanne, quel qu’en soit le chemin, quels que soient les « stigmates de la putain » qu’elle a à encaisser, aura à la fin raison.

Une fois n’est pas coutume, Jeanne Dielman présente des différences notables d’avec les exemples précités. Personnage presque unique du film, si l’on excepte son fils Sylvain et ses clients fantomatiques, l’héroïne de Chantal Akerman n’est concrètement exposée à aucun regard qui pourrait émettre sur ses comportements un quelconque jugement. Et quand bien même un regard se porterait sur elle, son apparence bien sous tout rapport mettrait définitivement à distance tout jugement critique. Ainsi, la question du regard réprobateur se pose ici de manière plus complexe et, aussi, plus intérieure.

En effet, le seul véritable témoin diégétique de l’existence de Jeanne est tout simplement Jeanne elle-même. Dès lors, c’est au travers du prisme de la naissance de son regard d’elle sur elle que se laisse entrevoir le plus âpre et le plus sévère jugement de ce corpus. Néanmoins, le point de vue de Jeanne est loin d’être une donnée évidente. Comme nous avons pu le voir précédemment, le film fonctionne autour d’une focalisation externe qui ôte au spectateur la possibilité d’accéder à l’intériorité de ce personnage, à son regard et à son

point de vue, peut-être tout simplement parce qu’au début du film Jeanne semble n’en être pas dotée. Présentée comme une figure mécanique, la psychologie du personnage est d’abord inexistante, en tous cas impalpable, et se révèle au fur et à mesure de sa réhumanisation. Dans la première partie du film, Jeanne évolue donc dans une zone de non-regard sur elle-même, de non-contrepoint à même de lui signifier le bien fondé ou le mal fondé de son comportement. Or, cette autarcie visuelle apparait comme la cause et la conséquence de son aliénation. Ce n’est réellement qu’à partir du troisième jour que son regard sur elle-même va venir compenser l’absence et commencer à la juger.

De fait, son réveil ayant sonné trop tôt, Jeanne se retrouve en avance sur son programme. Quelques minutes, quelques heures à tuer dans le silence de son salon qui lui permettent d’entrevoir et de concevoir la vacuité de son existence. Ce long plan-séquence à l’atmosphère lourde apparait comme le point de bascule de l’aveuglement vers la clairvoyance qui s’achèvera avec le plan du miroir déjà évoqué. À partir de là, le regard de Jeanne sur elle-même se fait sans concession jusqu’à aboutir au meurtre de son troisième client qui semble synthétiser à ces yeux tout ce qu’elle était et ne veut plus être.

Ainsi, à la différence de Marie, et même de Suzanne, Jeanne n’est pas stigmatisée par les autres, elle n’est pas jugée, elle se juge et ce jugement personnel, intérieur infligé de soi à soi, cette déception et cette douleur exprimés envers soi apparaissent comme les plus dramatiquement violents de tous.

Pour finir, Pauline, et dans une autre mesure la Suzanne des années soixante-dix, témoignent à elles deux de l’évolution notable et conséquente du regard sur les comportements libertaires des femmes en introduisant notamment le paramètre du groupe. À la différence des films et des situations évoquées ci-dessus, la solidarité féminine et l’importance de la masse décrites dans L’une chante, l’autre pas sont des données fondamentales qui permettent de comprendre la mutation du regard social. Parce que Pauline arrive après la « bataille » et après les portes enfoncées par une Marie ou une Suzanne puis par les groupes féministes, elle bénéficie d’une plus grande tolérance vis-à-vis de ses comportements.

Il apparait en effet que le regard porté sur elle rentre en adéquation avec le regard qu’elle porte sur elle-même. Or, cette mise en adéquation des points de vue met à distance l’idée d’une révolte violente et de droits arrachés. Le corps de Pauline semble avoir conquis sa liberté grâce aux luttes de ses aînées et s’épargne dès lors l’affrontement pour laisser place à des regards plus positifs. Ainsi, Pauline, la benjamine et point d’arrivée d’un corpus,

apparait comme le résultat des combats perpétrés par ses aînées cinématographiques et par l’évolution morale d’une génération.

2.3.2. La tentation du droit chemin : vers un retour en arrière ?

Conséquence de ces regards portés sur elles, tiers ou intérieurs, qui entravent encore un peu plus dans leur long processus d’émancipation, les héroïnes de ces films éprouvent parfois la tentation plus ou moins effective d’un retour vers le droit chemin, en d’autres termes, d’une marche arrière vers ladite normalité. On peut en effet observer chez ces personnages une forme de rétropédalage vers des comportements ou des rôles qu’elles avaient auparavant tenté de mettre à mal. Émergent alors, souvent à mi-parcours, des paradoxes et des hiatus entre les principes défendus par Marie, Pomme, Suzanne et Jeanne et leurs manières d’être et d’agir. À la croisée des chemins, les certitudes laissent parfois place au doute et il va s’agir pour elles de peser le pour et le contre de leur rébellion, jauger les bénéfices de leur libération à la lumière des remontrances endurées, avant d’achever ou d’interrompre le chemin entamé. Le parcours de Marie, héroïne la plus effrontée et téméraire de tout le corpus, n’est pas exempt de retours en arrière et de pas de côté. Alors qu’elle s’échine depuis le début du film à envoyer joyeusement paître tous les signes et les symptômes d’une vie bien rangée et traditionnelle, alors qu’elle n’hésite pas à mettre à mal la structure patriarcale et avec elle les rôles et places que celle-ci sous-tend, la jeune femme s’aventure pourtant vers les terrains balisés que son entreprise arnacho-féministe avait déjà bien commencé à faire exploser.

Sa peu académique activité prostitutionnelle et l’argent amassé par elle lui donnent en effet un certain goût pour la propriété et pour les choses bassement matérielles. Dans la ville voisine où le forain André la conduit à plusieurs reprises, la jeune héroïne dépense en effet ses pièces et ses billets pour acquérir tout et n’importe quoi et transforme progressivement sa cabane désolée en une sorte de capharnaüm alibabesque. Du pick-up au téléphone (bien qu’elle ne possède pas l’électricité !), de la douche au magnétophone, Marie remplit, Marie comble, d’objets souvent étiquetés féminins, le vide avec délectation. Mais, plus que son rapport aux objets, c’est l’évolution du rapport de ce personnage à son lieu de vie qui retient l’attention.

La jeune héroïne de Kaplan revêt peu à peu l’habit de la « parfaite » femme d’intérieur soucieuse de la décoration qui, plumeau en main, fait régner la propreté dans ses pénates. Ainsi s’exclame-t-elle tantôt au maire, tantôt au pharmacien « Tu as vu comme c’est beau

chez moi ! ». Marie semble donc tendre vers une sorte d’idéal consumériste promu par la société des années soixante tout en rentrant, apparemment, dans le moule duquel elle débordait plus tôt. La vengeresse acharnée a-t-elle pour autant laissé place à la ménagère traditionnelle ? Loin de là. Jusque dans sa manière d’accumuler presque naïvement, elle prend plaisir à creuser encore un peu plus le fossé qui la sépare des villageois. Effectivement, ce qu’elle possède porte la marque d’une modernité des plus étrangère aux habitants de ce village passéiste, ce qui permettra d’ailleurs à Marie de mieux les duper par la ensuite (cf. l’épisode du magnétophone). Surtout, elle se complait à tordre le cou à leur matérialisme primaire en leur montrant finalement l’inexistence de son attachement à ce qu’elle possède quand, à la fin du film, elle réalise une sorte d’autodafé matérialiste en brûlant sans scrupule aucun ce qu’elle a amassé grâce à leur argent. Ainsi leur montre-t-elle la vacuité de ce qu’il convoite, la bassesse de leur préoccupation terre à terre comparée à sa soif de liberté. La possession dénuée d’instinct de propriété est donc le signe de son émancipation et de sa supériorité sur Tellier tandis que son apparent retour en arrière ne se révèle finalement que comme l’une facette supplémentaire de son avancée vers un futur qui laisse le village sur le bas-côté.

Néanmoins, pour Marie, le motif du retour en arrière serait davantage à entrevoir dans la relation ambivalente qu’elle entretient avec André. Seule figure masculine positive de La Fiancée du Pirate, le forain semble en effet incarner une forme de tentation de la normalité symbolisée par le couple. Marie, certes, n’y cède pas de façon tangible et refuse même par deux fois la proposition de son amant régulier de le suivre dans ses pérégrinations, mais à sa manière d’être sans phare avec lui, on peut aisément déceler chez l’héroïne son désir de souscrire à cette perspective. D’ailleurs, certaines images du film évoquent d’ores et déjà l’image du couple qu’ils forment officieusement.

Une scène dévoile en effet Marie préparant –amoureusement ?- un dîner aux chandelles (par romantisme ou par manque d’électricité) dans l’attente de la visite ou du retour d’André qui ne tarde pas à arriver fleurs à la main. Puis, tous deux sont rassemblés, dans un même plan, autour de la table du repas à se raconter leurs journées. Malgré les réticences de principe de Marie, et de sa vision encore tronquée des relations amoureuses qu’elle se refuse à envisager autrement qu’au travers du prisme de la domination, la tentation du couple est bel et bien là. Et, l’héroïne la transformerait sans doute volontiers en réalité si sa méfiance ne lui interdisait pas de tomber dans le piège de l’amour et si son anticonformisme ne la poussait

pas à repousser toute forme de schéma amoureux traditionnel. À tord ou à raison. (Annexe 20, p. 156).

C’est également la problématique du couple qui confronte les héroïnes de L’une chante, l’autre pas à cette attirance pour le droit chemin. Si Suzanne éprouve à un certain moment la tentation d’un retour en arrière quand elle s’amourache de Pierre, le médecin marié, avant de s’interdire de succomber à cette relation adultère de peur qu’elle ne convoque