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Libéralisme politique et perfectionnisme chez Nussbaum 45!

CHAPITRE 2 – Les préférences adaptatives chez Martha Nussbaum : une justification de son

2.5. Préférences adaptatives et perfectionnisme 44!

2.5.1. Libéralisme politique et perfectionnisme chez Nussbaum 45!

Il est tout de même étonnant que la question du perfectionnisme ne soit pas directement discutée des quatre œuvres majeures de Nussbaum sur l’approche des capabilités que sont Sex

and Social Justice (1999), Women and Human Development (2000), Frontiers of Justice

(2006) et Creating Capabilities (2011). Bien sûr, il y est question des différentes conceptions du bien, mais jamais d’un libéralisme se basant sur une conception partagée du bien. Nous interprétons cette absence comme étant le fait que Nussbaum ait jugé que l’adhésion à un libéralisme politique rawlsien incluait de facto le rejet d’un perfectionnisme et donc, qu’elle devait rompre définitivement avec le perfectionnisme qui était défendu avant 199854. Dans l’article «!Perfectionist Liberalism and Political Liberalism!» publié en 2011, Nussbaum exprime clairement un rejet du perfectionnisme (Nussbaum, 2011b). Son rejet s’appuie essentiellement sur l’idée qu’une conception perfectionniste du bien ne pourrait faire l’objet d’un consensus par recoupement. Ce faisant, Nussbaum reprend la critique qu’a opéré Rawls à l’égard de ce courant philosophique dans Political Liberalism (Rawls 1993, 154‑158), où il semble y avoir une adéquation entre les conceptions particulières du bien, pouvant être métaphysiques, et une conception perfectionniste de l’épanouissement. Chez Rawls, le caractère irréconciliable entre un perfectionnisme et un libéralisme politique se retrouve rédigé dans les termes d’un débat entre le libéralisme perfectionniste et le pluralisme. Le respect du pluralisme et le perfectionnisme serait antinomiques, ce qui signifie que le libéralisme politique et le perfectionnisme ne peuvent être réunis dans une seule théorie.

54 Il est vrai toutefois que dans l’article «!Aristotle, Politics, and Human Capabilities: A Response to Antony,

Arneson, Charlesworth, and Mulgan!», elle répond à Richard Arneson par rapport à cette question, mais sa critique du perfectionnisme nous semble beaucoup plus souple que dans le cas de l’article de 2011 (Nussbaum, 2000a ; Nussbaum, 2011b).

Reprenant l’analyse de Charles Larmore, Nussbaum interprète le libéralisme perfectionniste comme se basant sur des « “ideals claiming to shape our overall conception of the good life, and not just our role as citizens”; [involving] controversial ideals of the good life, or views about “the ultimate nature of the human good” » (Nussbaum, 2011b: 5 ; Larmore, 1996 : 122, 132). Ainsi, il y a l’idée que le perfectionnisme implique une conception compréhensive du bien, mais pas nécessairement l’inverse. Le non respect des différentes conceptions du bien, par l’endossement étatique d’un perfectionnisme, équivalerait à un non respect des personnes puisque ces conceptions sont constitutives de l’identité personnelle des personnes (Nussbaum, 2011b : 22). Nussbaum, Rawls ainsi que les autres tenants du libéralisme politique reconnaissent qu’il subsiste une conception du bien, cependant cette conception du bien ne doit pas être érigée en valeur politique. Comme l’exprimait le penseur politique canadien Will Kymlicka, le débat entre le libéralisme politique, ou la neutralité libérale, et le perfectionnisme pourrait être rédigé comme étant un débat «!entre un perfectionnisme social et un perfectionnisme étatique!» (Kymlicka, 1989 : 895)55.

Les reproches de Nussbaum à l’égard du perfectionnisme prennent la forme d’un dialogue avec l’un des représentants les plus importants du perfectionnisme libéral : Joseph Raz56. Celui-ci soutient qu’une «![autonomous] life is valuable only if it is spent in the pursuit of acceptable and valuable projects and relationship.!» (Raz, 1988a : 173) L’autonomie est donc ce qui confère une valeur à la vie. Nussbaum reproche ainsi à Raz d’endosser une conception compréhensive de l’autonomie57, postulant l’autonomie comme étant la valeur cardinale des sociétés libérales, au lieu de se limiter à une conception politique (Nussbaum, 2011b : 36). Ce qui est important de préciser pour la suite de notre discussion est que Nussbaum reconnaît que l’autonomie politique n’est pas «!entièrement neutre!», mais que cet aspect politique doit être compris comme faisant partie du «!domaine des différences gouvernées par un respect mutuel!» (Nussbaum, 2011b : 37). La conception perfectionniste et

55 Pour le reste de notre chapitre, nous allons toutefois utiliser le terme «!perfectionnisme!» comme étant lié à une

conception du bien mise de l’avant par l’État pour les politiques publiques.

56 Ses critiques font essentiellement référence au livre Morality of freedom ainsi qu’au texte «!Autonomy,

toleration, and the harm principle!» de Joseph Raz : (Raz, 1988b ; Raz, 1988a).

57 Nous pensons que cet élément critique est quelque peu ironique de notre point de vue puisque nous reprochons

compréhensive de l’autonomie chez Raz échouerait à démontrer du respect envers les conceptions particulières du bien (par exemple, des adhérents à une religion autoritaire). Dans le même article évoqué plus tôt, Nussbaum critique également les doctrines perfectionnistes mises de l’avant par Isaiah Berlin, Emmanuel Kant et John Stuart Mill, leur reprochant pour les deux derniers philosophes un «!rationalisme profond!», qui irait à l’encontre des sentiments religieux s’il était endossé par l’État (Nussbaum, 2011b : 38) ce qui briserait l’exigence de neutralité étatique.

Pour la suite de notre discussion entourant les préférences adaptatives, nous devons retenir l’idée selon laquelle le libéralisme politique n’exclut pas le perfectionnisme «!individuel!», mais celui qui serait prôné par l’État. Le rejet de cette doctrine se base globalement sur une exigence de respect envers les différentes conceptions particulières du bien. Ainsi, chez Nussbaum, il y a d’ailleurs une quasi parfaite adéquation entre le libéralisme compréhensif et le libéralisme perfectionniste, cela se retrouve dans sa critique envers la philosophe Susan Moller Okin, qui ne serait pas suffisamment respectueuse des différentes cultures (Nussbaum, 1999a!; Nussbaum, 2000b : 175‑176!; Nussbaum, 2011b).

Comme nous l’avons précédemment souligné, le caractère vague de la théorisation des préférences adaptatives par Nussbaum s’expliquerait vraisemblablement par le périlleux équilibre entre son engagement libéral politique et un perfectionnisme sous-jacent. Nous pensons que le passage affirmé entre l’essentialisme aristotélicien, qui était clairement un perfectionnisme, et l’implantation de l’approche à l’intérieur du cadre rawlsien ne s’est pas entièrement produit. Nous interprétons ce changement du paradigme comme une volonté d’affirmer de manière crédible un respect du pluralisme axiologique.

2.5.2. Le perfectionnisme sous-jacent à la théorisation des préférences