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I. L’ABSOLU ET LA RELATION

2. À la lettre

La lettre de la loi

La chose littéraire déclare son indépendance en se posant comme « absence absolue de l’Absolu1 ». Affranchie du devoir de dire les choses en elles-mêmes, la littérature se conçoit désormais comme une chose absolue, à part entière, quitte à ce qu’elle n’ait plus rien à dire hormis le dire. Telle est la singularisation inaugurale accomplie par les romantiques d’Iéna : la relève du régime pluriel et hétéronome des belles-lettres au profit d’une seule et même

Literatur. D’une part, cette déclaration d’indépendance témoigne d’une volonté radicale

d’auto-nómos, terme qui désigne la loi du soi, c’est-à-dire la légitimité tautologique d’une législation qui n’a de comptes à rendre à aucune instance hormis la sienne. D’autre part, cela ne signifie pas pour autant qu’elle est quitte de la hantise du criticisme kantien et de la Révolution française, dont on sait l’influence incommensurable sur le Frühromantik (pour ne rien dire de la lecture blanchotienne de la Terreur2). La littérature est donc prise entre l’autonomie entendue comme concept historique, philosophique et juridico-politique, d’un côté, et la récusation de toute filiation au nom d’une auto-fondation littérairement et littéralement absolue, de l’autre. Je vais commencer par interroger ce deuxième sens de l’autonomie – l’absolu littéraire comme concept sui generis, pris à la lettre de sa loi intransitive et intransigeante – avant d’aborder l’« esprit » de cette loi dans le sous-chapitre suivant.

1 S. Beckett, « Dante… Bruno. Vico.. Joyce », dans Disjecta, op. cit., p. 33. Ma traduction.

2 Cf. M. Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », dans La Part du feu, op. cit., p. 291-331. Pour une

analyse approfondie de cette question, cf. J. Derrida, « “Maurice Blanchot est mort” », dans Parages, op. cit., p. 269-300 et Christopher Langlois, Beckett, Blanchot and the Terror of Literature, Edinburgh, Edinburgh University Press, coll. « Other Becketts » (à paraître).

Tout en proclamant sa souveraineté à l’endroit des belles-lettres, la littérature continue de les porter à même son nom. Mieux, elle élève la lettre au rang de principe, le suffixe -ure indiquant une absolutisation ou réification et non pas simplement l’ensemble des faits relevant de sa juridiction. En ce sens, et comme l’a bien compris Jean-Marie Gleize en revendiquant l’héritage rimbaldien (« littéralement et dans tous les sens3 »), la littérature

n’est jamais tout à fait débarrassée de la littéralité, malgré son opposition conceptuelle avec la littérarité. Contrairement aux idées reçues qui voient dans l’espace littéraire le domaine par excellence du symbole et de l’allégorie – du langage figuré et du second degré en général –, la littérature entretient volontiers le fantasme d’un sens propre et littéral, se dérobant à tout échange. Elle n’hésite pas à concevoir la lettre comme une chose en soi ne signifiant qu’elle-même, rendue à son essence par-delà les substitutions et transferts de la parole courante, pour ne rien dire des tentatives de déchiffrement de la critique, dont la condition de possibilité est la paraphrase : l’« autrement dit » et le « c’est-à-dire » analysés par Derrida dans « Survivre4 ».

On ne compte ni Beckett ni Blanchot parmi les représentants les plus illustres du littéralisme, qu’on identifie de préférence à la poésie française des années 1970. Et pourtant, leurs déclarations les plus importantes autour de cette question avalisent volontiers de tels postulats. Dès les années 1940, Blanchot défend la littéralité de la littérature en prenant la poésie à témoin et il élargira plus tard la portée de cette position en condamnant fermement le symbole aussi bien que l’allégorie, esquissant au passage un point de convergence remarquable avec Beckett, dont l’œuvre tout entière prend d’assaut le sens figuré. Plus encore que ses déclarations métalittéraires à ce sujet, dont la plus célèbre est peut-être

3 Cette citation apocryphe est rapportée par la sœur du poète, Isabelle Rimbaud, dans Reliques. (I. Rimbaud,

Rimbaud mourant, Mon frère Arthur, Le Dernier Voyage de Rimbaud, Rimbaud catholique, Paris, Mercure de

France, 1921, p. 143.) Pour une introduction au littéralisme de Gleize, cf. son ouvrage À noir. Poésie et

littéralité, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1992.

« honni soit qui symboles y voit5 », c’est dans son écriture même qu’on décèle le plus clairement sa volonté de pousser le régime symbolique jusque dans ses derniers retranchements, c’est-à-dire vers une sorte d’absolu littéral qui, tout en demeurant nécessairement irréalisable, anime la moindre de ses décisions stylistiques.

Blanchot et le sens absolu

Si l’on a coutume de rapporter cette problématique à sa lecture de Kafka, il n’aura pas fallu attendre les premiers écrits de Blanchot sur Le Procès pour qu’il interroge la loi de la littérature. Les chroniques littéraires du Journal des débats, parues entre avril 1941 et août 1944, défendent farouchement l’autonomie de la littérature (et a fortiori du champ esthétique dans son ensemble) en empruntant aux domaines juridique et théologique bon nombre de leurs termes. Dans la mesure où l’œuvre, affirme alors Blanchot, est « l’analogue de la création d’un monde », l’écrivain a pour tâche d’honorer cette « loi qui ouvre à l’artiste véritable l’accès du mystère des choses en lui permettant de le représenter par le mystère des mots »6. Dès lors, la fonction de la littérature serait de faire venir au jour la loi des lois tout

en tenant son insondable mystère en respect : double exigence qui tend à transformer la chose littéraire en objet de vénération. En effet, dans cet espace où l’« ordonnance » à laquelle se soumet l’œuvre désigne une forme esthétique non moins qu’un commandement divin, « les hommes obéissent aux paroles, à leur liaison, à leur beauté extérieure, à leur simplicité apparente, de manière à porter au plus haut à la fois l’explication du destin humain et la dignité du langage [qui] naît de cette loi »7. L’écrivain n’est donc que l’exécutant de la loi ésotérique qui lui est destinée ; il est l’interprète d’un « système absolu, complet, indifférent

5 S. Beckett, Watt, tr. fr. Ludovic et Agnès Janvier en collaboration avec l’auteur, Paris, Les Éditions de Minuit,

1968, p. 268. La version anglaise dit : « No symbols where none intended. » (S. Beckett, Watt, New York, Grove Press, 2009, p. 254.)

6 M. Blanchot, « La France et la civilisation contemporaine », dans Chroniques littéraires du Journal des débats

(avril 1941 – août 1944), Ch. Bident (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2007, p. 32.

aux circonstances habituelles des choses, constitué par des relations intrinsèques et propre à se soutenir sans emprunt extérieur8 ».

Ce discours religieusement autonomiste, encore marqué par le symbolisme, se verra rapidement attisé par un littéralisme sans compromis. D’un côté, l’œuvre – ici, le roman – est en droit d’« être n’importe quoi9 », ayant la possibilité non seulement de rivaliser avec le

monde mais aussi de le réinventer librement et de fond en comble à travers une sorte de parodie fantaisiste du geste démiurgique ; de l’autre, le roman doit récuser toute alternative, toute licence et toute voie médiane, car il « ne peut se justifier d’être ceci plutôt que cela que s’il l’est complètement10 ». C’est la raison pour laquelle « il ne devrait pas y avoir dans

l’œuvre romanesque une seule invention, une seule phrase et la forme de cette phrase qui ne fussent exigées et rendues authentiques par le rapport au tout11 ». Ainsi, malgré ses réticences à l’endroit d’un Flaubert, Blanchot soutient que la moindre des lettres consignées par l’écrivain doit être absolument indispensable et insubstituable, faute de quoi la loi et le soi de l’œuvre perdent toute leur légitimité. C’est la thèse structuraliste avant la lettre : l’œuvre d’art – l’œuvre littéraire – n’est telle qu’à la faveur de sa codification et de son auto-fondation interne, qui dépendent tout entières du mot juste.

L’écrivain se voit sommé de rendre justice à une voix prescriptive, peut-être même sacrée, qui est celle du « ressassement éternel » ou de l’« effroyablement ancien12 » et qui neutralise toute espèce de subjectivité ou de libre-arbitre. C’est pourquoi le style, conçu traditionnellement comme la problématique de la signature (la marque auratique du sujet écrivant) et des synonymes (les variantes paraphrastiques permettant d’exprimer

8 M. Blanchot, « Le Roman pur », dans Chroniques littéraires du Journal des débats, op. cit., p. 509-510. 9 M. Blanchot, « Paradoxes sur le roman », dans Chroniques littéraires du Journal des débats, op. cit., p. 118. 10 Ibid. Je souligne.

11 Ibid.

12 M. Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1953, p. 47 ; « Les

caractères de l’œuvre d’art », dans L’Espace littéraire, op. cit., p. 305 ; et Le Pas au-delà, op. cit., p. 24-25 et p. 33.

diversement une seule et même idée), est évacué par Blanchot au profit d’une écriture blanche et anonyme, qui tente d’abolir l’intervention du « je ». Dans cette perspective, la transcription initiale n’est jamais l’acte d’un individu en particulier et le moment de la réécriture à venir ne fait que confirmer l’absence d’autorité de l’auteur, à qui l’œuvre ordonne de remettre l’ouvrage sur le métier. Toute réécriture est par conséquent l’écriture d’un automate : si je réécris, c’est pour effacer mon « je » diurne au nom d’une loi nocturne toujours plus exigeante, toujours plus littérale, et si je tente de m’y dérober, ce n’est pas à la faveur d’une liberté qui viendrait confirmer mon autonomie, mais parce que c’est la loi qui

choisit, à ma place, de se contredire en moi, vérifiant ainsi son pouvoir infini. Tous les

chemins mènent à la lettre de la loi, parce que l’écrivain doit dire ceci et non cela, l’écrire

ainsi et pas autrement, même lorsqu’il s’agit de le réécrire.

Cette question se cristallise autour de la poétique mallarméenne. Recensant un ouvrage qui tente de « traduire » quelques-uns des poèmes de Mallarmé en langage courant, Blanchot énonce l’un de ses credo littéralistes les plus intransigeants. Pour commencer, il précise que sa position n’a pas uniquement trait au genre de la poésie, reprenant à son compte le sens élargi que lui attribuaient les romantiques d’Iéna en l’identifiant à l’ensemble de la littérature :

La question n’est pas exactement de savoir si l’on peut tourner en prose une ode ou un sonnet ; on peut en effet estimer que cette transposition, jugée inadmissible s’il s’agit d’un poème, n’est pas moins dépourvue de sens pour des œuvres en prose, comme Maldoror ou

Aurélia. Ce qu’il importe de concevoir, c’est que l’œuvre poétique a une signification dont

la structure est originale et irréductible, que cette signification ne peut se comparer au sens qui fonde l’intelligibilité pratique et que toute tentative pour la saisir en négligeant cette structure est aussi absurde que le serait l’étude du chien, animal aboyant, pour la connaissance du Chien, constellation céleste13.

L’enjeu consiste à distinguer la rigueur de la parole poétique de la souplesse du langage quotidien, problème pour le moins épineux qui ne cesse de revenir dans les textes des années 1940 et 1950 et que Blanchot décrit volontiers en termes d’écriture « de jour » et « de nuit »14. Ainsi, le caractère « irréductible » de l’œuvre, par contraste avec la plasticité relative de la parole quotidienne, où l’essentiel est de communiquer peu importe la manière, n’autorise aucune altération, aussi infime soit-elle, car « la signification poétique […] est liée, sans changement possible, au langage qui la manifeste15 ». En clair, l’autonomie de la littérature se vérifie par l’impossibilité de reformuler l’œuvre. Si infinité de variations il y a, seule cette tournure-là, à tel endroit de l’espace de l’œuvre, peut rendre justice à sa loi inexorable, qui revêt pour Blanchot – à cette époque, du moins – une forme ontologique, voire heideggérienne : « Ce que le poème signifie coïncide exactement avec ce qu’il est16 »,

proposition que Mallarmé avait déjà ébauchée en s’émerveillant devant la simplicité vertigineuse du syntagme « c’est ».

À en croire cette conception de la littérature, la singularité ontologique du poème ne permet aucune substitution et aucune transaction avec le dehors – son économie est endogène. Même en admettant qu’il soit possible d’échanger « le poème contre le poème », toujours est-il que les œuvres demeurent « assez solitaires, elles ne se comparent bien que pour se distinguer, on les voit que si au milieu des autres on ne voit qu’elles »17. Incomparable, unique, sine qua non, la poésie – la part la plus littéraire de la littérature car

14 Il récusera plus tard ce partage trop tranché au profit du neutre : « J’ai laissé de côté ce qui durant ce temps

(sans doute depuis 1930) avait été ma vraie vie, c’est-à-dire l’écriture, le mouvement de l’écriture, son obscure recherche, son aventure essentiellement nocturne (d’autant plus que, comme Kafka, il ne me restait que la nuit pour écrire). En ce sens, j’ai été exposé à une véritable dichotomie : l’écriture du jour au service de tel ou tel

[…] et l’écriture de la nuit qui me rendait étranger à toute autre exigence qu’elle-même, tout en changeant

mon identité ou en l’orientant vers un inconnu insaisissable et angoissant. S’il y a eu faute de ma part, c’est sans doute dans ce partage ». (« Lettre de Maurice Blanchot à Roger Laporte du 22 décembre 1984 », dans J.-

L. Nancy, Maurice Blanchot, op. cit., p. 61. Les italiques sont dans le texte.)

15 M. Blanchot, « La poésie de Mallarmé est-elle obscure ? », dans Faux Pas, op. cit., p. 127. Je souligne. 16 Ibid., p. 128. Je souligne.

la plus littérale18 – serait absolue, étant ce qui se soustrait à toute relation avec le dehors. Au contraire de la parole quotidienne, qui ne parle que pour mieux faire apparaître le réseau de choses dont le monde est tissé, « la signification poétique est ce qui ne peut être séparé des mots, ce qui rend chaque mot important et qui se dénonce dans ce fait ou cette illusion que le langage a une réalité essentielle, une mission fondamentale : fonder les choses par et dans la parole19 ». Ce ne sont donc plus les choses qui déterminent les mots, mais l’inverse, ébranlant jusqu’à cette distinction.

Certes, c’est dans les textes critiques du début des années 1940 que ces thèses trouvent leur expression la plus constante, étant ultérieurement mitigées par une conception de l’écriture qui fera progressivement passer la notion de « littérature » au second plan, mais il suffit de se tourner vers Le Livre à venir pour constater la pérennité du littéralisme dans la pensée de Blanchot. Au terme de sa réécriture de la rencontre d’Ulysse avec les Sirènes, il assure le lecteur que « Ce n’est pas là une allégorie20 », faisant entendre qu’il ne peut y avoir d’« allos agoreuo » – d’autre parole que celle-là – au sein de l’espace littéraire. Le mythe démythifié ne parle pas d’autre chose ; il écrit cet « autre chose », étant indissociable de l’événement même du dire, pour parler à nouveau comme Levinas. De même, dans un chapitre où il s’essaie à l’exégèse biblique, Blanchot déclare sans ambages que « La lecture symbolique est probablement la pire façon de lire un texte littéraire21 », car elle signale la capitulation du lecteur devant la force de la parole. Commentant le premier Livre des rois, Blanchot écrit en effet « Qu’il faut tout prendre à la lettre : que nous sommes toujours livrés

18 « Littéralement : tu voudrais retenir par cœur une forme absolument unique, un événement dont l’intangible

singularité ne sépare plus l’idéalité, le sens idéal, comme on dit, du corps de la lettre. Le désir de cette inséparation absolue, le non-absolu absolu, tu y respires l’origine du poétique. » (J. Derrida, « Che cos’è la

poesia ? », dans Points de suspension. Entretiens, choisis et présentés par Elisabeth Weber, Paris, Éditions

Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1992, p. 305-306.)

19 M. Blanchot, « La poésie de Mallarmé est-elle obscure ? », dans Faux Pas, op. cit., p. 129. 20 M. Blanchot, « La rencontre de l’imaginaire », dans Le Livre à venir, op. cit., p. 12. 21 M. Blanchot, « La parole prophétique », dans Le Livre à venir, op. cit., p. 117.

à l’absolu d’un sens, de la même manière que nous sommes livrés à l’absolu de la souffrance physique et de notre corps de besoin22 ». Puis, dressant un parallèle entre la lettre de la loi et la chair humaine – parallèle qui ne va pas sans rappeler cette anti-allégorie qu’est La Colonie

pénitentiaire de Kafka –, Blanchot fait valoir la choséité du mot, qu’il avait déjà mise en

scène dans cet épisode de Thomas l’Obscur où le protagoniste est lu par sa propre lecture. Ce n’est donc pas parce que la langue est ce qui fait signe vers les choses qu’elle nous abandonne à la souffrance d’une interprétation ou d’une analyse interminable, mais parce qu’elle est elle-même une chose – la chose même à cet endroit où les Dinge an sich ne sont paradoxalement plus –, d’ailleurs à l’image du genre du récit, que Blanchot définit non pas comme « la relation de l’événement » mais « l’événement même »23 – formule où il importe

d’entendre la récusation de la relation au profit de l’absolu.

Beckett littéraliste

Tandis que Blanchot est relativement disert sur cette problématique, il semble à première vue plus malaisé d’identifier les prises de position de Beckett. On le sait, ses textes critiques représentent un corpus pour le moins restreint, n’étant pas l’un des piliers de son œuvre. Or ce silence relatif est loin d’être insignifiant et il est même aisé d’y voir le projet de mettre en déroute la critique – la paraphrase – porté à son paroxysme, à un point tel que le commentaire finit par se prendre au jeu en faisant de cette « resistance to theory24 » le site où il peut s’exercer en toute insolence (peu importe les aveux d’impuissance qui, encore aujourd’hui, semblent être un passage obligé dans ce genre à part entière qu’est la critique beckettienne). L’écriture de Beckett n’est pas uniquement aux prises avec les apories du langage ; elle est l’image renversée des prétentions du commentaire critique. Nous sommes proches ici en un

22 Ibid., p. 118.

23 M. Blanchot, « La rencontre de l’imaginaire », dans Le Livre à venir, op. cit., p. 14.

24 Cf. Paul de Man, The Resistance to Theory, Manchester, Manchester University Press, coll. « Theory and

sens de ce que le musicologue et compositeur américain Charles Seeger appelle le « dissonant counterpoint », à savoir une inversion quasi systématique – point par point – du contrepoint : un contre-contrepoint, proche du « Gegenwort25 » de Celan.

Dans sa correspondance, Beckett ne cesse d’exprimer sa méfiance envers ce que le poème de jeunesse « Gnome » appelle « the loutishness of learning26 ». Dans une lettre de

1958 à son éditeur britannique, John Calder, Beckett se décrit comme « quite incapable of

criticism or comment of any kind27 ». À peine deux ans plus tard, s’adressant à Richard Seaver, il dit ne pas vouloir divulguer ses préférences esthétiques en raison de son incompétence en la matière : « I’m not a critic, unless possibly the world’s worst, and have

no public comment to make on other writers28. » Bien entendu, rien n’empêche de voir dans

ces extraits les effets d’une « posture29 » au sens de Jérôme Meizoz, tout comme on peut y relever une réticence purement personnelle à l’égard de la critique plutôt qu’une réfutation de sa pertinence pour d’autres que lui. On a d’ailleurs de bonnes raisons de le penser, puisque Beckett fait part à plusieurs reprises de son admiration pour Blanchot, même s’il lui reproche son esprit de système : « When I’m next in Paris I’ll send you Blanchot’s Le Livre à Venir [sic]. I think he’s on to something very important which he probably over-systematizes30 »,

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