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2. Technè et phronèsis dans les Dialogues platoniciens 1 La phronèsis platonicienne

2.2 Les textes platoniciens et le savoir pratique

Conçues comme technai d’une part et activité philosophique d’autre part, les sciences pratiques ont toujours un lien entre elles dans les Dialogues. Il s’y construit cependant une hiérarchie où la philosophie est privilégiée : les technai apparaissent alors comme des activités subalternes. Cette

93 Comme le résume Anne Balansard : « La technè est poièsis, réalisation d’une œuvre qui donne à l’action une fin

extérieure à elle-même. » op. cit. p. 314.

94 Op. cit. p. 69.

95 Le politique pourrait aussi avoir son ergon, c’est une des questions du Politique où est employée une analogie avec le

tissage, voir le Politique 310-311.

96 Voir notamment le Lachès 185-186 et le Gorgias 513-515.

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distinction apparaît dans les Dialogues opposant Socrate et un sophiste. La Technè du sophiste étant l’éducation, ou une méthode pour amener à la vertu (arètè), cette activité est en compétition avec l’activité philosophique. Plusieurs ont déjà remarqué la ressemblance évidente entre les deux pratiques : chacune est un art de la parole qui doit amener à une certaine vertu. Elles sont cependant bien différentes dans leur méthode et dans leur prétention. Comme le souligne Alcibiade dans le Protagoras, le sophiste possède l’art des long discours, tandis que Socrate pratique l’art du dialogue, ou de l’elenchos qui en est un type précis98. Leurs méthodes respectives reflètent bien leurs pratiques : le sophiste prétend posséder un bagage de connaissances qu’il peut transmettre, Socrate quant à lui se joue de son interlocuteur par une méthode qui lui est propre. Évidemment, certains textes provenant de l’Antiquité rappellent que l’art de Socrate dans les

Dialogues ressemble bien à celui qui était pratiqué par les sophistes99. Cependant, au sein des textes platoniciens, le philosophe s’oppose à eux avec l’ironie qui lui est propre. La distinction entre les deux pratiques se résume donc aux arguments qu’il leur oppose. On peut déduire que le philosophe ne se faisait pas payer pour ce qu’il enseignait. D’ailleurs, son personnage dans les textes n’a habituellement pas la prétention d’apprendre quelque chose aux autres, mais plutôt d’être lui-même à la recherche de quelque chose. Il semble aussi être incrédule en ce qui a trait à l’enseignement de la vertu et de la politique100. Dans certains cas, le philosophe semble plutôt enseigner la modestie. Comme la pythie avait dit à son sujet : Socrate est le plus sage des Athéniens, le philosophe aurait répondu que c’est parce qu’il est le seul à admettre qu’il ne connaît rien. C'est en ceci que résiderait sa grande sagesse.

Cependant, malgré cette perspective sur l’art de Socrate qui est à l'œuvre dans les Dialogues, une

98 Protagoras, 336 c.

99 Voir notamment à ce propos l’introduction de Gilles Declercq à L’Art d’argumenter, structures rhétoriques et littéraires,

Paris, éditions universitaires, 1992.

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autre voix s’y fait entendre : celle de l’interlocuteur, qui ressemble sans doute davantage à celle de la doxa de ses contemporains. S’y trouvent ainsi plusieurs perspectives sur la Technè ou les pratiques qui sont au cœur des conversations. L’opposition entre connaissance et pratique, telle que tente de l’établir le philosophe, ne semble pas aller de soi pour ses interlocuteurs. Il semble même que le philosophe prend quelquefois un malin plaisir à réduire l’action pratique – qui peut en soi être complexe – à des parties plus petites telles que la connaissance de toutes les parties qui la composent. Un peu comme dans le paradoxe de Zenon, Socrate en posant toujours des questions supplémentaires sur une chose évidente, récuse la réponse de son interlocuteur. Il l'empêche ainsi d’arriver à une conclusion. Ce qui n’enlève rien à la véracité de certaines réponses de ses adversaires qui répondent souvent avec des arguments avérés de la tradition grecque. On comprend bien que ces échanges sont censés nous faire comprendre la différence entre l’opinion et la connaissance, distinction qui semble cruciale pour la philosophie platonicienne. La méthode du philosophe – même si elle semble bien retorse – n’enlève cependant rien à son habileté et nous pouvons en tirer des conclusions concernant la phronèsis, l’habileté ou l’excellence dans les activités

pratiques, dans le contexte des Dialogues.

De part et d’autre, l’habileté (la sophrosùne) semble être ce qui est déterminant dans l’action : c’est pourquoi on peut attribuer à la personne qui fait bien les diverses qualités que l’on retrouve dans ses œuvres. Toutefois, puisqu’elle n’a pas d’objet particulier, elle peut s’appliquer à toute action. Cette propriété fait en sorte qu’elle peut aussi s’appliquer au politique ou au vivre en commun, qui est fondamental pour les sociétés grecques. C’est dans ce champ d’application qu’elle doit actualiser toute sa potentialité, mais c’est aussi cette même habileté qui rend problématique la sophistique. Cette dernière, telle que décrite dans les Dialogues, se pratique toujours dans un contexte particulier pour le bien d’un parti, tandis que l’activité politique véritable devrait

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rechercher le bien commun. L’aretè doit – dans la perspective du philosophe – passer premièrement par la connaissance, celle des Idées. Dans le contexte de la cité idéale de la République elle s’applique aussi à l’activité politique, qui est alors celle qui tisse ensemble des caractères101. Cette image du Politique rappelle son lien à la Technè, sans doute pour souligner qu’il s’agit toujours d’une science pratique. Dans une certaine mesure, tout savoir pratique est encore un type de Technè dans les Dialogues102. Même le rôle du philosophe reste foncièrement pratique103. Le sage ou le philosophe travaillent comme les technitai, pour un but, avec des désirs104. Cependant, ils travaillent sur des désirs plutôt que pour des désirs, car ils s’appliquent au bien commun plutôt qu’à des intérêts particuliers. Ainsi l’image du tissage associée à la Technè royale, la politique, rejoint l’image de la cité « idéale » de la

République, qui est un tissage des désirs en un tout harmonieux105.

Toutefois, la philosophie mise en scène dans les Dialogues n’est pas celle du philosophe-roi, celle qui applique sa sagesse à ce tissage, mais une autre qui vise l’anamnèse ou le ressouvenir des formes universelles chez son interlocuteur. Le philosophe est alors une sorte de pédagogue et sa pratique est un certain art du dialogue. L’absence de conclusion de plusieurs Dialogues dévoile cependant que la pratique de Socrate révèle surtout le caractère aporétique de ses dialogues. Peu d’interlocuteurs arrivent à faire sens de leur conversation avec Socrate, qui semble plus souvent embrouiller les esprits que révéler quoi que ce soit à ses interlocuteurs106. Sans doute devons-

101 Cette image tirée du Politique (311c), bien qu’elle se retrouve dans la bouche d’un des interlocuteurs de Socrate,

rejoint ce que le philosophe décrit comme activité philosophique et politique dans la République.

102 Comme le souligne Anne Balansard op. cit. : « La technè est poièsis, réalisation d’une œuvre qui donne à l’action une

fin extérieure à elle-même. » p. 314, et « Socrate pressent dans la technè un modèle pour penser l’éthique : l’aretè doit être pour l’agent moral ce qu’est le savoir technique pour l’artisan, à savoir une assurance de réussir son action. » p. 315.

103 Voir à ce propos : M. Dixsaut, op. cit., et A. Balansard, op. cit., chap. IV, « l’aretè est-elle une technè pour Socrate », et

chap. V, « technè, sophistique et politique ».

104 Rep. II 369b et Pol. 274c.

105 Nous reprenons ici M. Dixsaut, op. cit.

106 On se souvient que Socrate a été condamné à l’exil ou à la mort par le tribunal d’Athènes et malgré la défense du

philosophe dans l’Apologie qui permet de juger de sa grandeur d’âme, on comprend aussi qu’il apparaît comme un fauteur de troubles. Loin d’une figure modeste, le philosophe semble aux yeux des autorités de la cité comme celui

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nous juger que les fruits de cette pratique ne sont mûrs qu'à long terme.

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