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3-1-1- Les tenants et aboutissants de la critique

Commençons par revenir brièvement sur les propos de nos auteurs, propos dans lesquels la critique antisurréaliste se fait parfois violente et qui nous permettront de poser les bases d’une volonté de dépassement. Nous nous intéresserons particulièrement à Carpentier et à Sábato dont les théories sont les plus représentatives.

Sortis de leur expérience parisienne, Carpentier et Sábato ont en effet esquissé leur rupture avec le mouvement de Breton. Cette rupture s’est réalisée parallèlement à une prise de conscience plus aiguë de ce que devait être le

« nouveau » roman hispano-américain. La critique du surréalisme a donc permis de définir une certaine autonomie des romanciers latino-américains : ainsi, en écho à la phrase de Breton déclarant à son arrivée au Mexique, qu’en Amérique Latine, plus qu’une doctrine, le surréalisme était une réalité, le poète chilien Cáceres devait déclarer : « Aquí no somos surrealistas sino realistas del Sur. »

Mais revenons tout d’abord à Carpentier. C’est dans le prologue au Reino de este mundo qu’il faut chercher la première attaque claire contre le surréalisme, au nom d’un espace culturel américain que l’auteur avait étudié pendant presque une décennie à Paris et qu’il redécouvre en arrivant à Haïti. Carpentier compare le merveilleux européen cantonné à une thématique obsolète, au merveilleux américain qui naît d’un regard faisant surgir de la réalité une altération qui met au jour ce qu’il nomme lui-même « les richesses méconnues de la réalité ». Ainsi il considère que le

« réel merveilleux » diffère du surréalisme qui, selon lui, s’adonne à la création de formes artificielles, fabriquées et gratuites ; tandis que son réel merveilleux, caractéristique propre au continent latino américain, privilégie le dynamisme, la métamorphose, la puissance tellurique et un lien étroit avec les grands mythes indigènes ( qu’il oppose à la stagnation, au classicisme excessif du vieux monde).

Donc, si Carpentier s’inspire de la formule de Breton selon laquelle « seul le merveilleux est beau », il ne tarde pas à marquer sa différence. C’est pourquoi Los pasos perdidos ne se privera pas d’attaquer à la fois ces surréalistes retranchés derrière « la bureaucratie » du merveilleux, le réduisant à l’application mécanique d’artifices, d’expressions ; et d’autre part les artistes et intellectuels latino américains que leur vénération pour tout ce qui vient de Paris amène à mépriser sottement leur propre continent. Cette critique est aisément décelable lors de l’épisode avec les trois jeunes musiciens indigènes dans la forêt, tous subjugués par Mouche et incapable de se tourner vers la richesse de leur pays.162 Par ailleurs, le personnage de Mouche, fortement caractérisé grâce à des références culturelle parisiennes sert à dresser une satire des pratiques surréalistes plus ou moins assimilées à des principes d’avant garde.

Carpentier s’éloigne donc du surréalisme parisien parce qu’il a compris la nécessité d’un dépassement. Le verbe « añadir » revient d’ailleurs souvent pour justifier la voie originale qu’il a choisie. C’est la même critique qui revient dans la bouche de Sábato lorsqu’il reproche aux surréalistes d’avoir réussi à « détruire » sans rien construire :

162 Le passage correspond aux pages 96 et 97 de l’édition en français

« Vivimos el momento en que es necesaria una nueva síntesis. El que no comprenda esta necesidad no podrá comprender a fondo los problemas del hombre de nuestra época. »163

A deux reprises dans ses essais, Sábato critique le surréalisme qu’il a connu à Paris peu de temps avant la guerre, en compagnie du peintre canarien Oscar Dominguez. La première critique paraît dans Uno y el universo164. Il y exprime notamment son hostilité à l’égard du « pape du surréalisme », et focalise son attention sur les dissidents du mouvement, à savoir Artaud (Carpentier s’intéressera quant à lui à Desnos). Dans cet essai, l’auteur argentin s’en prend assez longuement à la doctrine de l’automatisme, montrant ses limites :

« El arte ( con la misma raíz : artificio, artesanía…) es todo lo contrario de la transcripción automática : es actividad consciente, no descubrimiento pasivo. »165

Ou encore :

« J’ai critiqué l’importance trop grande que ce mouvement (le surréalisme) accordait aux automatismes. Il n’y a aucune grande œuvre d’art qui soit le résultat d’un pur automatisme. »

Il réagit vivement à la priorité donnée au subconscient par les surréalistes et conclut en visant Dali : « Los surrealistas se han preocupado más a menudo de parecer que de ser. »166

163 Sábato Ernesto, Mes Fantômes, Entretiens entre Carlos Catania et Ernesto Sábato, Editions Belfond, coll. Entretiens, 1988

« Nous vivons un moment où devient nécessaire une nouvelle synthèse. Celui qui ne

comprends pas cette nécessité ne pourra pas comprendre le fond des problèmes de l’homme de notre époque. »

164 Sábato Ernesto, Uno y el universo y otros ensayos, Circulo de lectores, S. A., 1945

165Ibidem

« L’art (construit sur la même racine que « artifice » ou « artisanat » )est tout le contraire de la transcription automatique.Il s’agit d’une activité consciente et non pas d’une

découverte passive. »

166Ibidem

« Les surréalistes se sont bien plus préoccupés de paraître surréalistes que de l’être véritablement. »

A un critique qui lui faisait remarquer que dans Uno y el universo, il administrait une volée de bois vert aux surréalistes, Sábato répondit :

« Oui, à tort d’ailleurs. Mais comme on pourra le comprendre, c’était une réaction. J’ai toujours critiqué les mystifications et les excroissances du mouvement, et elles furent nombreuses. De même que la surévaluation de l’automatisme. Ce qu’il y a de grand dans le surréalisme, c’est son attitude générale de rébellion. »

Ainsi, si comme nous l’avons vu, il existe un certain héritage surréaliste chez nos auteurs, très vite ceux-ci vont affirmer leur rupture et leur exigence de dépassement. Ce dépassement se fera au nom du « tenemos que ser originales » de S. Rodriguez, que Carpentier reprend avec Sábato, au nom de la spécificité du continent américain.

3-1-2- L’exigence d’un dépassement pour trouver les