• Aucun résultat trouvé

5. L ES MODALITES DE LIMITATION DES RISQUES

5.6. Les rapports entre le technique et le politique

D'après Dhonte et Fourmantraux (1996), rechercher à ce que les paysans soient "maîtres de leur propre développement" - un des principaux objectifs du réseau que l'on retrouve dans les campagnes/objets de promotion du réseau CECAM77 - "peut faire l'objet de deux démarches différentes :

1- soit l'on s'attache à ce que les paysans soient eux-mêmes les gestionnaires (et les seuls gestionnaires) de toutes les activités ;

2- soit l'on considère que si les paysans doivent garder la maîtrise des décisions les activités techniques doivent être gérées par les techniciens."

Le système a opté pour la deuxième démarche : son fonctionnement repose sur un équilibre entre le pouvoir politique (normalement détenu par les membres) et la fonction technique (assurés par des agents spécialisés). Les risques de "déséquilibre" sont doubles : "le système politique peut s'imposer au système technique" et "le système technique peut écarter les organes représentatifs de la maîtrise réelle des décisions" (Dhonte et Fourmantraux, 1996).

Nos enquêtes (enquêtes institutionnelles et enquêtes de ménages) montrent une mauvaise circulation de l'information au sein du système, qui favorise les techniciens et les élus de l'URCECAM et pénalisent les élus des CECAM et les simples membres (voir le paragraphe 5-4 sur le système d'information). Au niveau des CECAM, ces lacunes se traduisent par une prise de pouvoir par les conseillers (qui détiennent l'information). Lorsque nous avons questionné des membres, des quatre caisses que nous avons visitées, sur les personnes qui détiennent le pouvoir de décision dans leur caisse, le conseiller était fréquemment cité. D'après FERT, ce dernier est sous le contrôle du Comité de Gestion local. Dans les faits, il nous a paru dépendre, être contrôlé surtout par l'Union, dont il est salarié (comm. du directeur de l'INTERCECAM). Certains membres pensent que les membres du Comité de Gestion ne font pas le poids face au conseiller CECAM (nos enquêtes) : "les membres du comité de gestion ressemblent à des poupées" (idée de marionnettes contrôlées par le technicien), "notre conseiller est malin et les membres n'arrivent pas à prendre des décisions", "l'ancien conseiller prenait des décisions sans le KMP (= Comité de Gestion)" (raison de départ d'un membre), "c'est géré par les paysans mais les décisions sont prises par le conseiller". Suivant les conseillers, ces derniers possèdent un pouvoir plus ou moins important dans la prise de décision au niveau de la CECAM : dans une caisse où nous avons enquêté, par exemple, le conseiller a refusé l'octroi de crédits à certains membres, il a décidé de ne plus accepter les porcs comme garantie (du fait des maladies) et, dans une autre CECAM (où nous avons également enquêté), malgré le désaccord du Comité de Gestion, le conseiller a décidé de ne plus octroyer deux crédits productifs à la fois à deux personnes d'un même ménage. Dans les caisses que nous avons visitées, il apparaît une mise à l'écart des membres élus par les conseillers dans le processus de décision, notamment grâce à la détention des informations par ces derniers. Le processus de

décision serait certainement moins déséquilibré si les conseillers étaient formés à transmettre

77 Dans un local d'une caisse était affiché "Ce qui se fait pour les paysans sans les paysans se fait contre les paysans", slogan repris par certains membres enquêtés (nos enquêtes).

convenablement l'information (de façon moins "catégorique"78) et, si les élus et les membres des CECAM recevaient des informations d'autres sources que les conseillers. Comme nous l'avons

constaté à propos des garanties (voir paragraphe 5-2-4 sur les garanties), les conseillers ont souvent décidé de celles-ci : sont-ils eux-mêmes mal informés ou présentent-ils mal les informations qui leur sont transmises ? Les deux possibilités sont à envisager.

D'après nos enquêtes, les conseillers, formés par la direction de l'Union, recevraient des informations erronées. Pour faire accepter des mesures (qui sont parfois des recommandations et non des règles de fonctionnement) au niveau local, les conseillers les présentent souvent comme des décisions prises par l'URCECAM ou par les bailleurs de fonds. La direction de l'Union emploie apparemment ces arguments pour imposer des recommandations. Ainsi, d'après elle, les bailleurs

de fonds imposent des règles au système (comm. du Sous-directeur de l'URCECAM du

Vakinankaratra) : l'Agence Française de Développement (AFD), par exemple, demande des remboursements trimestriels pour les crédits LVM. Il est vrai qu'en 1995, la Caisse Française de Développement (devenue par la suite l'AFD) avait prêté 320 millions de Fmg au réseau et avait demandé un remboursement en 12 trimestrialités à partir de juin 1996, mais le réseau disposait d'un différé de un an pour le remboursement, ce qui lui permettait d'éviter la transposition de cette règle de remboursement au niveau des membres. De plus, d'après l'INTERCECAM, le remboursement trimestriel pour les crédits LVM est recommandé, mais pas obligatoire. De même, pour l'application d'une part sociale variable au crédit productif, les techniciens de l'Union interprètent l'avis, la recommandation des experts/auditeurs externes comme une obligation (comm. du Sous-directeur de l'URCECAM du Vakinankaratra). La direction de l'Union nous a déclaré que son rôle était de "faire comprendre cela (ces obligations venant de l'extérieur) aux paysans" : elle forme donc les conseillers à diffuser de telles informations. La direction de l'Union impose des règles de fonctionnement comme venant de l'extérieur (bailleurs de fonds, auditeurs) - ce qui lui évite toute prise de responsabilité dans ces décisions (et un éventuel mécontentement des paysans à son égard) et lui permet de "faire passer" des mesures qui lui semblent mieux convenir à la bonne marche du système (dont sa viabilité dépend) - et cette perception d'une "main-mise" par l'extérieur sur le réseau se retrouve chez les simples membres.

Des membres ont effectivement tenu les propos suivant lors de nos enquêtes : "la CECAM est pour les vazaha79", "ce ne sont pas les paysans qui dirigent la caisse mais les vazahas", "la CECAM appartient à une banque suisse", "les vazahas et la Banque Mondiale décident dans la CECAM", "normalement la CECAM appartient aux paysans, mais en fait elle appartient aux bailleurs de fonds, aux techniciens". La présentation des décisions prises par l'Union (le Conseil

d'administration) nous paraît très importante : la direction de l'Union abuse de justifications erronées pour "faire passer" des règles de fonctionnement, ce qui affecte l'appropriation du système par les membres. Nous avons ressenti un certain dirigisme, une certaine rigidité des

techniciens de l'Union : d'après le Sous-directeur de l'URCECAM du Vakinankaratra, pour que le système fonctionne, il faut "changer les mentalités" des membres. Cette perception de leurs fonctions nous donne des indications sur la méthodologie employée par la direction : elle ne cherche pas à s'adapter au contexte, à s'appuyer sur les dynamismes existants dans la région, mais plutôt à appliquer sa vision du système, la "mentalité" des paysans représentant un danger pour celui-ci. Pour la direction de l'Union, l'amélioration du système passe par un "changement des mentalités", phénomène très difficile et compliqué à obtenir. Elle cherche à y parvenir par une espèce de rapport de force "imposition des règles" (considérées comme bonnes par la direction)/"mentalité des paysans".

78 Ils ont tendance à présenter des recommandations comme des obligations (éviter les discussions, souci de simplification ou mauvaise intreprétation de l'information de leur part ? ou des informations erronées leur sont transmises ?).

Nous ne savons pas si les élus de l'Union "font le poids" face aux techniciens, si leur formation est suffisante. Les simples membres pensent que le nouveau manuel, les nouvelles règles de fonctionnement ont été décidés sans qu'ils soient consultés (nos enquêtes). Tous les présidents CECAM et des représentants de chaque CECAM ont été convoqués pour la mise au point du nouveau manuel et le Conseil d'Administration de l'URCECAM a pris les décisions (comm. du Sous-directeur de l'URCECAM du Vakinankaratra). Les membres du Conseil d'Administration sont élus par les délégués des CECAM, membres de l'Assemblée Générale de l'URCECAM. Nous avons observé dans le paragraphe 5-4 sur les systèmes d'information et de formation qu'il existait une certaine "distance" entre les élus de l'Union et les simples membres, qui serait dûe probablement à un changement de comportement des membres, une fois élus de l'Union (ils reçoivent des formations supplémentaires, se rendent fréquemment à Antsirabe).

Les membres des CECAM que nous avons enquêtés - qui sont membres de caisses anciennes, crées, pour les plus récentes, en 1996 - vivent mal la perte de pouvoir de la CECAM au profit de l'Union, dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, ils ne se sentent pas représentés : "l'Union pratique la domination du crâne", "c'est imposé par la haut", les techniciens et responsables (de l'Union) s'enrichissent", "l'argent appartient aux paysans, la loi appartient au Centre", "le Centre a le pouvoir de décision", "les techniciens et les responsables (de l'Union) imposent la loi alors que normalement les paysans devraient décider", "le Comité (de Gestion) propose et le Centre décide", "les membres n'ont pas de pouvoir de décision ; en ce qui concerne le crédit c'est toujours l'URCECAM qui décide", "normalement la CECAM appartient aux paysans, mais elle appartient aux dirigeants d'en haut", "dans la discipline ne figurent pas les souhaits des paysans alors que celle-ci les dirige", "depuis un an, une loi a été mise en place pour diriger les paysans ; les intellectuels d'en haut, le Centre ou des gens haut placés l'ont élaborée", "depuis deux ans, ce sont les propositions qui viennent d'en haut et non le souhait des paysans qui est écouté (dans les réunions)", "les paysans n'ont plus de pouvoir de décision et cette situation leur fait peur". Les membres des caisses créées avant 1996 ne comprennent pas la destitution du pouvoir des caisses et surtout ils ne se reconnaissent pas dans les décisions prises par l'Union, auxquelles ils ne participent pas. Ils se sentent trahis, trompés par le réseau.

Les membres interprètent les transferts de fonds des CECAM à l'URCECAM comme un transfert des pouvoirs de la campagne à la ville (nos enquêtes). L'ouverture de CECAM urbaines les conforte dans leur perception. Le réseau, initialement conçu pour les paysans, est perçu comme détourné au profit des citadins par les membres. Les paysans se sentent trahis par la centralisation sur Antsirabe : le pouvoir de décision revient à l'Union, les fonds des caisses sont transférés à Antsirabe et appartiennent désormais à l'URCECAM, des caisses urbaines se sont ouvertes. Ils ont l'impression d'être dépossédés par les urbains, selon l'ancien schéma d'opposition entre la ville et la campagne (exploitation de la dernière par l'autre, l'une riche et l'autre pauvre), alors qu'avec la création de caisses urbaines, FERT avait l'idée de collecter l'épargne des urbains (coût moins élevé par rapport à la campagne pour le système) et de la redistribuer dans le réseau (comm. du Représentant FERT à Madagascar). Les membres perçoivent l'inverse : ils ne comprennent pas le fonctionnement du réseau et la centralisation des pouvoirs au niveau des Unions (nos enquêtes -août-septembre 1998). Compte tenu de l'historique des CECAM et de la signification du sigle

CECAM (Caisse d'Epargne et de Crédit Agricole Mutuels), il aurait été certainement préférable de nommer les CECAM urbaines différemment afin de les distinguer dans le réseau par rapport aux autres caisses, du moins dans l'esprit des membres.

La centralisation des pouvoirs au niveau de l'Union s'est accompagnée d'un système de

délégation de pouvoirs aux CECAM, qui devrait leur permettre de conserver une certaine

autonomie. Lors de nos enquêtes (août-septembre 1998), les membres enquêtés n'étaient pas informés de ce fonctionnement et sentaient leur caisse dépossédée de tout pouvoir de décision. Le président du Conseil d'Administration et le directeur de l'URCECAM sont chargés de fixer les conditions et les modalités de la délégation pour chaque CECAM (manuel de procédures, version mai 1998). L'évaluation de la qualité de gestion de chaque CECAM est réalisée par un inspecteur de

l'Union lors de ses contrôles réguliers selon une grille d'évaluation. Nous n'avons pas eu connaissance de cette dernière, mais ce processus confère un pouvoir important aux inspecteurs, les CECAM devenant dépendantes de son jugement (en espérant que les critères choisis pour l'évaluation soient les moins subjectifs possibles). Si une CECAM juge qu'elle a été mal évaluée, peut-elle demander recours à l'Union pour réviser cette évaluation ? a-t-elle la possibilité de "contrecarrer" celle-ci ? Cette mesure nous paraît nécessaire pour éviter toute falsification de la

part des inspecteurs (qui pourraient, par exemple, faire pression sur une CECAM avec laquelle il est en désaccord en lui attribuant une mauvaise note). De plus, nous jugeons également nécessaires des contrôles inopinés de ces évaluations , par exemple par l'INTERCEcAM, afin de s'assurer de l'absence de malversation de la part des inspecteurs (qui donneraient, par exemple, une bonne note à une CECAM en échange de pots-de-vin).

L'INTERCECAM et FERT n'ont pas de place définie dans le processus de décision, hormis un rôle de conseiller ; cependant, leur influence semble importante. Le Représentant FERT à Madagascar nous a déclaré que, pour l'élaboration du système de délégation de pouvoirs, "les règles ont été impulsées par FERT via l'INTERCECAM". FERT agit dans le réseau, l'oriente par l'intermédiaire de l'INTERCECAM, qui semble jouir d'une écoute favorable auprès des membres de l'Union. Même si FERT n'apparaît pas clairement dans le système, l'association semble chapeauter celui-ci, étant écoutée et apparemment souvent suivie dans ses conseils par les membres élus, certainement du fait du charisme de l'actuel représentant de FERT, qui a initié le réseau CECAM.

Ainsi, la centralisation des pouvoirs sur un nombre restreint de membres élus, formés par le système (surtout les membres de l'Union), fait partie de la stratégie de FERT de former des cadres malgaches (in la brochure sur les CECAM du 30 mai 1998) afin, nous supposons, de mettre sur pied une "élite paysanne", capable de mener et de représenter le mouvement paysan (voir le paragraphe 2-1 sur l'historique).

Avec la centralisation du système, les élus locaux ont perdu une grande partie de leurs pouvoirs au profit des élus des Unions et des techniciens, qui travaillent pour l'Union et, par conséquent, qui bénéficient de pouvoirs plus importants au niveau local (ils sont chargés d'appliquer les décisions de l'Union, de les diffuser). L'INTERCECAM et l'URCECAM du Vakinankaratra ont justifié cette centralisation par la mise en conformité du système au cadre législatif malgache et par les abus locaux, principale cause de dysfonctionnements du système. Pour éviter ces derniers, les pouvoirs ont été transférés du local (CECAM) au régional (URCECAM) et le système de contrôle a été renforcé avec, principalement, une implication plus importante des techniciens du système. Cependant, d'autres schémas de fonctionnement étaient envisageables par rapport au cadre législatif. Le choix du fonctionnement actuel du réseau paraît avoir été impulsé aux Unions par FERT et l'INTERCECAM, qui sont en étroite relation avec les Unions et, notamment, les directions de celles-ci. Or, d'après nos enquêtes et nos entretiens, les techniciens de l'URCECAM semblent avoir une vision négative de la gestion locale des CECAM (la part d'autogestion) et ils imputent les dysfonctionnements du système aux membres, aux comités de gestion locaux (manque de professionnalisme, mauvaise mentalité). Un rapport de pouvoir

local/régional et, plus particulièrement, techniciens (tous salariés de l'Union)/membres expliquerait

cette centralisation : l'INTERCECAM et FERT sont principalement informés sur le système par les Unions, ce qui a dû influer leur perception du système et orienter la mise au point de l'actuel schéma de fonctionnement (surtout que les techniciens de l'Union ont été associés à cette dernière). L'absence d'exploration des autres voies possibles pour contrecarrer les dysfonctionnements du système et adapter celui-ci au nouveau cadre législatif pourrait s'expliquer par la recherche de réponses rapides du système (surtout par rapport à la loi, celle-ci présentant des dates-butoirs), le souhait de FERT de répliquer l'expérience française du crédit agricole, des rapports de pouvoir entre le local et le régional et entre le technique et le politique, la déformation de l'information diffusée par les Unions et le manque d'analyse des techniciens du réseau (ils n'ont apparemment pas

approfondi les causes des dysfonctionnements locaux et les possibilités pour les résoudre), peut-être dû à des lacunes dans leur formation.

Le pouvoir de décision est détenu par les élus de l'URCECAM, qui en délèguent une partie

aux élus locaux. Le "pouvoir de gestion" appartient en grande partie aux techniciens du réseau, au niveau de l'Union et à celui des CECAM, mais ceux-ci abusent de ce pouvoir pour empiéter sur la prise de décision, surtout dans les CECAM où la détention de l'information leur permet d'imposer leurs règles de fonctionnement.

L'institutionnalisation des Unions s'est accompagnée d'une perte des pouvoirs des CECAM que les membres des anciennes CECAM (créées avant 1997) perçoivent comme une trahison du réseau, dont la promotion s'appuyait encore en août-septembre 1998 sur le principe d'autogestion dans les caisses80.

Documents relatifs