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Les ingénieurs : combien et quelles positions dans l’entreprise ?

Dans le document Le travail des ingénieurs en entreprises (Page 24-27)

Longtemps, l’ingénieur est un homme (plutôt qu’une femme) rare. Il occupe une position particulière dans le travail et l’organisation de la production, ce qui explique la faiblesse de sa présence numérique dans

79. Lumineau, 2011.

80. Canel et Zachmann, 1999 ; Chabaud-Rycher et Gardey, 2002 ; Gardey, 2005.

81. Berner, 1997 ; Gardey, 2005.

82. Gardey et Löwy, 2002 ; Gardey, 2005.

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l’entreprise. Dans l’Ansaldo (sidérurgie, métallurgie, mécanique, chan-tiers navals), groupe industriel installé à l’ouest de Gênes et étudié par Alain Dewerpe, on dénombre en 1916, 95 ingénieurs dans l’ensemble des établissements pour un peu moins de 23 000 ouvriers (sans compter les employés), soit environ un ingénieur pour 240 ouvriers83.

Soulignons, que bien que peu reconnus et difficilement identifiables, les ingénieurs autodidactes ont joué partout en Europe, un rôle essentiel dans le fonctionnement efficace de leur entreprise. Les cloisons sont poreuses entre l’ingénieur et le contremaître84. Chez Renault comme chez Peugeot, tout ingénieur commence sa carrière par un stage ouvrier – une pratique qui perdure dans de nombreux secteurs industriels85.

De multiples études historiques sur les ingénieurs des différents domaines sectoriels éclairent la variété de leurs activités selon qu’ils interviennent dans la chimie, les chemins de fer, les industries électriques, les télécom-munications, etc.86. L’exhaustivité en la matière n’est pas possible, tant pro-lifèrent les monographies d’entreprises, les études régionales, ou même les biographies d’ingénieurs, pour la France et pour l’Europe de l’ouest (pour nous en tenir aux limites fixées par la question aux concours)87.

Par ailleurs, l’historiographie peine encore à mesurer le flux des ingénieurs vers les PME (et plutôt les moyennes entreprises) qui constituent l’essen-tiel du tissu économique français et même européen de manière durable encore au xxe siècle. Trouve-t-on des ingénieurs dans ces très nombreux établissements ? Les créations d’écoles d’ingénieurs dans certains secteurs dominés par des PME (en 1893, École de céramique de Sèvres88 et École de brasserie et de malterie à Nancy, ou encore École de tannerie de Lyon en 1899) sont des indices en la matière. Il faudrait ensuite regarder de plus près comment les emplois se répartissent d’un point de vue sectoriel, mais

83. Dewerpe, 2017, p. 435.

84. Schweitzer-Vandecasteele, 1990.

85. Cohen, 2001 ; Michel, 2021.

86. Sans viser aucunement à l’exhaustivité, pour la chimie : Lamard et Stoskopf, 2010 ; Emptoz et al., 2018. Pour les chemins de fer, notamment Ribeill, 1993. Pour l’électricité, Bouneau, 1995.

Pour les télécommunications, Griset, 2013.

87. Parmi bien d’autres, Daviet, 1988 ; Dhombres, 1994 ; Angio (d’), 2000 ; Bouvier, 2016. Pour des exemples de monographies d’entreprises étrangères : Lewchuk, 1987 ; Collins et Stratton, 1993 ; Church, 1994 ; Mommsen et Grieger, 1996 ; Bigazzi, 2000 ; Kuhr-Korolev and Schlinkert, 2009.

88. Le Bot, 2016.

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également s’agissant de la nature des fonctions occupées (chef de fabri-cation, directeur d’usine, etc.). Les dynamiques d’innovation sectorielles trouveraient à s’éclairer en regard de l’apport de ces ingénieurs : ainsi par exemple de la fabrique de chaussures de sécurité Jallatte, installée dans les Cévennes, et qui, pour résister à la concurrence internationale, s’est associée à partir de 1960, les services d’ingénieurs aux spécialités variées (chimie, électricité, informatique, mécanique) ; elle est aujourd’hui l’une des principales firmes mondiales sur son marché89.

Une approche territoriale s’impose également quand les sciences sociales ont désormais bien repéré les logiques spatiales et même les logiques de proximité à l’œuvre dans bien des secteurs économiques. À la fin du xixe  siècle, la demande en techniciens et ingénieurs qualifiés en électri-cité se fait pressante dans la région de Grenoble. Fortement dépendantes des particularités régionales que sont les demandes en mécanique et en hydraulique, les écoles grenobloises d’ingénieurs dispensent des enseigne-ments résolument tournés vers la satisfaction de l’industrie locale, avant de répondre aux demandes de l’ensemble de l’industrie électrotechnique française90.

La position des ingénieurs n’est pas acquise au sein de l’entreprise. Le diplôme ne garantit pas la fonction : titre et emploi sont dissociés. Ces derniers sont fortement contrastés entre ingénieur de conception (dans les bureaux d’études, au siège des firmes ou à la tête d’établissement) et ingé-nieur d’atelier, de production. Dans l’Ansaldo italien, les postes de direc-tion ne sont pas forcément occupés par des ingénieurs, mais peuvent l’être par des cadres d’ateliers non diplômés. Ceci correspond à une méfiance pérenne à l’égard des apports de la science, des capacités de l’école et de la valeur du diplôme91. De même, jusqu’aux années 1930, rares sont les cas où les services d’un ancien élève de l’École nationale supérieure de céramique aient été employés par les fabricants de Limoges, capitale française de la porcelaine, même si ces patrons d’entreprises, parfois importantes, sont demandeurs de connaissances scientifiques et techniques pour améliorer leur procès de production et leurs produits92. Connaissances théoriques et savoirs pratiques sont ainsi en tension ; l’aptitude à exercer, reconnue par

89. Le Bot, 2021.

90. Robert et Moret, 2001.

91. Dewerpe, 2017, p. 437.

92. Le Bot, 2016.

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un diplôme, n’équivaut pas pour les recruteurs à la capacité à pratiquer selon les règles de l’art : il y faut selon eux l’expérience de la fabrique.

Les ingénieurs les plus entreprenants créent leurs entreprises sur place ou bien à l’international. Ainsi, durant le premier xixe siècle, s’installent en Italie des ingénieurs appelés à y fonder des entreprises importantes : les français Joseph-Marie et Jean Balleydier qui ont créé le premier com-plexe industriel à Gênes en  1832  ; deux  autres frères, James et Joseph Westermann, originaires de Manchester, qui ont ouvert des chantiers navals dans la même ville en 1846 ; l’ingénieur écossais Thomas Robertson, qui établit à la même époque une autre grande usine de mécanique, toujours à Gênes ; ou encore Thomas Richard Guppy, un ingénieur et industriel de Bristol qui s’implante à Naples en 184993. Ce rôle dans la diffusion industrielle est l’objet de plusieurs contributions de ce dossier. Bertrand Eychenne montre par exemple comment le développement minier de la Colombie est apparu comme un eldorado pour un ingénieur-savant fran-çais qui s’est mis au service d’une compagnie d’investissement anglaise et pour un ingénieur-expert qui y a fondé une compagnie minière française.

L’ingénieur est un passeur : concepteur d’améliorations quand il en a l’op-portunité, introducteur d’innovations en entreprise, vecteur de change-ments techniques dans les sociétés, diffuseur de configurations industrielles à travers les frontières des États.

Dans le document Le travail des ingénieurs en entreprises (Page 24-27)

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