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Les inégales inégalités faites aux femmes

Les inégalités subies par les femmes dans le monde ne dépendent pas seulement du niveau de vie global du pays dans lequel elles vivent. Les règles de répartition des biens répondent en effet à des principes bien plus complexes que la seule rareté.

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Néanmoins, les considérations de réparti-tion ne peuvent nous dire : (a) comment les individus obtiennent un accès différencié à ces ressources ; (b) comment et pourquoi la valeur des ressources évolue avec le temps et les contextes sociaux ; et (c) comment les groupes et les sociétés gèrent, entretiennent et transforment les systèmes qui allouent ces res-sources. Ces questions doivent être abordées d’une manière essentiellement relationnelle et historique : en étudiant le contexte dans lequel les individus interagissent, échangent, coopèrent et rivalisent. Ces contextes sont influencés et conditionnés par l’histoire dans la mesure où les relations, les façons de voir le monde et les concepts utilisés par les individus et les groupes dans ces interactions se sont construits et ont évolué au fil du temps. Dans ce qui suit, je donne un aperçu schématique de la façon dont une approche sociologique des inégalités placée dans son contexte peut aider à répondre à ces questions, avant de considérer plus particulièrement la façon dont une pers-pective historique, ou une sensibilité au rôle de l’histoire dans l’évolution des inégalités, peut nous aider à favoriser le développement durable.

De la mesure à l’explication

L’exemple du rôle du capital humain dans la détermination des inégalités illustre la différence entre les prises en compte des inégalités en termes de répartition ou de rela-tions mentionnées ci-dessus. Dans les pays riches ou en développement, des études ont démontré que, dans la dernière phase de la mondialisation, les personnes ayant accès à des types particuliers de connaissances (par exemple des compétences élevées en infor-matique) avaient vu leurs revenus augmenter rapidement, tandis que les travailleurs moins qualifiés voyaient leurs revenus stagner ou même baisser en termes réels. Si cet élément est important pour identifier les ressources devenues essentielles pour différencier les travailleurs, il ne contribue guère à éclairer sur les causes profondes des inégalités, dans la mesure où il laisse sans réponse deux ques-tions centrales.

Tout d’abord, quels sont les critères d’accès

des individus à l’éducation qui leur donnera ces compétences ? Pour répondre à cette question, il faut étudier les conditions d’accès à un ensemble beaucoup plus large de processus sociaux : tous les membres de la société ont-ils accès aux mêmes opportunités en matière d’éducation, sans distinction de race, de classe, de sexe ou de religion, ou existe-t-il des obstacles expli-cites et impliexpli-cites de différenciation ? Toutes les sociétés disposent de systèmes qui gèrent l’allocation des ressources et leurs conditions d’accès : les institutions, de manière générale, influencent aussi la forme des inégalités. Les systèmes politiques influent sur les niveaux d’imposition et de redistribution, mais aussi sur les investissements en biens d’éducation ou de santé, notamment [Esping-Andersen, 1990]. Les systèmes juridiques influent sur la propriété des biens, comme la terre ou la pro-priété intellectuelle, ou contrôlent l’application des droits en termes d’égalité et de ressources. Enfin, les systèmes sociaux, notamment les attitudes sociales, la religion et les croyances relatives aux statuts, ainsi que la façon dont les sociétés s’y conforment, sont particulièrement importants pour déterminer la valeur sociale des rôles et des compétences, et la façon dont elle s’inscrit dans les institutions politiques et juridiques.

Deuxièmement, comment et pourquoi des

qualités et atouts spécifiques sont-ils plus valorisés que d’autres ? À première vue, la valeur des différents types de capital humain (par exemple, les connaissances techniques et de gestion) peut sembler déterminée par le mécanisme économique de base de l’offre et de la demande. Mais plus on se penche sur cette question, plus la relation devient compliquée. Prenez, par exemple, les débats actuels sur la rémunération des dirigeants dans les pays riches, une question qui est étroitement liée à la part croissante du revenu national perçue par ce qu’on appelle les 1 %, et donc la forme des inégalités dans ces pays. Dans quelle mesure ces récompenses immen-sément inégales reflètent-elles la « valeur » sous-jacente ou la performance des cadres supérieurs, par rapport à des rôles tels que

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l’enseignement, le travail domestique ou l’emploi industriel peu qualifié mais à haut risque ?

L’étude des inégalités sous une forme relationnelle souligne que les inégalités de revenus et d’éducation ne sont qu’une facette de la différence et des hiérarchies dans la société. L’accent mis sur les revenus peut sembler pertinent dans les sociétés post-industrielles contemporaines de plus en plus marchandisées, mais en réalité les inégalités vécues ne sont pas uniquement, ni peut-être même principalement, liées au revenu. Les inégalités s’expriment en termes de niveaux d’éducation et d’accès à l’enseignement, de santé et de bien-être, de droits et de libertés. Comme le souligne Amartya Sen, l’inégalité est un concept multidimensionnel qui dépend en grande partie du domaine dont on évalue la répartition : droits, ressources, talents, caractéristiques ou, finalement, capacités et opportunités sociales [Sen, 1992].

Les inégalités catégorielles

Si les inégalités sont multidimensionnelles, est-il possible d’évaluer la façon dont elles sont créées, reproduites et transformées et peut-on utiliser ces résultats comme outil en faveur du développement ? Des approches interdiscipli-naires récentes en sciences humaines proposent une voie à suivre en suggérant des façons d’inté-grer le rôle des institutions, de la culture et des normes sociales pour façonner les inégalités et leur reproduction, en aidant à comprendre leur diversité et leur caractère changeant. Les contri-butions de ces disciplines suggèrent que le déno-minateur commun de la production d’inégalités ne réside pas principalement dans les ressources disponibles des individus (sous forme de capital physique, cognitif et social) ou leurs oppor-tunités, mais dans les relations sociales qui conditionnent leur accès à ces ressources et opportunités. Une nouvelle approche pour comprendre les inégalités met l’accent sur le classement des individus en groupes sociaux ; la façon dont ces catégories sont porteuses de normes qui régulent le droit aux ressources et aux positions, générant des inégalités en termes de statuts, de biens et d’opportunités ; et la

façon dont les frontières entre ces catégories sont maintenues et reproduites en bloquant les récompenses différentielles [Tilly, 1999].

La catégorisation sociale est un processus relationnel par lequel les individus sont assignés à un groupe en fonction de certains critères – processus omniprésent dans les rapports sociaux. Certaines de ces catégories sont quasi universelles, comme le sexe (mas-culin-féminin), l’âge (personnes âgées, d’âge moyen, enfant, adolescent) ou la citoyenneté (citoyen ou non), d’autres sont plus spécifiques au contexte, comme le regroupement des individus selon leur appartenance ethnique, raciale ou sociale, ou par conviction religieuse. Ces catégories deviennent des mécanismes de production d’inégalités essentiels quand ils vont de pair avec l’attribution de capacités et de droits différentiels justifiant un accès différen-cié aux biens, aux statuts et aux opportunités.

La création de groupes sociaux implique sou-vent l’attribution de qualités (ou leur absence) aux personnes qui les composent. Les sciences sociales ont bien montré que les groupes avaient tendance à s’attribuer eux-mêmes des qualités positives comme l’intelligence, la com-pétence ou la fiabilité, et à considérer que les non-membres du groupe en étaient dépourvus. Ces qualités peuvent ensuite servir à justifier l’exclusion de l’accès à des biens, des statuts ou des opportunités, ou leur répartition inégale3. Ces justifications se transforment en inégalités réelles par l’exercice de normes sociales qui prescrivent des droits aux individus en fonc-tion d’une certaine catégorie (par exemple, femme, homme, autochtone, non-citoyen, etc.)4. Les normes sociales sous toutes leurs 3. Tilly appelle ces deux processus « accumulation d’opportunité » et « exploitation » [Tilly, 1999].

4. Sen définit les droits (entitlements) comme « l’ensemble de biens qu’une personne peut commander dans une société en utilisant tous les droits et les chances qui lui sont offerts » [Sen, 1984 : 497], mais limite son interprétation (pour l’essentiel) aux biens matériels et aux droits définis par la loi. Ce concept de droit peut être utile dans l’arti-culation de la relation entre les catégories et les normes sociales qui produisent les inégalités, mais pour ce faire, je propose d’étendre le concept en : (a) y ajoutant un plus large éventail de « biens » englo-bant non seulement les ressources matérielles, mais aussi le statut, le capital culturel, social et humain et l’accès à des positions et rôles sociaux ; et (b) allant au-delà des droits légaux pour inclure toutes les normes sociales formelles et informelles qui définissent la capacité de la personne à commander ces biens.

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formes, allant des codes juridiques explicites aux traditions informelles en passant par les lois religieuses, attribuent souvent des droits différentiels aux biens, aux opportunités et aux positions en fonction de l’appartenance au groupe : l’âge, par exemple, peut restreindre l’accès au pouvoir politique (l’âge minimum de vote ou d’occupation d’un poste), de même que, dans des cas historiques bien connus, la race, le sexe, le niveau d’éducation ou la propriété. Ces normes préconisent souvent des droits différentiels aux ressources : les écarts de rémunération, les rations ou l’accès à la nourriture ou à l’éducation d’une catégorie à l’autre sont régis par une série d’arrange-ments formels et informels, notamment les apports et récompenses différentiels au sein de l’économie des ménages qui, par exemple, exigent des apports plus importants et allouent de plus faibles récompenses aux femmes [Sen, 1990 ; pour un exemple historique très détaillé, voir Ogilvie (2003)]. Les catégories attribuées peuvent également restreindre l’accès à certains emplois, si les membres de cette catégorie sont supposés ne pas avoir les qualités nécessaires et sont jugés « impropres » pour ces rôles – ce qui peut être motivé par des croyances relatives aux compétences, aux craintes de pollution, ou encore aux effets du rôle sur l’individu (par exemple, « ce n’est pas un travail pour une femme »). Alternativement, les catégories et les normes peuvent se com-biner pour donner à un groupe particulier un accès exclusif à une certaine position ou ressource, car seuls les porteurs de certaines caractéristiques sont supposés pouvoir le faire – avec, par exemple, la naissance comme régulation exclusive de l’accès aux monarchies souveraines, ou certaines professions dans les sociétés de castes.

La répartition des droits et des individus dans ces catégories sociales est contrôlée par des valeurs et normes sociales qui imposent le respect de la conformité de plusieurs manières. Beaucoup d’entre elles peuvent être coercitives dans la mesure où elles impliquent une menace directe pour ceux qui cherchent à transgresser les frontières ou à enfreindre les normes, mais, dans une large mesure, elles reposent

sur le consentement, au moins apparent, de ceux qui sont soumis à leurs règles, à travers des processus d’assimilation des valeurs ou de « naturalisation », ou tout au moins à l’adapta-tion aux condil’adapta-tions [Tilly, 1999].

Cependant, le lien entre la catégorie sociale et les inégalités n’est pas une caractéristique limitée à d’autres époques ou aux sociétés « en développement ». Les pays plus riches et leurs régimes de protection sociale doivent également faire face à ce problème : comme le montrent de nombreuses nouvelles études, le soutien public à l’aide sociale et à la redistribu-tion est érodé lorsque le sens de la communauté qui le sous-tend est contesté par les catégories sociales qui insistent sur la différence, au titre du multiculturalisme ou de la distinction entre les pauvres « méritants » et « non méritants » [Kymlicka et Banting, 2007].

Étude des origines et des évolutions institutionnelles

Une bonne façon de tenter de répondre aux trois questions posées plus haut est de consi-dérer les racines des inégalités à travers les processus de catégorisation et les droits norma-tifs qu’ils régulent à la fois au sein et entre les catégories. Premièrement, cela aide à mieux analyser l’ensemble des causes des inégalités par l’étude en amont des mécanismes de répar-tition des marchés, afin de s’interroger à la fois sur l’acquisition des ressources avec lesquelles les individus entrent en relations d’affaires, mais aussi sur la façon dont ces relations d’af-faires s’intègrent dans des systèmes plus larges de distinction sociale et culturelle. Les caté-gories et les droits conditionnent l’accès aux ressources et aux positions, traduits dans les statistiques agrégées en termes d’inégalités de revenus, de santé ou de participation poli-tique5. Deuxièmement, l’accent sur les normes sociales nous permet d’explorer les enjeux de l’évolution des valeurs sociales, et d’expli-quer et comparer les avantages différentiels au sein des sociétés, entre les sociétés et dans le temps – par exemple, l’étude des normes 5. Pour un aperçu de la façon dont les facteurs sociaux et culturels influencent la santé, voir Hall et Lamont [2009].

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sociales permet d’expliquer pourquoi les inéga-lités salariales entre les cadres et les autres travailleurs sont beaucoup plus faibles dans les entreprises japonaises qu’aux États-Unis [Wilkinson et Pickett, 2009]6. Enfin, cela attire également l’attention sur la diversité des institutions, à la fois formelles et informelles, qui régissent l’accès et la récompense, ainsi que la façon dont celles-ci sont construites et main-tenues : les systèmes éducatifs et les croyances en termes de types d’enseignements, destinés à qui et dans quel but ; les systèmes de protection sociale et de fiscalité, ainsi que les débats sur les bénéficiaires méritants et non méritants ; les systèmes de propriété et d’héritage, et qui peut en bénéficier ; et les systèmes politiques, mais aussi les discours sur les droits, les valeurs et la citoyenneté.

Inégalité, histoire