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Les généralisations indues

Dans le document Épistémè du partage (Page 134-140)

Souvent – et ceci est inquiétant - la critique la plus sévère des généralisations faites par les anthropologues fut émise par ceux qui en étaient l’objet. Les américains, dit-on, ont commencé à moins croire ce que Margaret Mead avait raconté sur la Nouvelle-Guinée quand elle a commencé à écrire sur son propre pays. De même, les italiens du North End à Boston ont accueilli avec réserve l’étude de Whyte qui avait tendance à présenter une communauté de quartier d’au moins vingt mille personnes comme un tout homogène354. José Luis García García critique les généralisations faites par des anthropologues anglo-saxons sur « les espagnols » : pour rendre compte des différences entre groupes, dit-il, leur intérêt consista « à annuler les différences internes à chaque groupe, afin de disposer d’une base de comparaison bien définie, bien que […] fausse »355. Leach lui-même s’étonne du fait suivant : ce que Claude Lévi-Strauss écrit sur les Kachinas dans Les Structures

354

Henri Peretz, préface de l’ouvrage de William Foote Whyte, Street corner society. La structure sociale

d’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, 1995, p. 25.

355

José Luis García García, « Qué tienen que ver los españoles con lo que los antropologos saben de ellos ? » in Maria Cátedra (sous la direction de), Los españoles vistos por les antropólogos, Madrid, Éditions Jucar, 1991, p. 114. L’auteur précise : « se da una diversidad de formas coexistentes de organizacion cognitiva dentro de una misma comunidad » (p. 117). La généralisation est d’autant plus difficile que « la diversidad intracultural no se da solamente entre los distintos individuos del grupo social, sino que se manifiesta en diferentes momentos de la vida cotidiana y para los mismos individuos » (p. 118), ce que l’auteur a vérifié auprès de ses informateurs à deux ans d’intervalle : leur taxonomie des fruits n’est plus exactement la même. « Así pues, a este nivel descriptivo, lo que los antropólogos saben de los españoles no puede ser nada concreto y actualizado, ya que este sólo se da en contextos particulares de tiempo y espacio, y referido a individuos o, a lo más, a coincidencias entre ellos. Coincidencias que, desde mi punto de vista, ni permiten la generalización ni son permanentes, aunque, obviamente, este saber se ajusta a hechos concretos » (p. 118-119).

élémentaires de la parenté (1949) ressemble très peu à ce que l’expérience directe lui en a

appris.356

C'est presque toujours le problème de la généralisation qui fait débat. Ainsi, Jack Goody critique sévèrement la tendance de Marcel Griaule à « indigénéiser » la pensée des Dogon, en en faisant un groupe particulier qui aurait été à l’abri de toutes influences extérieures, comme celles de l’Islam, pourtant attestées357. On qualifie ainsi d’« indigènes » les personnes « partageant une même perspective culturelle, différente de la perspective d’origine de l’enquêteur »358, en courant le risque de sous-estimer ce qui, en leur sein, les différencie. Goody met encore en garde contre le risque de « primitiviser » un groupe, comme certaines enquêtes de parenté l’ont fait en privilégiant ce qui était spécifique à ce groupe (par exemple l’alliance entre cousins croisés) et en négligeant ce qui pouvait rapprocher le système de parenté étudié d’autres systèmes européens (par exemple le phénomène de la dot)359. Dans les énoncés du type « Les X pensent que… », note Sperber, on attribue à un groupe social entier une représentation « qui peut fort bien n’avoir jamais été pensée ni exprimée par aucun individu membre du groupe. »360 Les modalités de l’intégration des données dans un tout (avec le risque inhérent de figer une réalité toujours mouvante et dynamique) restent généralement mystérieuses. Dans certains cas, la totalisation masque des totalisations statistiques implicites, comme « on le voit notamment dans la rhétorique des ethnographies culturelles qui recourent volontiers à des marqueurs de fréquence relatifs aux conduites (souvent, parfois, de temps en temps,

356

E.R. Leach, op. cit., p. 18.

357

J. Goody, L’homme, l’écriture et la mort, op. cit., p. 84-85.

358

N. Dodier, I. Baszanger, op. cit., p. 43.

359

Op. cit., p. 134. Voir également p. 155.

360

toujours…), sans les justifier outre mesure »361. C'est bien dans l’espoir de prévenir ce type de généralisations indues que Lloyd a critiqué la notion de « mentalité »362, celle-ci tendant à réduire la multiplicité des représentations et des croyances d’un moment historique particulier à une mentalité unique ou dominante. Dans tous ces cas, on retrouve « le désir holiste et causaliste de voir les sociétés étudiées ravalées à la fois à un tout organique et à d’ultimes instances qui auraient pour fonction d’expliquer définitivement le réel »363. On imagine ainsi que certains groupes sociaux seraient possédés d’un esprit supra-individuel commun, on leur attribue même parfois une anima collectiva364 ou « group mind » ou, encore, on prétend tout expliquer par « la coutume »365. Cette obsession de l’auteur unique (la société, la conscience ou l’inconscience collective, la psyché collective chez Freud366, l’esprit, l’âme ou le génie du peuple, la mentalité, l’ethnie) inventé pour garantir la cohérence des tableaux que nous dressons des sociétés étudiées structure la plupart des discours anthropologiques, trop souvent étrangers à la polyphonie du réel. A juste titre, Francis Affergan soutient que la pierre angulaire de toute l’anthropologie - la notion d’individu collectif - se transforme en pierre d’achoppement pour notre discipline367.

361

N. Dodier, I. Baszanger, op. cit., p. 46.

362

Geoffrey E.R. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, Paris, La Découverte, 1993 & 1996, 247 p.

363

F. Affergan, op. cit., p. 63.

364

N. Elias, op. cit., p. 39-40.

365

Dans les années 1920, rappelle Leach, « on s’accordait à voir dans la « coutume » une sorte d’entité flottante se déplaçant ici et là, indépendamment des groupes humains impliqués. Ainsi conçue, l’anthropologie était devenue l’étude de la « distribution des traits coutumiers », l’homme de chair et d’os cessant, dès lors, d’être pris en considération. » : E. R. Leach, op. cit., p. 134.

366

Voir, dans Moïse et le monothéisme, cette sorte de mémoire phylogénétique que constitueraient les « contenus idéatifs », les traces mnésiques que nous aurions hérités des générations antérieures : Paris, Gallimard, 1948, p. 134.

367

« Que signifie exactement que les Tsimshian ou les Tikopia procèdent de telle ou telle façon ? Chaque individu obéit-il scrupuleusement à la règle qui concerne une totalité ? Ou bien, est-ce le groupe seul qui est sujet ou auteur ? Cependant, un groupe ou une collectivité ne contient pas nécessairement les propriétés de chacun de ses membres. A l’inverse, il est aisé de comprendre que tel individu faisant partie de tel groupe puisse avoir des propriétés qui échappent à la collectivité tout entière.

Mais, surtout, comment une collectivité peut-elle exister comme sujet, au sens que lui confère la notion d’auteur ? Comment le sujet d’une propriété collective - à condition que cette expression ait le moindre sens – peut-il être à la fois la somme des individus qui le composent et l’incarnation d’une réalité propre et exclusive ? N’a-t-on pas toujours confondu collectivité et collection ? Qui parle dans une collection et au nom de qui ? » : F. Affergan op. cit., p. 271.

Les exemples ne manquent pas de cette emprise du holisme sur le discours anthropologique. Le succès des Studies en Amérique du Nord repose sur la croyance qu’il existe des populations concrètes (c'est-à-dire non statistiques) qui partagent quelque chose qui les spécifient. Cette croyance n’est pas toujours fausse ou, plutôt, elle ne l’est pas complètement : l’existence de groupes partageant tel ou tel trait a été largement attestée par d’excellents ethnographes. L’erreur consiste ensuite, dans une logique de mono-identification, à réduire tous les individus du groupe à ce trait spécifique : d’une part, même dans les groupes les moins ouverts, il est hautement probable que certains ne partagent pas ce trait et, d’autre part, aucun individu ne peut être défini par ce trait seulement. Que l’on considère plusieurs traits supposés être spécifiques et non pas un seul ne change pas fondamentalement la nature de cette erreur. On suit alors le postulat de « l’autonomie sémantique »368 de chaque culture (les « cultural patterns »), jugée incommensurable à toute autre, qui est au principe même de la perspective culturaliste (songeons, par exemple, au type apollinien ou dionysien chez R. Benedict). Marc Crépon a bien dressé l’archéologie de ces représentations réductrices de la diversité humaine qui font « les Allemands sérieux », les « Espagnols fiers » et « les Français frivoles » : ces géographies de l’esprit porteuses de généralisations sont parfois, même chez les philosophes, d’une grande violence et figent l’individu dans une identité factice369. On pourrait pourtant imaginer que les nombreuses tentatives de déconstruction des

368

Simone Clapier-Valladon, Panorama du culturalisme, Paris, Éditions Épi, 1976, p. 17. Sur l’opposition entre les anthropologues qui privilégient l’étude des « cultural patterns » et ceux qui mettent l’accent sur les interactions sociales de toute nature sans préjuger ni essentialiser les configurations diverses qui en découleront, voir par exemple I.M. Lewis, Social Anthropology in Perspective. The Relevance of Social

Anthropology, New York, Penguin Books, 1976, p. 19.

369

Marc Crépon, Les géographies de l’esprit. Enquête sur la caractérisation des peuples de Leibniz à Hegel, Paris, Payot, 1996, Bibliographie, index, 425 p.

conceptions organicistes des cultures370 ou des sociétés sont venues à bout de ces prétentions totalisantes. Il n’en est rien. Dans un ouvrage récent, Marc Augé écrit ceci : « Les Européens répugnent à prendre conscience de leur propre « noyau psychotique » et la meilleure preuve en est qu’ils ont tendance à oublier leurs rêves – ce qui est impensable chez les Mohaves »371. J’oublie très rarement mes rêves : ne suis-je pas Européen ? A-t-on l’assurance de ne pas pouvoir trouver au moins quelques Mohaves qui oublieraient leurs rêves ? Je prends un autre exemple, chez un auteur animé des meilleures intentions. « Les Français », écrit-il, « condamnent les immigrés à une misère si scandaleuse qu’eux-mêmes éprouvent le besoin de s’en disculper en affirmant l’inhumanité de ceux qui en sont les victimes. »372 S’agit-il de « tous les Français » ? Dans ce cas, c'est évidemment faux. D’une majorité ? Il faudrait le préciser, en avançant des données crédibles. De l’appareil politique et administratif français ? L’auteur ne le dit pas ainsi et, de toute évidence, il veut culpabiliser373 « les » Français. Où est la différence avec la généralisation xénophobe que l’auteur dénonce un peu plus loin : « Les Juifs ont tué le Christ » ou « Les Juifs égorgent les enfants »374 ? On a là un nouvel exemple de généralisations indues, pris dans un ouvrage de sciences humaines (par ailleurs excellent), choisi au hasard parmi beaucoup d’autres. Il serait très facile – et vite lassant – de multiplier ce type d’exercice375.

370

Je pense en particulier au beau livre de Hermann Bausinger, Volkskunde ou l'ethnologie allemande, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l'homme, 1993, 343 p.

371

Marc Augé, Les formes de l’oubli, Paris, Payot & Rivages, 1998, p. 17.

372

Léon Poliakov, Le racisme, Paris, Seghers, 1976, p. 10.

373

Rappelons que la notion de « faute collective » fut récusée en droit en 1948 par les Nations unies pour qualifier les crimes du IIIe Reich : E. Conan, H. Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, op. cit., p. 453.

374

L. Poliakov, op. cit., p. 29.

375

Godelier critique cet exercice quand il devient une « déconstruction » systématique de totalisations. Cette entreprise est sans fin – où faut-il s’arrêter ? : voir les risques infra, p. 157-160 – et peut être paralysante pour le chercheur : Maurice Godelier, « Du passé faut-il faire table rase ? », op. cit., p. 104.

Mais les généralisations du même ordre sont souvent plus subtiles. Elles peuvent être cachées derrière un « on » pensant ou disant qui, implicitement, désigne la société tout entière. Ainsi, dans plusieurs travaux d’ethnologie consacrés à la société française contemporaine, ce pronom indéfini tend à se substituer au « ils » des sociétés dites exotiques : « On communie dans la connaissance des mouvements de l’histoire, on en rassemble les inestimables trésors [...] on ne se contente plus des choses, on veut aussi connaître et préserver leur mode de production et leurs usages. »376 Ce pronom « caméléon » se retrouve dans une grande partie de la littérature ethnologique lorsque l’intention de l’auteur est de prêter à tout un peuple des représentations, des pensées, des croyances : « Chez certains peuples africains vivant dans l’actuel Nigeria, on pense que les jumeaux ont deux pères différents. »377 Qui est, exactement, ce « on » qui partage ce mode de pensée ? En première lecture, je suis naturellement porté à croire qu’il s’agit de « certains peuples » dans leur totalité. Le procédé rhétorique visant à totaliser pour entretenir l’illusion du partage peut être encore plus complexe et moins facile à identifier : dans une double généralisation, un informateur abstrait qui, toujours implicitement, est censé résumer l’ensemble des données recueillies auprès des informateurs réellement rencontrés au cours de l’enquête, s’exprime en fait comme s’il était le porte-parole de la totalité du groupe. Je donne un exemple : « dans la bouche d’un habitant du canton de Cotignac, le mot « pays » est toujours synonyme de village ou de commune. »378 La rhétorique adoptée ici par les auteurs, très courante dans notre discipline379, consiste en ceci : ils laissent entendre que « un » (l’informateur abstrait) signifie « tous » et ils

376

Daniel Fabre (sous la direction de), L’Europe entre cultures et nations, Paris, Editions de la Maison des

sciences de l’homme, 1996, p. 2-3. Les italiques sont de moi.

377

Sophie Jama, Anthropologie du rêve, Paris, PUF, 1997, p. 108. Les italiques sont de moi.

378

Annie-Hélène Dufour, Thomas K. Schippers, « Une approche méthodologique de l’identité à l’épreuve de deux terrains varois », Le monde alpin et rhodanien, 1-2/1993, p. 175. Les italiques sont de moi.

379

affirment que ce « tous » doit être mis en relation avec « toujours ». La critique nécessaire de ce type de proposition ne signifie pas qu’elle n’a aucune pertinence : la difficulté (et l’enjeu même de l’anthropologie) est de déterminer laquelle. Elle n’en a certainement pas, en tout cas, pour la totalité des 7000 âmes (environ) de ce canton. Si je décidais de les interroger tous, il est sûr que j’en trouverai un « certain nombre » pour qui « pays » n’est synonyme ni de « village » ni de « commune ». Il est même probable que certains ne comprendraient pas ma question ou que le mot « pays » ne leur viendrait pas à la bouche. Il serait pourtant épistémologiquement incorrect de les exclure de la réalité sociale étudiée. Ceci étant dit, la proposition que j’analyse ici reste intéressante. Elle est un point de vue plausible sur ce canton qui nous permet d’accéder à une compréhension partielle de l’identité telle qu’elle est vécue par une partie de ses habitants. Il faut simplement admettre qu’elle n’a qu’un certain degré de pertinence : là réside toute l’utilité de ce type de rhétorique.

Dans le document Épistémè du partage (Page 134-140)