• Aucun résultat trouvé

4.2 Les dynamiques socio-professionnelles agricoles

(coord. : Florence Hellec)

L’intérêt que nous avons porté dans ce projet aux dynamiques socio-professionnelles agricoles présentes sur des territoires à enjeu eau visait à déconstruire l’image d’un monde agricole unifié qui traverse la majorité des travaux portant sur les rapports entre agriculture et protection de l’eau (Hellec et al., 2013). En effet, ces travaux s’appuient sur une représentation simplifiée des agriculteurs, réduite à la position des représentants professionnels du syndicat agricole majoritaire, car les analyses qui y sont menées n’abordent pas le monde agricole dans son ensemble et les problématiques qui le traversent. Certes le poids du syndicalisme agricole et ses marges d’action auprès de l’Etat ne doivent pas être négligés. Pour autant, tous les agriculteurs ne souscrivent pas nécessairement au point de vue défendu par leurs représentants professionnels lors des négociations environnementales, comme en témoignent des études qui mettent en évidence les attitudes différenciées des agriculteurs d’un territoire face à la problématique de la protection de l’eau (Lémery et al., 1997 ; Allain, 2000). Loin de l’image d’un groupe homogène, les agriculteurs constituent un ensemble de plus en plus fragmenté (Hervieu, Lémery, 2003 ; Lamine, 2011 ; Hervieu, Purseigle, 2013) qui doit être analysé en tant que tel.

L’enjeu de notre travail a été de saisir cette diversité à l’échelle territoriale qui est celle que nous avons retenue pour examiner comment une politique de protection de l’eau est susceptible de se mettre en place.

Une agriculture appréhendée dans toute sa diversité

Chacun des territoires étudiés est marqué par la prédominance d’un type d’activité agricole, qui correspond à une spécialisation productive de la région : polyculture-élevage laitier dans les Vosges (Vittel et Harol), élevage allaitant extensif en Saône-et-Loire, élevage poly-espèces dans le Finistère. Néanmoins, les fermes implantées sur ces territoires présentent des tailles, des structures et des modes d’élevage et de culture variés selon le degré d’intensification et d’automatisation de la production mis en place. Surtout, on observe l’existence de modèles professionnels de référence différents selon les agriculteurs. Nous entendons par modèles professionnels agricoles un ensemble de valeurs et de représentations du métier, associé à des pratiques sociales et techniques (Lémery, 2003). Dans ce travail, la caractérisation de modèles professionnels distincts a reposé sur l’intégration d’une analyse agronomique des systèmes de production mis en œuvre par les agriculteurs enquêtés. Ces modèles sont portés par différents segments professionnels (Bucher, Strauss, 1961) et plus ou moins structurés, c’est-à-dire des collectifs porteurs de visions différente du métier et de la meilleure façon de l’exercer, et en concurrence les uns avec l’autre dans l’accès à différentes ressources (aides publiques, foncier…). S’intéresser à la prégnance des modèles professionnels à l’échelle territoriale revient ainsi à étudier les hiérarchies socio- professionnelle locales et la manière dont elles s’exercent. Ainsi, on observe que derrière la diversité des modèles de production, certains sont plus valorisés et soutenus par la profession agricole (au sens de syndicalisme majoritaire sur le territoire) que d’autres.

Or l’entrée d’un acteur engagé dans la protection de l’environnement sur le territoire a des effets sur ces hiérarchies socio-professionnelles établies car elle peut conduire à valoriser des modèles professionnels considérés comme traditionnels ou à légitimer des formes de

60

production alternative, comme cela a été observé dans le marais poitevin suite à la mise en place de mesure de préservation des milieux humides (Candau, Ruault, 2005)50. Toutefois, dans les cas étudiés, l’émergence de modèles professionnels alternatifs peine à se faire. Dans les Vosges, les mesures de protection de l’eau se révèlent favorables à un essor de l’agriculture biologique, qui reste toutefois très limité. Ainsi sur Vittel, parmi les agriculteurs signataires des contrats, certains ont choisi de se convertir à l’AB, du fait de la proximité entre le cahier des charges AB et celui d’Agrivair, sachant qu’au moins trois agriculteurs ont fait le choix d’arrêter ce mode de production suite à des problèmes temporaires de commercialisation du lait bio. Sur Harol, le seul agriculteur biologique de la commune se trouve mis en centre de la démarche environnementale. On n’assiste donc pas à un renversement des modèles professionnels : la place des agricultures alternatives est très limitée, une partie des agriculteurs restant attachés à une forme de production plus intensive et engagés dans des logiques d’agrandissement qui conduisent à renforcer leur puissance localement. De plus, il apparaît difficile pour les gestionnaires de l’eau d’implanter des formes alternatives d’agriculture si celles-ci ne sont pas déjà présentes sur le territoire, comme on l’observe dans le cas de la baie de Douarnenez. Les réseaux de dialogue professionnels restent premiers dans le développement de nouvelles pratiques agricoles (Darré, 1994 ; Compagnone, 2004). Ainsi, les politiques environnementales observées favorisent un développement relativement restreint des formes d’agriculture alternatives, conduisant pour une majorité d’agriculteurs à des changements de pratiques techniques à la marge.

Le cas de la Sorme est quant à lui très singulier puisque c’est une forme d’agriculture considérée a priori comme respectueuse de l’environnement – l’élevage extensif sur prairies naturelles– qui est mise en cause dans la pollution du lac par les phosphores, lac construit artificiellement mais désormais naturalisé par les habitants et dont le maintien garantit l’approvisionnement en eau potable d’une agglomération urbaine. Le changement de modèle professionnel agricole n’est pas évoqué. Ce sont plutôt des changements dans les pratiques d’entretien des haies dans un paysage bocager maillé de haies basses et hautes et les pratiques d’aménagement des cours d’eau qui sont discutés. Les systèmes de production en élevage allaitant sont des structures économiquement très fragiles et les changements évoqués sont perçus par les éleveurs comme des contraintes supplémentaires dans des situations aux marges de manœuvre faibles. Cette dimension économique reste peu débattue et intégrée dans les lieux d’information et de concertation.

La représentation professionnelle des agriculteurs

De manière générale, la diversité de l’agriculture d’un territoire est peu mise en avant par les représentants professionnels agricoles, voire volontairement déniée. Il s’agit pour eux de ne pas diviser, de garantir une égalité de traitement des agriculteurs dans la politique environnementale et surtout, d’éviter toute stigmatisation d’une partie d’entre eux– et de certains modèles de production – par rapport à d’autres.

La question du choix des représentants professionnels agricoles constitue alors un enjeu central pour les gestionnaires de l’eau dans les dispositifs de négociation environnementale. La difficulté qui se pose est que peu d’agriculteurs sont enclins à endosser cette

50 Caudau et Ruault (2005) ont montré que la politique de préservation des milieux humides

conduisant à relégitimer l’élevage extensif de vaches allaitantes qui était abandonné au profit de la mise en culture des prairies humides via des techniques d’artificialisation du milieu.

61

responsabilité. Ce sont bien souvent des agriculteurs qui ont déjà des engagements professionnels ou citoyens sur le territoire : à Harol, il s’agit des deux agriculteurs membres du conseil municipal, sur Vittel, d’agriculteurs ayant déjà des mandats dans des organisations professionnelles. Certes ils occupent des positions les amenant à être « naturellement » les représentants désignés ; pour autant, leur représentativité vis-à-vis de leurs collègues localement ne va pas de soi. Sur le territoire du lac de la Sorme en l’absence de leader syndical, la représentation peine à se concrétiser. Le périmètre hydrologique ne rencontre pas les cercles habituels d’échanges professionnels de plus grande proximité comme les coopératives d’utilisation du matériel en commun. La situation bretonne se distingue des autres cas étudiés, dans la mesure où les responsables professionnels agricoles, affiliés au syndicat majoritaire, cumulent des fonctions de représentation à la fois dans des instances agricoles, agroalimentaires et communales, et bloquant de cette façon les négociations environnementales à ces différents niveaux. Les agriculteurs apparaissent très engagés dans la défense de leurs intérêts au niveau syndical et la position professionnelle contribue à la reconnaissance de chacun. Toutefois, les agriculteurs se comparent entre eux, parfois prêts à dénoncer les mauvaises pratiques de leurs voisins faisant de la profession agricole un groupe uni mais où l’individualisme peut réapparaître quand les membres sont en concurrence que ce soit pour l’accès aux aides financières, au foncier ou au marché.

Un renouvellement des enjeux fonciers

C’est autour de l’enjeu foncier qu’est apparue la fragilité de la cohésion du monde agricole à l’échelle territoriale, du moins en ce qui concerne les terrains vosgiens. Pour des gestionnaires de l’eau, intervenir sur le marché foncier agricole revient à s’immiscer dans un domaine qui a été longtemps contrôlé par le syndicalisme agricole (Boinon, 2011). C’est aussi toucher à l’outil de travail premier des agriculteurs, et donc à la base même des conditions d’exercice du métier. Ces éléments expliquent la forte conflictualité qui caractérise les négociations avec les agriculteurs dès lors qu’elles abordent le domaine foncier. On observe ainsi la mise en place de négociations individualisées et cachées autour des rachats et des échanges fonciers, avec l’appui de la SAFER qui joue ici un précieux rôle d’intermédiaire (Sencébé, 2012). Si une telle stratégie peut sembler efficace pour mettre sur pied un dispositif de protection de l’environnement, elle doit néanmoins intégrer des exigences éthiques pour éviter des dérives telles que celles observées à Vittel et qui ont généré des tensions entre les agriculteurs. Sur ce point, la notion de justice environnementale développée dans la littérature anglo-saxonne (Hillman, 2006 ; Reed, George, 2011), qui vise à analyser une démarche de protection de l’environnement à la fois en fonction de ses effets environnementaux et de ses impacts sur les populations locales, ouvre de nouvelles perspectives : à une égalité de traitement source d’injustices, il conviendrait d’y substituer une équité qui prendrait davantage compte des positions sociales et géographiques de chaque agriculteur du territoire (Petit et Hellec, 2013). Raisonner de la sorte suppose alors une connaissance intime du territoire, ce qui nous amène à aborder la troisième thématique que nous avons mobilisée pour réaliser une analyse transversale de nos quatre cas d’étude, celle des savoirs à mobiliser pour repenser des pratiques agricoles respectueuses de la qualité de l’eau.

62

4.3- Mobilisation de savoirs dans l’élaboration de pratiques agricoles

Documents relatifs