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Les cadres sociaux et symboliques de l’obéissance

De nombreux auteurs se sont étonnés, réellement ou dans un but rhétorique, de la ténacité des combattants français de 1914-1918, et plus généralement de la résilience de la société française dans la guerre. Jean-Baptiste Duroselle adoptait ainsi comme sous-titre à son dernier ouvrage sur la question « l’incompréhensible » et se demandait « comment, avec de pareils sacrifices, ces hommes ont-ils réussi à tenir pendant quatre ans et demi ?3 ». Jean- Jacques Becker en a fait un fil directeur de son travail, posant sans relâche la question : « Pourquoi et comment les Français ont-ils tenu4 ? » De même, dans le travail de Frédéric Rousseau, qui interroge : « Pourquoi les combattants de 14-18 ont-ils combattu ? Comment ont-ils tenu5 ? » Enfin Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker soulignaient leur étonnement devant le caractère tardif et limité des mutineries :

« Finalement, ce qui doit d’abord retenir l’attention n’est pas le fait qu’un certain nombre de soldats se soient mutinés en 1917, mais qu’il ne se soit pas produit un mouvement d’insubordination, bien plus large, bien plus tôt, et d’une ampleur bien supérieure à celui qui suivit l’échec de l’offensive du Chemin des Dames6. »

Cet étonnement devant la ténacité avérée des « poilus » n’est pas nécessairement fondé. Les débats autour du « consentement » et les efforts d’exégèse, de critique, de clarification et de discussion auxquels ce vocable a donné lieu, ainsi que de nombreux travaux de première main, ont permis d’avancer en terrain plus sûr, et de disposer d’éléments fiables d’explication

2 Bernard LAHIRE, « Splendeurs et misères d’une métaphore : la "construction sociale de la réalité" », L’esprit

sociologique, Paris, La Découverte, 2007, p. 94-111, cit. p. 106.

3 J.-B. DUROSELLE, op. cit., p. 122.

4 J.-J.BECKER, Les Français…op. cit., p. 12.

5 Frédéric ROUSSEAU, « "Consentement", requiem pour un mythe savant », Matériaux pour l’histoire de notre

temps, n° 91, juillet-septembre 2008, p. 20-22 ; et surtout « 14-18, continuons le débat ! », nouvelle préface à La

guerre censurée, une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, coll. « Points », 2003, p. 7-23.

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de la ténacité7. Nous verrons donc les résultats auxquels ces débats ont permis de parvenir, en exposant l’hypothèse sociologique (1.1.1) qui nous semble seule à même de pleinement expliquer l’obéissance des soldats français au sein d’une société très fortement mobilisée pour la guerre. Cette mobilisation conduit, tout d’abord, dans le temps court de l’entrée en guerre, à formuler ou à réactiver dans l’urgence de l’entrée en guerre des règles d’exception pour le

jeu institutionnel et social (1.1.2) qui réduisent les choix ouverts aux individus. En même

temps, cette entrée en guerre polarise et modifie les discours publics, qui se transforment en un discours dominant (1.1.3) précocement cristallisé, et qui fixe durablement le cadre symbolique dans lequel s’inscrivent les conduites individuelles. On verra pour finir comment tous ces différents éléments font de la guerre en 1914 une expérience collective évidente

(1.1.4) pour tous les individus qui n’ont d’autre choix que d’y participer. Il importe de revenir

largement sur cette année 1914 et le moment de l’entrée en guerre, pour saisir la mise en place d’une configuration discursive et sociale qui ne permet pas l’expression, en actes ou en paroles, d’une opposition au conflit, et dont la prégnance est encore extrêmement forte au moment des mutineries de 1917.

1.1.1 L’hypothèse sociologique

On peut entendre de plusieurs façons « l’obéissance » en 1914-1918. Plutôt que de la limiter aux actes par lesquels des ordres explicites sont suivis dans le cadre de l’armée, on adoptera ici volontairement une définition large et fonctionnelle de celle-ci. On l’entend comme l’ensemble des conduites conformes à la légalité et à l’ordre social durant le conflit, se traduisant par le respect des hiérarchies sociales et militaires, et la participation à l’effort de guerre. Cette définition vise à décrire l’attitude majoritaire de conformisme social qui est celle de la société française en guerre. Dans le grand concours d’interprétation et de terminologie qui semble avoir eu lieu dans la dernière décennie, parmi les spécialistes de la Grande Guerre, trois registres explicatifs paraissent en concurrence. On doit les présenter avant d’exposer celui qui nous semble seul à même de rendre compte de l’ensemble des situations.

7 Cf. Rémy CAZALS, « 1914-1918: oser penser, oser écrire », Genèses, n°46, mars 2002, p. 26-43 ; Ibid., « 14-

18 : Chercher encore », Le Mouvement social, n°199, avril-juin 2002, p. 107-113 ; Antoine PROST, « Les limites de la brutalisation : tuer sur le front occidental, 1914-1918 », dans Vingtième Siècle, Revue d’histoire , n° 81, janvier-mars 2004, p. 5-20 ; Ibid., « La guerre de 1914 n’est pas perdue », Le Mouvement Social, n°199, avril- juin 2002, p. 95-102 ; Nicolas MARIOT, « Faut-il être motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre », Genèses, n° 53, 2003, p. 154-177 ; Nicolas OFFENSTADT, Philippe OLIVERA, Emmanuelle PICARD et Frédéric ROUSSEAU, « À propos d’une notion récente : la "culture de guerre" », in Frédéric ROUSSEAU (éd.),

Guerre, paix et sociétés 1911-1947, Neuilly, Atlande, 2004, p. 667-674 ; François BUTON, André LOEZ, Nicolas MARIOT et Philippe OLIVERA, « 14-18 : retrouver la controverse », en ligne sur « La vie des idées » : <http://www.laviedesidees.fr/1914-1918-retrouver-la-controverse.html>.

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À la question « comment ont-ils tenu ? », adressée aux combattants français, et plus largement à la société en guerre, les synthèses disponibles présentent trois grands types de réponses : une hypothèse disciplinaire, une explication par la « culture de guerre », et enfin une explication par un « faisceau de facteurs ».

D’abord, de nombreux auteurs font référence à une « hypothèse disciplinaire » : c’est le sous-titre de section qu’adopte Anne Duménil dans un article ambitieux de l’Encyclopédie de

la Grande Guerre, dans lequel elle présente comme « simplificatrices » des « interprétations qui, pour expliquer l’obéissance des soldats, font prévaloir la coercition8 ». On souscrit pleinement à cette vision des choses, avec une réserve : il est en réalité difficile de trouver des interprétations qui font effectivement tenir ce rôle à la « coercition ». A. Duménil elle-même n’en cite pas. De même, chez F. Cochet, lequel évoque une « thèse de la "contrainte" [qui] affirme que les soldats ne tiennent au combat que parce qu’ils sont constamment et étroitement surveillés, brisés par leur hiérarchie, menacés constamment d’être exécutés par les leurs9 », là aussi sans citer les historiens et les travaux qui déploieraient cette « thèse ». Celle- ci devient même pour A. Prost et J. Winter une « école de la contrainte » qui aurait pour représentants N. Offenstadt et surtout F. Rousseau10. On lit pourtant dans la première édition de l’ouvrage de ce dernier, La guerre censurée, la phrase suivante : « La subordination, la contrainte, les menaces de châtiment, la terreur, trouvent leurs limites ; le système coercitif présent dans les armées ne peut suffire à expliquer l’obéissance11. » En fait, aucun historien n’a à notre connaissance soutenu « l’hypothèse disciplinaire ». Tout au plus en trouve-t-on des linéaments dans une littérature para-historique et militante12. Dans le champ de la recherche, on peut et on doit l’écarter d’autant plus facilement qu’elle n’a qu’une existence rhétorique. On perçoit tout de suite ce qu’a d’utile la construction rhétorique de cette pseudo- école ou hypothèse de la « contrainte » : elle permet, en miroir, de présenter sous un jour en apparence plus subtil et plus favorable l’hypothèse culturelle qui s’y oppose.

En effet, s’il n’existe pas d’« hypothèse disciplinaire », il existe bien une « hypothèse culturelle » qui fait de l’obéissance et de la ténacité des choix individuels explicites, appuyés sur une culture patriotique partagée. Elle renvoie à la notion de « culture de guerre », selon laquelle c’est le sens donné au conflit par cette « culture » qui explique et motive le choix d’y

8Anne DUMÉNIL, « Les combattants », in S. AUDOIN-ROUZEAU et J.J. BECKER (dir.) Encyclopédie… op. cit., p.

321-338, cit. p. 327.

9 F. COCHET, op. cit., p. 9 ; noter le sous-titre de l’ouvrage, « entre contrainte et consentement ».

10 A. PROST et J. WINTER, op. cit., p. 142. Notons que ces formulations s’accompagnent de réserves : « pour faire

vite ».

11 F. ROUSSEAU, La Guerre censurée… op. cit., p. 107.

12 François ROUX, La Grande Guerre inconnue. Les poilus contre l'armée française, Paris, Les Editions de Paris

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participer. Cette participation devient donc un « consentement », explicitement donné13. Si des versions différentes de cette hypothèse culturelle ont pu circuler, allant d’un versant extrême – la culture de guerre comme « pulsion "exterminatrice"14 » – à des figures plus modérées – la culture de guerre comme « le champ de toutes les représentations de la guerre forgées par les contemporains15 » – elles partagent l’idée que la guerre a duré, et que les contemporains ont tenu, parce qu’il s’agissait d’une « guerre sensée » : ayant pour eux du sens, un « sens indiscutable16 ». Le sens, en retour, explique des choix : parce qu’ils y ont adhéré, les contemporains ont « voulu et continué » à faire cette guerre, ils ont « consenti » massivement à sa durée ou à sa violence17. Le recours à un vocabulaire du libre choix, de la décision individuelle et de la volonté personnelle est à noter.

Un troisième type d’explication se présente de manière plus nuancée et multifactorielle : sans nier que le conflit puisse avoir un « sens » pour certains acteurs, elle souligne les effets conjugués des facteurs culturels, sociaux, relationnels, institutionnels, leur addition, leur conjonction ou leur alternance suivant les individus, les périodes et les secteurs du front. C’est l’hypothèse du « faisceau de facteurs » proposée par F. Rousseau, et reprise sous d’autres termes (« micro-consentement », « béquilles ») par F. Cochet18. C’est aussi l’hypothèse que nous chercherons à prolonger dans le présent travail, en déplaçant le regard de l’individuel au collectif. Par opposition à « l’hypothèse culturelle », on peut la désigner comme « l’hypothèse sociologique » : ce ne sont pas les individus qui tiennent, choisissent ou « consentent », mais les liens et mécanismes sociaux qui se renforcent, assurant la ténacité, la cohésion et le conformisme de tous. Au-delà du phénomène d’affichage et d’affiliation à telle ou telle « école » qui reste peut-être inséparable de tels choix, tentons de les justifier et de les expliciter pour approfondir les enjeux de cette discussion en termes de cadre épistémologique et de production de connaissances.

13 Cf. N. OFFENSTADT et al., « À propos d’une notion récente… », art. cit. 14 S. AUDOIN-ROUZEAU et A. BECKER, 14-18… op. cit., p. 122.

15 S. AUDOIN-ROUZEAU et A. BECKER, « Violence et consentement... », art. cit., p. 252.

16 « La guerre sensée » est le titre d’une section de l’article cité d’A. DUMÉNIL, « Les combattants », p. 332 ;

« un sens indiscutable, répétons-le », insistent S. AUDOIN-ROUZEAU et A. BECKER dans 14-18… op. cit., p. 122.

17 S. AUDOIN-ROUZEAU et A. BECKER, « Violence et consentement... », art. cit., p. 265. Ce type d’analyses

s’inscrit dans le prolongement d’une historiographie de la citoyenneté postulant un sujet autonome de sa volonté. Cf. F. BUTON et al., « 14-18 : retrouver la controverse », art. cit.

18 Frédéric ROUSSEAU, La guerre censurée… op. cit.. La seconde édition de l’ouvrage est augmentée d’une

préface qui précise et affine le propos, en nuançant les formulations quelquefois vives de la première. F. Cochet, survivre… Voir aussi pour une recherche exemplaire de causalités multiples pour faire sens des pratiques et des comportements en situations extrêmes, dans un tout autre contexte, Christopher BROWNING, Des hommes ordinaires. Le 101e Bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Paris, Les Belles

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En effet, proposer des hypothèses explicatives pour répondre à la question « comment ont-ils tenu ? » suppose de prendre en compte deux critères de validation. D’abord, sur le plan empirique, il convient que l’hypothèse retenue n’entre pas en contradiction avec la vaste documentation disponible et avec les connaissances déjà acquises sur la France du début du

XXe siècle, mais permette, au contraire, d’en faire sens de la manière la plus complète

possible. Ensuite, sur le plan théorique, elle doit proposer un modèle plausible d’explication des actions humaines et du fonctionnement social.

À cette double aune factuelle et conceptuelle, l’hypothèse disciplinaire disparaît immédiatement : on trouve sans peine bon nombre de soldats motivés par le conflit, que nulle crainte du peloton d’exécution n’effleure ; et l’on ne pourrait que rejeter comme creux et étroitement monocausal un modèle du fonctionnement social faisant de la peur l’unique principe des actions et des comportements humains. Cette invalidation ne prête guère à conséquences, l’hypothèse disciplinaire n’ayant, comme on l’a dit, d’autre existence que rhétorique. Inversement, on doit prendre au sérieux et examiner plus profondément l’hypothèse culturelle qui est réellement défendue par un grand nombre d’auteurs. Cette discussion de fond est d’autant plus nécessaire qu’elle conduit à envisager le problème important de la détermination en dernière instance des phénomènes sociaux par la culture.

Sur le plan empirique, d’abord, il apparaît que l’hypothèse culturelle peine à rendre compte d’une part considérable de la documentation disponible. Que faire, par exemple, de textes comme ces lettres d’Etienne Tanty, qui combat, mais affiche dès janvier 1915 dans une lettre à ses parents sa démotivation pour la guerre, son refus d’y trouver un sens, et jusqu’à ses désirs de meurtre pour les chefs ?

« Jusqu’au bout il nous faudra marcher comme des bêtes, sans famille, sans pensée, pendant que les généraux entasseront les galons et les pensions et que les personnages officiels bavarderont et insulteront, par leurs deuils d’apparat, aux malheurs des hommes. […] C’est sur ceux-là que je tirerais avec joie – sans remords, sans scrupules et sans pitié – quand je songe à tous les malheureux dont les cadavres sèment la Belgique et la Marne, aux parents, aux femmes, à tous ceux et à toutes celles qui ne les reverront plus. C’est épouvantable, à la réflexion. Je ne comprends pas comment c’est possible. Je ne sais plus qu’écrire. Bonsoir19. »

Que faire surtout du texte plus réflexif, à la portée plus générale, et pour cela très souvent cité, de Louis Mairet :

« Le soldat de 1916 ne se bat ni pour l’Alsace, ni pour ruiner l’Allemagne, ni pour la patrie. Il se bat par honnêteté, par habitude et par force. Il se bat parce qu’il ne peut faire autrement. Il se bat ensuite parce que, après les premiers enthousiasmes, après le découragement du premier hiver, est venue, avec le second, la résignation. Ce qu’on espérait n’être qu’un état passager […] est devenu une situation stable dans son instabilité même. On a changé sa maison contre un gourbi, sa famille contre des camarades de combat. On a taillé sa vie dans la misère, comme

19 Étienne TANTY, Les violettes des tranchées. Lettres d’un Poilu qui n’aimait pas la guerre, Paris, France

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autrefois dans le bien-être. On a gradué ses sentiments au niveau des événements journaliers, et retrouvé son équilibre dans le déséquilibre. On n’imagine même plus que cela puisse changer. On ne se voit plus retournant chez soi. On l’espère toujours, on n’y compte plus20. »

On voit que ces discours de guerre, et la participation à la guerre de leurs auteurs, sont irréductibles à l’hypothèse culturelle. Le texte de Mairet la contredit frontalement et explicitement, en même temps qu’il fait sens dans l’hypothèse sociologique. Confrontés à de tels documents, les tenants de l’hypothèse culturelle adoptent deux types de stratégies argumentatives. La première consiste à porter un soupçon sur la valeur factuelle des sources, à travers l’idée qu’une « dictature des témoignages » eux-mêmes silencieux sur l’acceptation de la violence a « culpabilisé » les historiens et conduit à une « aseptisation » de leurs analyses. Le texte cité de Louis Mairet est ainsi discrédité car supposément écrit durant « l’entre-deux- guerres » et par là même déformé21. Le second type de stratégie consiste à faire des documents gênants ou contradictoires – tous ceux qui font état d’un refus de guerre, de fraternisations, de stratégies d’évitement, et plus généralement d’une participation à la guerre subie ou endurée, non motivée idéologiquement ou culturellement – des exceptions statistiques et au fond peu sérieuses. Les fraternisations sont « surinterprétées22 », les refus de guerre sont des crises « tardives et limitées23 », ou le fait de « marginaux, marginalités, marginalisation24 ». On est là dans un raisonnement, au vrai assez peu rigoureux, du type « l’exception confirme la règle » : les mutineries françaises de 1917 y sont ainsi « un acte en marge de la culture de guerre dominante, et sont donc bien un marqueur en creux de l’étendue du consentement de la société française25 ».

Il n’est pas certain que l’argument soit très solide ni très fondé, surtout en ce qui concerne les stratégies d’évitement ou les trêves et fraternisations, dont l’abondance est aujourd’hui documentée sans équivoque, et interdit de parler d’exception insignifiante26. La

20 Louis MAIRET, Carnets d’un combattant, Paris, G. Crès, 1919, p. 172 sq. Il n’est pas anodin que ce texte

superbe soit cité à la fois par Antoine PROST (« La guerre de 1914… », art. cit.), François COCHET (op. cit., p. 219) et Rémy CAZALS (« Oser penser… », art. cit.), à chaque fois pour critiquer les limites ou les impasses de l’hypothèse culturelle qu’il invalide immédiatement.

21 S. AUDOIN-ROUZEAU et A. BECKER, 14-18… op. cit. , p. 50-52. Si le livre paraît après le conflit, Mairet est en

fait tué le 16 avril 1917, ce qu’une lecture même rapide de J.-N. Cru aurait permis de vérifier, et qui invalide évidemment l’argument.

22 Ibid., p. 43.

23 « À l’exception notable du cas russe », précise l’auteur (A. DUMÉNIL, art. cit., p. 336) ; on pourrait s’interroger

sur les stratégies argumentatives qui sans nier le « cas russe » l’évoquent systématiquement comme une exception « marginale », et l’excluent de fait de la discussion (Cf. également S. AUDOIN-ROUZEAU et A. BECKER, 14-18… op. cit. , p. 128 : « Russie exceptée »).

24 N. BEAUPRÉ et C. INGRAO, art. cit. 25 Ibid., p. 765.

26 Voir Tony ASHWORTH,Trench warfare 1914-1918, The Live and Let Live System, New York, Holmes &

Meier, 1980, 266 p. ; Marc FERRO, Malcolm BROWN, Rémy CAZALS, Olaf MUELLER, Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2005. Dans cet ouvrage, le travail de première main de R. Cazals établit sans doute possible l’ampleur et la régularité des fraternisations. On ne peut plus dès lors sérieusement parler de « rares cas avérés d’événements

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recherche d’une affectation peu risquée devient au contraire une norme27. Les engagements volontaires pour éviter une affectation dans l’infanterie, en particulier, revêtent dès 1915 un caractère massif28. Surtout, le raisonnement par l’exception statistique, jamais formulé de manière rigoureusement vérifiable, peut aussi bien se retourner contre les documents choisis par ses tenants pour appuyer « l’hypothèse culturelle » : qu’il s’agisse des journaux de tranchée censés illustrer le « sentiment national » des poilus29, des témoignages archétypiques du « consentement » émanant d’intellectuels bourgeois30, ou des constructions idéologiques décelables dans les sermons des évêques, les théories des médecins et les éditoriaux de la presse31, on peut à bon droit souligner qu’il ne s’agit pas d’une culture partagée mais d’un discours dominant dont les bases sociales sont restreintes – sur le fonctionnement duquel on pourra d’ailleurs s’interroger.

Sur le plan empirique, on doit donc faire le constat d’une incapacité de l’hypothèse culturelle à rendre compte de nombreux phénomènes, discours et pratiques de guerre non idéologiquement motivés, visiblement dépourvus de patriotisme et/ou de « culture de guerre », autrement que comme des inventions ou des déformations dues à la dissimulation des « témoins », ou encore des exceptions non significatives. C’est pourquoi on est fondé à rechercher une hypothèse alternative, qui parvienne à prendre en compte l’ensemble de la documentation : aussi bien l’enthousiasme que la réticence ou l’indifférence pour la guerre. On ne peut se satisfaire, en effet, d’une situation ou des pans entiers de l’expérience de guerre sont écartés de l’analyse en raison des présupposés de celle-ci. Il convient d’y revenir : au fond, si l’hypothèse culturelle se heurte à tant de contradictions empiriques, c’est en raison de ses limites conceptuelles et de ses présupposés anthropologiques.

exceptionnels », comme le fait pourtant Christophe PROCHASSON, 1914-1918. Retours d’expériences, Paris, Tallandier, coll. « texto », 2008, p. 36.

27 Voir Jules MAURIN, Armée – Guerre – Société : Soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la

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