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Les Borgnes ou le colonialisme intérieur brut comme création en migration

3.2 Les Borgnes : un processus de création qui peut devenir événement ou « tournant » biographique producteur de nouvelles représentations

3.2.1 Les Borgnes, la « fin d’un cycle » et le début d’un autre

Les Borgnes ou le colonialisme intérieur brut est le premier volet d’un triptyque dans 

lequel  Kheireddine  Lardjam  a  souhaité  interroger  l’histoire  franco-algérienne, mais elle est aussi une création qui s’inscrit dans le parcours de la compagnie El Ajouad, qui depuis dix ans mène son travail dans une démarche artistique franco-algérienne. Cette  expérience s’inscrit  aussi dans le parcours des autres acteurs de la compagnie, qui ont tous, je l’ai développé dans  le chapitre précédent, des rapports différents à l’Algérie et à son histoire. Aussi, en tant que  création en migration réunissant des artistes des deux nationalités, la création Les Borgnes peut constituer en elle-même un événement dans le parcours des acteurs, voire un tournant biographique générant de nouvelles représentations chez les individus.

104 D’une part, cette expérience est un point central dans le parcours biographique et artistique de Kheireddine Lardjam. Comme je l’ai évoqué, les retours sur la réception de cette pièce de la  part du public et des acteurs culturels français ont été à l’origine d’une remise en question de  son travail autour de cette création, mais aussi de ce qu’il a entrepris depuis dix ans entre les  deux rives de la Méditerranée. Lorsque je me suis entretenue avec lui le 12 avril, c’est-à-dire une dizaine de jour après la dernière représentation de la pièce au Forum de Blanc-Mesnil, je lui ai demandé de revenir sur le parcours de sa compagnie depuis sa création. Après avoir évoqué les différents liens avec les acteurs culturels français que j’ai pu expliciter auparavant, il m’a confié avoir – avec cette dernière création – « terminé un cycle » :

« J’arrive à la fin d’un cycle ; et je me rends compte quand je fais le bilan aujourd’hui, quand je parle  par exemple avec toi du parcours de la compagnie, je suis à la case départ. Je me retrouve à la case départ donc je me remets  beaucoup  en  question.  Ça  fait  dix  ans  que  je  travaille  entre  l’Algérie  et  la  France  et  j’ai  l’impression  qu’on  n’a  pas  compris  mon  projet.  […]  je  pense  que  je  vais  arrêter  cette  obstination  d’avoir  toujours envie  de  travailler  entre  les  deux  pays.  Au bout  d’un  moment  tu  te  rends  compte qu’on ne t’a pas suivi. »

« Ne pas avoir été suivi », cela fait écho à ce que j’ai pu développer avant sur ces soutiens de  la part des acteurs culturels français qui se font « par à coup ». Cette fin de cycle, ce tournant, est présent à la fois au niveau de la dimension circulatoire de la compagnie qui est depuis dix ans centrale dans sa démarche, mais aussi dans le travail artistique de Kheireddine sur la question franco-algérienne. En effet, il estime qu’en France, les publics, mais aussi les acteurs culturels ne sont pas encore « prêts » à recevoir cette parole qui est celle de la génération d’Algériens qui n’a pas connu la guerre d’Algérie, et qui est une parole brute, violente, qui  pourrait se résumer à : « Passons à  autre  chose,  la  guerre  d’Algérie,  ce  n’est  pas  notre  préoccupation première. Il faut tourner la page ». Kheireddine dira qu’il a l’impression que 

« La  France  n’est  pas  prête  à  entendre  l’Algérie  d’aujourd’hui ». Cette  parole,  d’une  part 

certains acteurs culturels ne s’y attendaient pas, et d’autre part des spectateurs ayant des liens  forts avec l’Algérie, l’ont reçu négativement. Le comédien Azeddine Benamara me rapportait durant  l’entretien  les  propos  d’une  femme  – « algérienne » - qui  s’était  exprimé  lors de la rencontre avec le public se déroulant à Avion : « Le problème, c’est qu’une pièce comme ça, 

je  suis  sûre  que  tout  le  monde  va  sortir  de  cette  pièce  en  se  disant  les  Arabes  c’est  des  violeurs, les arabes… [sic]», elle ajoutait qu’en ce contexte d’élections présidentielles, un tel

texte allait conforter les gens dans leur idée de voter pour le Front National. Elle avait reçu cette pièce comme une pièce « contre les Algériens, contre l’Algérie », et n’avait pas compris 

105 que le viol que subit le personnage de Chérifa est perpétré par des Algériens dans le contexte de la guerre civile (« la fille qui se fait violer, pourquoi c’est pas les Algériens ? Les français

aussi ils violaient… »). Linda Chaïb a quant à elle évoqué la rencontre avec le public qui a

suivi la dernière représentation de la pièce au Forum de Blanc-Mesnil, pour elle ce fut le lieu d’un  « un vrai débat ». Elle a perçu de la violence dans les échanges avec les spectateurs algériens ou d’origine algérienne, elle parle de « refus » : « Tant qu’on dit que les Français 

ont été des salopards, ça marche, et si on dit que nous avons été des salopards, ça marche plus. ». Elle me relatait les propos d’une femme pour qui la pièce n’évoquait pas assez de la 

guerre d’Algérie ; cette même femme refusait de parler des dix années de guerre civile qui ne font pas – pour elle - partie de l’histoire de l’Algérie, et qu’elle ne veut pas transmettre à sa  fille. Le tournant, se fait aussi dans le rapport de Kheireddine Lardjam à cette thématique «Algérie »  qu’il explore depuis 2010, il a en effet exprimé sa volonté de prendre de la distance avec ce sujet; à Saint-Priest, c’est avec des termes forts, issus du champ lexical de la  destruction qu’il a défini son sentiment : « J’en ai marre de l’Algérie, elle nous bouffe, elle

nous ronge. ». Il garde toujours cette volonté de faire découvrir des auteurs algériens à travers

ses mises en scène, mais souhaite s’éloigner pour la saison prochaine de cette thématique dans  son travail. Kheireddine fait la différence entre sa position  d’ « homme » et celle d’ « artiste » ; en tant qu’homme, il me déclarait avoir « tout dit, par rapport à ce qu’[il avait] 

envie de dire personnellement par rapport à cette histoire franco-algérienne, et cette histoire de l’Algérie. […]En tant qu’homme, pas en tant qu’artiste. », avec ses spectacles Bleu Blanc Vert et Les Borgnes. En tant qu’artiste, il a décidé de mener à terme son projet de triptyque 

dont Les Borgnes est le premier volet, mais d’attendre la saison 2013-2014 pour se mettre à la création. Si pour la création des Borgnes, Kheireddine a travaillé pendant trois ans et s’est 

« épuisé » sur le texte, mu par la volonté de défendre cette parole qui était aussi la sienne et

par la volonté de mettre en lumière l’écriture de Mustapha Benfodil; l’investissement dans les  futures  créations  du  triptyque  sera  d’un  autre  ordre.  Sa  démarche  est  désormais  purement  artistique, c’est celle d’un metteur en scène qui veut être reconnu pour son travail de mise en  scène et de direction d’acteurs, et être considéré comme un « artiste tout court ». Pour le texte de  la  pièce  du  deuxième  volet,  Kheireddine  Lardjam  a  choisi  de  travailler  avec  l’auteur  contemporain français Fabrice Melquiot, dont les œuvres comptent parmi les plus jouées en  France et les plus traduites à l’étranger. L’objectif de Kheireddine est que les spectateurs se  déplacent pour venir entendre et voir un texte de Fabrice Melquiot, et ainsi le découvrir, lui,

106 en tant que metteur en scène. Pour Les Borgnes, la démarche est différente, c’est le nom de Kheireddine Lardjam qui est mis  en  avant,  c’est  avant  tout  son  travail  pour  lequel  les  programmateurs et spectateurs se sont déplacent. Pour pouvoir accéder à une reconnaissance en tant qu’artiste, Kheireddine a choisi de mettre en avant l’identité d’un auteur français et de  reléguer son nom au second plan, nom auquel sont associées les représentations de l’artiste  algérien précédemment décrites, dont Kheireddine a envie aujourd’hui de se détacher.  

Pour la majorité des autres acteurs réunis autour de la création de la pièce, l’expérience de la  création et de la tournée de Les Borgnes est une expérience marquante, importante. De par la parole qu’ils portent, mais aussi l’harmonie qui a régné au sein du collectif artistique durant  ces périodes de création et de représentations, et les échanges autour de l’Algérie et de son  histoire, qui ont été pour chacun vecteurs de nouvelles connaissances. Cependant, chez les comédiens,  ce  n’est  réellement  que  pour  Linda  Chaïb  que  cette expérience  s’est  fait  événement marquant et génératrice de nouvelles représentations. Si, - comme  j’ai  pu  le  montrer  dans  le  deuxième  chapitre  consacré  aux  parcours  et  aux  rapports  à  l’histoire  de  la  guerre  d’Algérie  - Linda Chaïb avait pris de la distance avec cette histoire de la guerre, l’expérience de la création des Borgnes semble faire partie d’un processus de retour vers cette  histoire, mais aussi d’une prise de contact avec une Algérie où elle est née mais où elle n’a  vécu que quelques années, et à laquelle elle se sent « étrangère » :

« L’histoire de l’Algérie j’y reviens à travers la littérature, à travers des personnes comme Agoumi qui  est un personnage immense […]  Donc moi quand on me dit : “Alors cette pièce ?“, moi je dis : “Je suis  pas  forcément  allée  à  la  rencontre  d’un  peuple,  mais  je  suis  allée  à  la  rencontre  des  hommes“,  de  Kheireddine, de Mustapha et d’Agoumi. Et c’est par ce biais là que je reprends contact avec une Algérie  que  je  ne  connais  pas,  qui  n’est  pas  la  mienne.  […]  il  y  a  beaucoup  d’hommes  algériens  que  j’ai rencontrés ces derniers temps – des artistes évidemment, dans le monde dans lequel j’évolue – j’apprends  à les aimer et à les regarder. Parce-que ce sont… comme en Algérie, si on leur laisser le droit d’aimer,  d’aimer,  juste  ce  mot  là,  on  en  ferait  des  hommes  différents.  […]  sauf  qu’en  Algérie  – il en parlait Kheireddine – on ne peut pas aimer, on n’a pas le droit d’aimer. Alors ils sont dans le fantasme. Et donc  ils sont dans la douleur. Donc j’ai appris à aimer ces hommes, à ne plus les juger mais à les regarder, d’essayer simplement de leur sourire et d’être prête à les écouter, et subitement… c’est merveilleux. » À  l’échelle  des  individus,  l’expérience  Les Borgnes a pu marquer le parcours de ses acteurs, et cela est intrinsèquement lié à la dimension migratoire de la compagnie El

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3.2.2. Les Borgnes comme un « micro événement » à l’échelle de l’histoire franco-