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1. Comparaison des BIS avec d’autres notions

1.3 Les BIS et le rendement croissant d’adoption

J’aimerais maintenant comparer les BIS avec une catégorie particulière de biens dont parle André Orléan :

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Considérons les biens ou les techniques dont le rendement est d’autant plus grand que le nombre de personnes qui les ont adoptés est grand. Les économistes parlent de « rendements croissants d’adoption ». Cette croissance du rendement a des sources multiples, par exemple : une plus large diffusion rend la technique plus attractive parce qu’elle rend plus aisée la communication avec le reste du groupe78.

L’auteur prend l’exemple des langues. Plus le nombre de personnes qui maîtrisent une langue X est grand, plus il est avantageux de maîtriser cette langue X. En effet, toutes choses égales par ailleurs, il est plus utile de connaître une langue utilisée par un grand nombre de personnes qu’une langue utilisée par un petit nombre, car cela permet de communiquer, potentiellement, avec plus de monde79. On peut imaginer beaucoup d’exemples similaires dans le domaine de la communication. Il est évident, par exemple, qu’il ne serait pas très intéressant d’être la seule personne du monde à posséder un téléphone : plus il y a de gens qui possèdent un téléphone, plus celui-ci est avantageux. Le même phénomène existe en ce qui concerne les services et applications pour smartphones ou ordinateurs. Ainsi, les réseaux sociaux (Facebook), les plateformes d’échange de données en ligne et les applications qui permettent de s’envoyer des messages sur smartphone sont des services qui possèdent un rendement croissant d’adoption : l’intérêt de ces services est proportionnel au nombre d’utilisateurs80

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J’aimerais montrer que ces exemples, à l’exception peut-être des réseaux sociaux, ne sont pas des BIS. Selon moi, les différents exemples mentionnés ne satisfont pas la deuxième condition des BIS, à savoir : « X ne serait pas un bien pour S si X n’était pas, manifestement, un bien pour l’autre ou les autres personne(s) concernée(s) directement par X ». En fait, je soutiens que la différence entre les biens qui possèdent un rendement croissant d’adoption et les BIS est exactement la même que la différence entre les faits institutionnels et les BIS.

Pour le montrer, commençons par examiner le cas des téléphones. Plus il y a de personnes qui en possèdent, plus il est intéressant pour S d’en posséder un. La valeur qu’a le téléphone pour S dépend donc du nombre d’usagers. Mais cela ne veut pas dire que la valeur qu’a le téléphone pour S dépend de la valeur de celui-ci pour les

78 ORLÉAN, L’empire de la valeur, p. 78.

79 Ibid., pp. 80-82.

80 L’exemple des applications vient d’Orléan : « pensons aux nombreuses applications qui multiplient l’intérêt d’un ordinateur ou d’un IPhone », ibid., p. 79, note 1.

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autres usagers. L’important est que les autres gens possèdent, eux-aussi, un téléphone, et non pas qu’ils considèrent leur téléphone comme un bien. Si S est la seule personne au monde à posséder un téléphone, alors ce téléphone ne sera pas un bien pour lui (car cela lui sera totalement inutile). Mais il est tout à fait possible que S soit la seule personne à considérer son téléphone comme un bien, dans la mesure où d’autres personnes en possèdent un (même s’ils ne le considèrent pas comme un bien). C’est pourquoi un téléphone, contrairement à ce qu’il aurait pu sembler, n’est pas un BIS.

On pourrait répliquer que personne n’achèterait ni n’utiliserait de téléphone si ce dernier n’était pas, pour lui, un bien. À cela, on peut répondre qu’il suffit que cela soit conceptuellement possible pour comprendre qu’il ne s’agit pas d’un BIS. Imaginons (comme nous l’avions fait avec les faits institutionnels) qu’un malin génie manipule toute la population. Le malin génie fait en sorte que les êtres humains n’aiment plus leur téléphone mais continuent de l’utiliser. De plus, le fait que les êtres humains n’aiment plus leur téléphone est manifeste : ils affichent clairement leur manque d’enthousiasme pour cet appareil, qu’ils utilisent uniquement parce qu’ils sont manipulés par le malin génie. Imaginons maintenant qu’une seule personne, S, a été épargnée par la manipulation du malin génie. Dans ce cas, S continue d’apprécier son téléphone, même si ce n’est plus, manifestement, un bien pour les autres. La deuxième condition n’est donc pas satisfaite. Comparons cela avec le cas des fêtes. Pour qu’une fête soit appréciable, il ne suffit pas qu’un grand nombre de personnes y participent : il faut encore que ces personnes manifestent leur joie, afin de susciter de l’ambiance. Au contraire, pour qu’un téléphone soit utile, il suffit que les personnes décrochent le combiné lorsqu’on les appelle. Qu’ils apprécient cela ou non ne change rien à l’utilité du téléphone.

Il en va exactement de même pour les autres exemples de rendement croissant d’adoption. L’utilité d’une langue ne dépend pas de la valeur qu’a, manifestement, cette langue pour les usagers, mais uniquement du nombre de locuteurs. On peut même imaginer que tous les locuteurs détestent la langue qu’ils parlent et préféreraient en parler une autre. Du moment qu’ils parlent cette langue, celle-ci est utile pour qui la connaît. De même, l’intérêt d’une plateforme d’échange de données sur Internet et l’intérêt d’une application pour communiquer dépend du nombre

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d’utilisateurs, et non de la valeur qu’ils accordent, manifestement, à ces services. Si X possède un rendement croissant d’adoption, alors la valeur de X pour S dépend du fait que les autres utilisent X. Si X est un BIS, alors la valeur de X pour S dépend du fait que les autres considèrent, manifestement, X comme un bien.

Examinons maintenant le cas des réseaux sociaux, en se penchant sur l’exemple de Facebook. Pour savoir si Facebook est un BIS, il faut d’abord se demander quel est la fonction que l’on attribue généralement à ce réseau social. Autrement dit, il faut se demander quelle est la raison pour laquelle les gens apprécient Facebook s’ils s’appuient sur un critère consensuel. Si on lui attribue la fonction d’établir un contact avec un grand nombre de personnes, alors Facebook n’est pas un BIS. En effet, l’important, dans ce cas, est qu’un grand nombre de personnes utilisent ce service, et non pas qu’ils l’apprécient. Mais peut-être qu’on attend généralement autre chose de Facebook. L’interaction entre les différents internautes (qui lisent et écrivent des commentaires, postent des photos ou des vidéos, etc.) produit une forme d’ambiance ou d’atmosphère enthousiaste. Il est possible que la raison pour laquelle les gens apprécient Facebook soit justement cette ambiance. Si tel est le cas, alors Facebook est un BIS, au même titre qu’une fête est un BIS. Pour que Facebook soit un bien pour S, il faut que ce que S trouve sur Facebok soit l’expression manifeste du fait que ce réseau social est un bien pour les autres utilisateurs.

2. De l’ancienne à la nouvelle définition des BIS