PARTIE 1 : Introduction générale 1. La spéciation 1.4. Etude des mécanismes d’isolement reproducteur 1.4.1. Les barrières qui conduisent à l’isolement reproducteur Isolement écologique L’isolement pré-zygotique désigne les barrières extrinsèques qui tendent à réduire la probabilité de rencontre entre deux espèces. Cette catégorie d’isolement reproducteur peut prendre plusieurs formes en fonction de la nature de la barrière mise en jeu. On distingue alors l’isolement lié à l’habitat et l’isolement temporel, mais également l’isolement par la contre-sélection des migrants. Il y a isolement par l’habitat quand les populations montrent des préférences pour des habitats différents et que cela diminue la probabilité de rencontrer des individus d’une population différente. L’isolement pré-zygotique lié à l’habitat est souvent rencontré lorsque 38 l’accouplement a lieu dans l’habitat ou encore quand il y a une préférence pour l’hôte natif, ce qui est le cas pour certain insectes phytophages (Funk et al. 2002). Beaucoup d’études sur les divergences entre hôtes différents sont conduites sur des populations de laboratoire (Funk et al. 2002; Matsubayashi et al. 2010). Cependant, il existe peu d’exemples avérés pour lesquels l’observation d’une divergence de préférence d’hôtes conduit à la formation de barrières reproductrices. Des études menées en cages sur la mouche Eurosta solidaginis (Craig et al. 1993; Itami et al. 1998) ou encore des études des marquages/recaptures sur une autre mouche Rhagoletis pomonella (Feder et al. 1994), font exception. L’isolement temporel repose sur le même principe que l’isolement lié à l’habitat. Si des populations ont des temps de développement différents ou des périodes d’éclosion différentes ou encore présentent un décalage dans le temps de la période d’accouplement, la probabilité que les individus des deux populations se rencontrent et échangent des gènes sera très faible, entraînant ainsi la formation d’un isolement pré-zygotique entre les deux populations. Chez la noctuelle Ostrinia nubilalis les deux races d’hôtes (l’une sur maïs et l’autre sur armoise) présentent un décalage dans le temps lors de l’émergence des adultes (Thomas et al. 2003). Pour un autre lépidoptère, Enchenopa binotata, on observe un décalage de la période d’éclosion des œufs : les œufs d’E. binotata dont la plante hôte est l’orme éclosent plus tôt que ceux de E. binotata dont la plante hôte est le robinier faux acacia (Wood et Sheldon 1982). La contre sélection des migrants est une barrière pré-zygotique spécifique à la spéciation écologique, qui se produit quand les migrants d’une population ont une survie inférieure à celle des non migrants car ils sont moins bien adaptés à l’habitat non natif. Cela tend à diminuer la probabilité de rencontre entre populations différentes et donc à réduire le flux de gènes entre populations. La « non viabilité des migrants » est une barrière pré-zygotique qui a été décrite assez récemment (Nosil 2004; Nosil et al. 2005; Giraud 2006) mais il apparaît que cette barrière est assez répandue, notamment chez les insectes phytophages (Nosil 2012b). Isolement par reconnaissance sexuelle Dans ce cas, quand il n’y a pas de barrière écologique, les individus de deux populations différentes peuvent se retrouver au même endroit et au même moment. PARTIE 1 : Introduction Générale 39 Cependant l’accouplement est la plupart du temps précédé par une phase de reconnaissance du partenaire soit par reconnaissance visuelle, tactile, auditive ou encore chimique. Et c’est lors de cette phase de reconnaissance que peuvent exister des barrières reproductrices. Chez les insectes la reconnaissance du partenaire se fait très souvent par la communication chimique, et notamment par l’émission de phéromones sexuelles. Plusieurs études ont montré l’importance du rôle des phéromones dans l’évolution et la spéciation (Löfstedt et al. 1991; Wicker-Thomas 2011), comme par exemple, pour les lépidoptères (Roelofs et Rooney 2003; Thomas et al. 2003) ou les coléoptères (Symonds et Elgar 2004) ou encore les diptères (Fang et al. 2002). L’isolement reproducteur peut également être lié à la reconnaissance visuelle du partenaire, comme par exemple, dans le cas des espèces sœurs de papillons mimétiques : Heliconius melpomene et Heliconius cnydo. Les deux espèces sœurs ont divergé en sympatrie par mimétisme vers des papillons appartenant à des taxons différents (McMillan et al. 1997). Le patron alaire des deux espèces étant très différent, la reconnaissance entre les individus des deux populations est réduite et ainsi l’hybridation dans la nature est rare (Jiggins et al. 2001). Isolement pré-zygotique ayant lieu après l’accouplement Une fois que la reconnaissance sexuelle entre partenaire est effectuée, des barrières reproductrices peuvent agir et empêcher la fécondation et donc la formation du zygote. Tout d’abord il peut y avoir un isolement mécanique entre les partenaires, qui correspond à une incompatibilité physique entre les organes reproducteurs empêchant la fécondation. Chez les insectes, la grande diversité des genitalia laisse penser que l’isolement mécanique, « système clé-serrure », peut être une barrière reproductrice assez courante (Sota et Kubota 1998; Hosken et Stockley 2004; Arbuthnott et al. 2010). De plus il peut y avoir des incompatibilités entre les gamètes de partenaires de populations différentes, au niveau par exemple de la correspondance moléculaire de l’enveloppe externe des gamètes (Swanson et Vacquier 2002). La présence d’isolement pré-zygotique peut être également liée à la présence de bactéries chez l’hôte. Le cas des bactéries endosymbiotiques du genre Wolbachia est un exemple bien connu, notamment chez les arthropodes (bactéries présentes dans environ 20% des espèces). Ces bactéries sont connues pour s’accumuler dans les organes génitaux et induire une féminisation de la descendance via des processus d’élimination des mâles ou 40 « male killing », de féminisation des mâles, ou encore d’incompatibilité cytoplasmique (Engelstädter et Hurst 2009; Cordaux et al. 2011). La présence de ces bactéries peut engendrer des incompatibilités génétiques chez les hybrides, comme l’incompatibilité cytoplasmique (IC) (Figure 9), qui suggère que la présence de bactéries endosymbiotiques aurait un rôle dans la spéciation chez les eucaryotes (Brucker et Bordenstein 2012). Figure 9 : Représentation schématique d’incompatibilité cytoplasmique (IC) induite par la présence de Wolbachia (d’après Brucker et Bordenstein, 2010). Une population ancestrale (cercle gris) contenant un ensemble d’individus non infectés (ronds blancs) se divise (en allopatrie) en deux populations qui sont ensuite contaminées par transfert horizontal, par des Wolbachia de souches différentes (ronds de couleur différente W1 et W2). Cette infection se propage dans la population par incompatibilité cytoplasmique unidirectionnelle. Ce phénomène donne un avantage sélectif aux femelles contaminées (qui transmettent les bactéries cytoplasmiques) en provoquant la mort des embryons issus d’un croisement entre un mâle infecté et une femelle non infectée. Les femelles infectées ne sont pas affectées par une diminution de leur valeur sélective car elles sont compatibles avec les mâles infectés ainsi qu’avec les non infectés. Par conséquent, l’IC unidirectionnelle peut propager rapidement les bactéries dans les populations d'accueil. Lors d’un contact secondaire de ces populations en sympatrie ou en parapatrie, l’IC bidirectionnelle provoque incompatibilité réciproque dans les deux sens de croisements. Ainsi des nouvelles espèces peuvent apparaître sans différences morphologiques ou génétiques. Enfin, dans certains cas la létalité ou la stérilité hybride peut être liée à la présence de bactéries symbiotiques intestinales (Brucker et Bordenstein 2013). Il a été mis en évidence la présence d’un signal phylosymbiotique entre les guêpes du genre Nasonia et leurs bactéries intestinales, (Brucker et Bordenstein 2011) pouvant être une conséquence d’une évolution rapide des gènes de l’immunité en réponse à l’adaptation du microbiome, dans un cas classique de « course à l’armement ». Dans ce cas, l’interaction entre le microbiome d’une PARTIE 1 : Introduction Générale 41 espèce a interagit négativement avec le génome nucléaire ou cytoplasmique d’une espèce b, conduisant à la mort des hybrides. 1.4.1.2. Isolement post-zygotique L’isolement post-zygotique a lieu entre deux populations différentes quand les individus issus d’un croisement hétérospécifique ont une valeur sélective inférieure à celle des parents, on parle alors de dépression hybride pour qualifier ces individus. L’isolement peut s’exprimer à différents moment du cycle de développement du zygote : des stades précoces de l’embryon jusqu’au stade adulte et même jusqu’à la prochaine génération. Il existe trois niveaux d’observations de l’isolement post-zygotique (Dobzhansky 1970) : la létalité des hybrides de première génération (F1), la stérilité des hybrides de première génération (F1) et la dégénérescence hybride, qui correspond à une réduction de la valeur sélective chez les individus de la génération hybride suivante (F2) ou chez les individus obtenus en back cross (croisement d’un hybride F1 avec un individu possédant l’un des génotypes parentaux). Cela a été particulièrement bien étudié chez les drosophiles (Coyne et Allen Orr 1998). Cependant lorsqu’il y a, même en très faible nombre, présence d’individus F2 ou d’hybrides obtenus en back cross, cela signifie qu’un échange de gènes a été possible et donc que l’isolement post-zygotique n’est pas total. L’isolement est également incomplet quand la létalité ou la non-viabilité ne touche qu’une partie de la population hybride, comme par exemple lorsqu’il y un « effet Haldane ». La règle d’Haldane prédit que la létalité et la stérilité des hybrides affecte plus particulièrement le sexe hétérogamétique (Haldane 1922). Cette règle a depuis été vérifiée au travers de nombreuses études sur une grande diversité de modèles (oiseaux, mammifères, insectes). Chez les lépidoptères par exemple, Presgraves et collaborateurs montrent (Presgraves 2002) que dans 96 % des cas de croisements interspécifiques, les femelles hybrides (sexe hétérogamétique chez les lépidoptères) sont plus touchées par la stérilité ou moins viables que les mâles. Il montre également que plus les populations sont différentes plus l’effet Haldane sera fort. Il existe plusieurs explications génétiques à cet effet, qui seront abordées plus tard (chapitre 1.4.2.). La sélection négative contre les hybrides peut être due à des barrières intrinsèques, c’est-à-dire indépendantes de l’environnement. C’est par exemple le cas d’incompatibilité génétique entre génomes provenant de deux populations différentes. Des gènes différents 42 entre les populations vont créer une interaction négative s’ils sont en présence chez l’hybride. Ces incompatibilités vont alors réduire le succès reproductif de l’hybride (Coyne et Orr 2004). La sélection négative contre les hybrides peut également être causée par des barrières extrinsèques, lorsque le phénotype hybride n’est pas en adéquation avec l’environnement et a une valeur sélective inférieure à celle des parents (Rundle et Whitlock 2001; Rundle et Nosil 2005). Il est difficile de faire la distinction entre la non-viabilité des hybrides due à des barrières intrinsèques de celle liée à des barrières extrinsèques. Chez les insectes phytophages, des études de transplantation réciproque d’hybrides F2 obtenus en back cross pour les deux populations parentales, permettent de contrôler l’incompatibilité intrinsèque génétique et de mesurer le succès des hybrides en fonction de l’environnement (Rundle et Whitlock 2001). Plusieurs études ont montré que ces barrières reproductrices qu’elles soient pré- ou post-zygotiques sont relativement communes lors de processus de spéciation écologique chez les insectes phytophages, avec une occurrence plus grande de certaines, comme la sélection contre les migrants ou l’isolement par l’habitat (Funk et al. 2002; Matsubayashi et al. 2010). Cependant pour un système particulier, il est fréquent de constater la présence de plusieurs barrières reproductrices différentes (Tableau 1) (Funk et al. 2002; Nosil et al. 2005; Matsubayashi et al. 2010). PARTIE 1 : Introduction Générale 43 Tableau 1 : Cas d’études détaillées d’isolement reproducteur (IR), où plusieurs barrières sont détectées dans le même système d’étude (d’après Nosil, 2012) L’étude des deux espèces voisines de coccinelles Henosepilachna vigintioctopunctata et H. pustulosa montre qu’il y a un effet cumulatif de la présence de plusieurs barrières reproductrices même si elles n’induisent pas un isolement reproducteur total. En effet pour ce complexe d’espèces, six barrières reproductrices de nature différente ont été mises en évidence. Prises une à une, les barrières n’induisent pas un isolement reproducteur complet, cependant l’action conjointe de ces barrières conduit à un isolement reproducteur entre les deux espèces quasi-total (Matsubayashi et Katakura 2009). Dans le document Etude intégrative du statut des deux variants adaptatifs à la plante-hôte de Spodoptera frugiperda (Lepidoptera :Noctuidae) (Page 37-43)