• Aucun résultat trouvé

Une lecture croisée du genre : expériences trans et normes sociales

En second lieu, le cadre d’analyse de cette recherche repose sur une lecture croisée des genres, en termes de trajectoires trans. À partir des récits de vie recueillis, nous étudierons le quotidien, les interactions sociales et les « logiques sociales », pour reprendre les propos d’Alessandrin (2018, p. 14), d’abord du point de vue des participants s’identifiant homme et non-binaire, ensuite du point de vue des participantes s’identifiant femme et finalement, nous croiserons les perspectives afin d’en extraire une troisième sphère de résultats concernant les transidentités proprement dites.

Le concept de normes de genre défini dans ce mémoire fera référence en premier lieu à l’expression « gender labels » qui pourrait se comparer à une étiquette que l’on appose sur les membres d’une société. Howard Becker fait état de ce concept de « normes » dans son ouvrage

Outsiders (publication originale 1963). Brièvement, les normes selon Becker prennent deux

formes : celles encadrées par la loi et qui sont appliquées par une autorité légale puis celles informelles qui se traduisent simplement par un consensus social (Becker, 1963, p. 26).

En effet, les normes de genre sont des accords sociaux non écrits à partir desquels les individus définissent ce que doit être une femme et un homme en fonction des comportements et de l’apparence. L’auteure Betsy Lucal dans son article « What It Means to Be Gendered Me » (1999) présente cette métaphore de « l’autocollant identifiant » auquel chaque individu serait associé. Dans la littérature sur le « genre » et les trajectoires trans, le « genre » est mis en parallèle avec le « sexe » dont l’un serait socialement construit et l’autre un fait biologique observable par les sciences médicales, même si la question fait encore parfois débat. Autrement dit, le « sexe » et le « genre » ne sont pas des catégories fixes et l’une peut très bien fonctionner sans que l’autre n’y corresponde. Dans les représentations collectives que nous retrouvons entre autres en Amérique du Nord, le genre reste principalement dichotomique : homme et femme. Ces catégories définissent comment un homme ou une femme devrait socialiser et quels comportements sociaux adopter (Lucal, 1999, p.114). Les formes de politesse correspondent à « monsieur » ou « madame » en fonction de l’apparence et des présupposés sociaux que nous nous créons lorsque nous rencontrons une nouvelle personne (Idem.). Ainsi, les normes de genre jouent un rôle social, que nous soyons en accord ou non avec ce cadre. Judith Butler, auteure de

Gender Trouble: Feminism And the Subversion of Identity, explique cette dynamique sociale qui

se juxtapose avec le discours d’Howard Becker présenté plus haut au sujet des « outsiders »: The cultural matrix through which gender identity has become intelligible requires that certain

kinds of « identities » cannot « exist » — that is, those in which gender does not follow from sex and those in which practices or desire do not « follow » from either sex or gender. « Follow » in this context is a political relation of entailment instituted by the cultural laws that establish and regulate the shape and meaning of sexuality. Indeed, precisely because certain kinds of « gender identities » fail to conform to those norms of cultural intelligibility, they appear only as developmental failures or logical impossibilities from within that domain. (Butler, 1990, p. 17)

La théorie de Butler montre qu’à l’intérieur d’une interaction sociale quotidienne où se présente à nous une personne dont le genre, a priori, ne correspond pas aux attentes sociales de genre, il peut être plus difficile pour certain-es d’interagir dans un tel contexte ne sachant pas comment interpréter ni appréhender la situation. Ajoutons que, comme l’indique Butler, la justification médicale et le pourquoi scientifique pourraient, par conséquent, être des instruments de normalisation de l’interaction (Idem.). Parallèlement, à une période où les réseaux sociaux et les échanges virtuels font, pour la plupart d’entre nous, partie intégrante de nos vies, les normes agissent différemment à l’intérieur de ce contexte. L’auteure Kay Siebler s’intéresse précisément à cette problématique dans son ouvrage Learning Queer Identity In the Digital Age (2016) dans lequel elle fait mention de cette dichotomie et montre en quoi, au-delà de la critique qui en est faite par les chercheur-euses, il est parfois difficile de ne pas être influencé par cette perspective. Elle ajoute par ailleurs que le traitement des médias en est un bon exemple ; Siebler montre comment ces moyens de communication et de divertissement créent des archétypes LGBTQ+ associés à des stéréotypes qui pourraient être perçus comme positifs (car ils offrent une visibilité aux communautés et montrent une ouverture) mais qui, en analysant en profondeur, renforceraient le système des normes de genre et de sexualité (hétéronormativité et cissexisme) (Siebler, 2016, p. 159-160).

Pour les besoins de l’étude et parce que notre échantillon de personnes s’identifiant à la non- binarité est composé de seulement 2 personnes, dont l’une dit s’identifier aussi au genre homme, la notion de binarité homme et femme sera centrale : l’objectif est de montrer la présence des inégalités de genre et la croisée des perspectives. Le fait de s’intéresser à la fois aux hommes trans et aux femmes trans nous permet ainsi de montrer en quoi les réalités peuvent être différentes en fonction du genre et à quel moment les expériences se rejoignent, tous genres confondus.