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CHAPITRE 4 : ANALYSE QUALITATIVE POST-LUSITANIA

4.1 Le torpillage du Lusitania

Le premier moment-clé analysé est, bien sûr, le torpillage du Lusitania qui a lieu le 7 mai 1915 au large de l’Irlande. Nous ne reviendrons pas sur l’importance de l’évènement dans l’historiographie, mais rappelons qu’il a eu un impact quantitatif majeur dans le NYT comme nous l’avons démontré dans le deuxième chapitre.

Nous analyserons dans les prochaines pages les éditoriaux des trois jours suivant le torpillage. Pendant cette période quatre éditoriaux en traitent. Les critiques adressées à l’Allemagne restent sensiblement les mêmes, mais c’est avec une force renouvelée par le

choc de la tragédie que le NYT va étaler toute sa haine pour l’Allemagne. On y accuse les Allemands d’être des barbares assoiffés de sang, cruels et inhumains :

From our department of State there must go to the imperial government in Berlin a demand that the Germans shall no longer make war like savages drunk with blood, that they shall cease to seek the attainment of their ends by the assassination of non-combatants and neutrals [...] there is no single deed comparable in its inhumanity and its horror136.

La responsabilité de l’Allemagne ne fait aucun doute quant au torpillage, et les éditorialistes s’entendent pour dire que cette dernière devra subir les conséquences de ses actes137. Les éditorialistes ne sont pas tendres. Ce pays doit changer ou il devra être détruit pour le bien de l’humanité et la sauvegarde de la paix mondiale138. On fait aussi mention du preparedness et des droits maritimes. L’éditorial intitulé « Strenghten our defenses139 », met de l’avant l’inquiétude renouvelée d’un manque de préparation militaire face au conflit: « In an hour of great peril we have been adhering to the ordinary program of naval development. The situation demands a change. The people are now aware of the gravity of the situation140 ». Selon cet éditorialiste, il faut prendre les mesures qui s’imposent, car les bateaux ne se construiront pas en une nuit. Or, ce sentiment d’urgence vis-à-vis de la situation militaire précaire des États-Unis ne diffère pas de l’état d’esprit qui prévaut avant le torpillage du Lusitania : en effet, un éditorial

136 NYT, « War by assassination », 8 mai 1915; l’essentiel de ces propos est repris dans l’ensemble des éditoriaux.

137 Il est pertinent de rappeler que l’Allemagne justifie le torpillage du Lusitania en se basant sur trois arguments principaux. Premièrement, on assure que le Lusitania transportait du matériel de guerre de contrebande. Deuxièmement, le Lusitania était armé et donc il devenait légitime de le couler. Troisièmement, le Lusitania était classé comme un auxiliary cruiser, un type de vaisseau que l’on pouvait saisir ou détruire en vertu de la déclaration de la zone de guerre de février 1915. À noter que la légitimité du torpillage par l’Allemagne est encore débattue de nos jours.

138 NYT, « The Law of the Lusitania case », 9 mai 1915. 139 NYT, « Strenghten our defenses », 10 mai 1915. 140 Ibid.

paru en février 1915 reprenait presque mot pour mot les mêmes propos141. De plus, on réutilise les mêmes arguments quant aux droits maritimes américains et les droits des neutres de façon plus générale.

Cependant, le point qui nous intéresse le plus est celui qui touche directement à la vision de la guerre. La grande majorité des éditoriaux analysés vont aborder la question de l’éventualité d’une entrée en guerre américaine de façon directe, ce qui n’est arrivé que rarement depuis le début du conflit. Par exemple, dans « War by assassination142 », l’auteur mentionne que le torpillage du Lusitania changera le rapport du pays à la guerre : « [...] there was here full realization of the extreme seriousness of this latest act of barbarity and of its effect upon our relations to the war143 ». De quels effets est-il question? On reste muet sur ce point. Malgré cela, l’éditorialiste laisse présager une dégradation des relations entre Washington et Berlin, décrivant le torpillage comme un acte de guerre. Deux autres éditoriaux, du 9 mai144 et du 10 mai 1915145, adoptent une position plus claire quant aux retombés du torpillage. On condamne l’action allemande, mais on ne croit pas que cela peut mener à une implication dans le conflit, car l’Amérique doit se doter d’autres moyens que la guerre pour faire respecter ses droits :

It becomes now our duty as a nation to demand that Germany shall find means to carry on her war without putting our citizens to death [...] It may be said that the presentation of such a demand might involve us in war with Germany. We are not of that opinion. There are measures short of

141 NYT, « General Greene on our defenses », 21 février, 1915. 142 NYT, « War by assassination », 8 mai 1915.

143 Ibid.

144 NYT, « The Law of the Lusitania Case », 9 mai 1915. 145 NYT, « Stand by the President », 10 mai 1915.

war which may be taken to assert the rights and manifest the just resentment of a nation146.

L’éditorial du 10 mai abonde dans le même sens : « We have faith that in response to our demand Germany will give us assurances that will remove doubt as to the continuance of our friendly relations147 ». Malgré le choc récent de l’évènement, on ne croit toujours pas que le pays entrera en guerre bien que l’on réclame que l’Allemagne se comporte autrement. En outre, d’autres thèmes apparus de façon discrète dans la période pré-Lusitania se manifestent ici de façon plus convaincante. Parmi ces thèmes, la position du NYT face aux Alliés devient nettement plus claire :

The American people feel and know that no English commander would have sent, without word of warning, a torpedo against the hull of a vessel having on board two thousand men, women and children, many of them of a neutral nation. No Frenchman, no Russian would have stained his soul with all that innocent blood148.

Il n’est donc pas surprenant dans ce contexte que les reproches adressés à la minorité germanophone aux États-Unis soient plus acerbes qu’au début du conflit. Ceux qui ne condamnent pas le torpillage ne méritent pas d’être Américains; ils sont une disgrâce à leur citoyenneté et leurs concitoyens149.

146 NYT, « The Law of the Lusitania Case », 9 mai 191. 147 NYT, « Stand by the President », 10 mai 1915. 148 Ibid.

Finalement, le NYT annonce, sans équivoque, sa foi totale en Wilson. Le contraire aurait été surprenant venant d’un journal ouvertement démocrate, mais il demeure nécessaire de souligner la loyauté qu’affiche le quotidien lors de cette période trouble : « [...] happily there is at the head of the nation, a man of proved strength and balance. President Wilson because of his strength and the habitual soberness of his judgment, will resist all promptings to unreasonable or hasty actions150 ».

À la lumière de cette analyse, peut-on conclure que le torpillage du Lusitania constitue le premier jalon vers l’entrée en guerre des États-Unis, comme le suggère l’historiographie classique151? Inutile de nier le choc que cause l’évènement. Cependant, on remarque une grande continuité thématique avec la période pré-Lusitania, que ce soit l’attitude germanophobe ou la paranoïa entourant le mouvement du preparedness. La principale différence réside dans l’approche du conflit. C’est la première fois qu’est évoquée de façon claire l’éventualité d’une implication, bien que, comme nous l’avons vu, l’idée demeure que l’Amérique a réussi, jusqu’à présent, le pari de sa neutralité.